Le malaise des humanitaires face à la famine

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Depuis plusieurs mois, la Corne de l’Afrique est frappée par une sécheresse terrible. Plus de 12 millions de personnes, au quotidien, sont concernées. Les appels aux dons se sont multipliés, les ONG n’en finissent plus de s’alarmer. Sans grand succès. Sur place, quel est l’état d’esprit des humanitaires, des employés locaux ? Entre gestion d’une famine prévisible et des populations oubliées, reportage…

Cette nouvelle crise, on l’attendait. Depuis janvier, les associations sur place avaient tenté d’alerter la communauté internationale. Il a pourtant fallu attendre le 20 juillet dernier et l’annonce de deux régions en situation de sécheresse pour que le réveil se fasse. Pendant quelques jours, les médias se sont affolés, les chefs d’Etats ont martelé la gravité de la situation et promis de renforcer leur aide à la région. Mais la mobilisation n’a pas duré. Quelques jours plus tard à peine, la réunion de la FAO à Rome ne débouche sur rien, de longues heures de discussions mais aucune prise de décision et aucune aide significative.

Pourquoi ce désintérêt?

D’après les experts, cette crise alimentaire pourrait dépasser par son ampleur celle qu’avait connue l’Ethiopie en 1984. A l’époque, un million de personnes étaient mortes, malgré un important élan de solidarité. On n’est aujourd’hui qu’aux prémisses, presque, de la crise. Celle ci touche déjà de nombreux pays, dont l’Ouganda, le Sud-Soudan, l’Ethiopie, l’Érythrée, mais aussi le Kenya et la Somalie.

Et la situation ne devrait pas aller en s’améliorant avant la saison des pluies en décembre prochain et les prochaines récoltes d’ici mars 2012. La situation est grave, mais les donateurs manquent. Un mois après les premiers appels aux dons qui doivent juguler la crise alimentaire dans la Corne de l’Afrique, Action contre la faim (ACF) a récolté 4,2 millions d’euros en France. En 2005 à la même époque, 16 millions d’euros avaient été réunis par l’ONG pour les victimes du tsunami qui avait dévasté l’Asie du Sud-Est. Cinq ans plus tard, c’est 7 millions d’euros qui sont recueillis dans le mois qui suit le tremblement de terre à Haïti. Et la situation est la même dans les autres pays d’ordinaire généreux. En cause, selon les acteurs du secteur, la multiplication des catastrophes en Afrique. En 1985, la mobilisation pour l’Ethiopie avait été très importante, les gens pensaient pouvoir changer le monde avec leurs dons. Mais quelques années plus tard, il a fallu recommencer. Cette fois, la famine en Somalie avait été bien médiatisée, par Bernard Kouchner et ses fameux sacs de riz en 1992.

Mais aujourd’hui, on baisse un peu les bras face à la répétition, quasi sans fin, des épisodes de catastrophes humanitaires dans la région. Que faire quand, de toute façon, une nouvelle sécheresse et une nouvelle famine, s’abattront de nouveau dans quelques années. En fait, un tsunami ou un séisme, c’est plus concret et ça rapporte plus lors des appels aux dons.

Pourtant, à chaque fois, le nombre de victimes était bien inférieur. C’est le gros problème de cette grave crise humanitaire, les promesses de dons augmentent trop lentement. Les Nations Unies viennent de lancer un appel pour un milliard de dollars, elles n’ont récolté pour l’instant que tout juste 442 millions, à peine la moitié. Pourtant, l’ONU avance que 3,7 millions de personnes sont victimes de la famine en Somalie, dont 3,2 millions en attente d’une aide d’urgence pour tenir jusqu’aux prochaines récoltes, en février-mars 2012.

La Somalie montrée du doigt

Lors des précédentes interventions, le régime politique en Somalie n’était pas encore gangrené par les milices shebabs. Aujourd’hui, difficile d’appeler au don, quand une partie de l’aide ne pourra pas être distribuée à cause des violences ou sera détournée. Aziz est responsable d’une organisation humanitaire locale, appelée African Rescue Committee, dans le sud de la Somalie, une zone contrôlée par les milices shebabs. Il constate depuis plusieurs années ce désengagement des donateurs. « Les rebelles islamistes ont interdit, depuis 2009, l’accès aux agences humanitaires de l’ONU et aux ONG internationales. Il ne reste plus que nous sur place pour aider les populations. Mais avec quels moyens.

Plus la situation est difficile et plus les donateurs sont réticents à s’impliquer sur la région. A l’inverse, les réfugiés sont toujours plus nombreux à débarquer chaque jour ; affamés, malades et sans aucune ressource ». Le chaos récurrent depuis le coup d’Etat qui a chassé du pouvoir le dictateur Mohammed Siyad Barré en janvier 1991 n’aide guère à mobiliser les potentiels donateurs. A fortiori depuis la reprise des combats à Mogadiscio la semaine dernière. Le 28 juillet, les forces de l’Union africaine de l’Amisom lançaient une offensive violente contre l’insurrection islamiste qui contrôlait alors 40% de la capitale somalienne. Officiellement, il s’agissait de sécuriser l’acheminement de l’aide. Mais l’Amison a fini par admettre qu’elle cherchait à contenir les shebabs. Car depuis le déploiement des 9 000 militaires ougandais et burundais de l’Amisom en 2007, les troupes africaines ont toujours dû faire face à une recrudescence des attaques lors du ramadan.

Depuis plus d’un an, les rebelles islamistes shebabs ont expulsé toutes les ONG internationales des zones qu’ils contrôlent, c’est-à-dire la plupart du sud et du centre somalien. Selon eux, elles seraient toutes au service des puissances occidentales. La Croix-Rouge et MSF sont encore présentes dans certaines régions, mais leur action est limitée.

Et même pour les rares ONG encore présentes sur place, la tâche est difficile. Elles font face à une double contrainte: de très strictes conditions de travail imposées par les shebabs et surtout, les sources de financement des projets se font rares, les pays donateurs craignant que l’argent ne soit détourné au profit d’insurgés qualifiés de terroristes par les Etats-Unis notamment.

Au moins 2,8 millions de personnes, dont 1,25 million d’enfants, ont besoin d’une aide humanitaire d’urgence pour le seul Sud somalien, selon le Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA). Autant dire que les 3 000 tonnes de nourriture distribuées à 162 000 personnes dans le sud et le centre du pays par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) sont une infime goutte d’eau. Tout comme les 100 tonnes que le Programme alimentaire mondial (PAM) prévoit d’acheminer à quelque 35 000 enfants mal nourris à Mogadiscio. L’ONG d’Aziz tente de distribuer régulièrement les rations alimentaires que lui fournissent les Nations-Unies. « Sans cela, on serait obligé de regarder toutes ces familles mourir de faim sous nos yeux ».

Une urgence à perpétuité

Les camps de réfugiés de Dadaab ont été créés en 1991, au moment du début de la guerre civile en Somalie. Depuis, la situation n’a pas vraiment évolué. Mohamed est arrivé en 1995. « Les trois camps existaient déjà, peut-être pas aussi grands, mais c’était déjà des tentes, des huttes partout. La seule différence, c’est qu’il n’y avait pas toutes ces organisations internationales. On était un peu livré à nous même ». Vingt ans plus tard, les camps se sont peu à peu organisés.

De petites villes sont nées, des commerces, quelques restaurants et même des hôtels, « pour les réfugiés plus fortunés et qui ne veulent pas rester ». Mais en principe, on est réfugié à vie, enfermé dans les camps à perpétuité. « On ne peut sortir qu’avec tout un tas d’autorisations de Nairobi, la capitale kenyane. Et il faut un motif valable. Des raisons de santé qui nécessitent une hospitalisation ailleurs ou une entrée à l’université. Très peu d’entre nous atteignent le niveau d’enseignement suffisant pour cela. Moi, j’étais bon à l’école, parmi les premiers. Mais pas assez ».

Aujourd’hui, Mohamed travaille pour une ONG internationale sur le camp. Il n’existe pas vraiment d’autre opportunité d’emploi sur place. « Je gère des équipes. On construit des douches, des toilettes. Plus le nombre de réfugiés augmente, plus il faut mettre en place des conditions de vie décentes pour tout le monde. C’est un bon boulot, c’est intéressant, je forme des gens, j’améliore la vie des habitants. Mais pour quel salaire? Dérisoire ». Il existe une règle simple, un réfugié ne doit pas être aussi bien payé qu’un employé local. Même s’ils travaillent ensemble, aux mêmes tâches… « On sait bien qu’on est pas chez nous ici. Pas besoin de nous le répéter sans arrêt. On est et on restera des réfugiés. Impossible d’attendre davantage ». Des emplois dans les ONG qui ont bouleversé le marché local. Et la recrudescence de médias et d’humanitaires sur place ces derniers mois ont encore accentué les différences. Les prix des trajets en taxi et locations de voitures ont flambé. La population locale est coupée en deux: ceux qui travaillent pour une ONG, en tant que chauffeur, cuisinier,… et les autres, qui tentent de survivre avec rien ou presque.

Depuis la création des camps, la situation d’urgence ne s’est pas apaisée. A peine quelques années de répit, pendant lesquels Médecins sans frontières avait déserté le terrain. Avant de revenir en courant pour tenter de palier au plus pressé. Suivis d’une myriade d’autres organisations, des plus sérieuses aux plus obscures. Chacun s’occupe à peu près de sa tâche; planter de petits arbres pour limiter la déforestation qu’implique ce nouvel afflux de population, construire des abris pour les nouveaux arrivés, s’occuper des handicapés. En apparence, donc tout irait en s’améliorant. Sauf que les réfugiés ont importé avec eux leurs conflits tribaux et claniques. A mesure que les Nations Unies tentent d’organiser l’implantation des nouveaux arrivants, ceux ci se déplacent et désorganisent le frêle schéma qu’essaient de mettre en place les humanitaires pour s’y retrouver et éviter les fraudes…

Alors aujourd’hui, quels progrès? La mise en place des tentes, la distribution alimentaire s’organisent peu à peu. On arrive à une quasi routine du drame. La population réfugiée dans les camps vit sous perfusion humanitaire. Et devrait le rester encore un moment. Jusqu’à ce que la situation en Somalie ne s’apaise, jusqu’à ce que les conditions climatiques dans la région ne reviennent à la morale, jusqu’à… toujours.

 

Edith Bouvier

Edith Bouvier

Edith Bouvier est journaliste indépendante, envoyée spéciale en Irak.