Le rôle des Églises dans le processus de démocratisation au Congo Brazzaville et en Namibie

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role essentiel des eglises au congoLe Congo Brazzaville (pays situé en Afrique centrale) et la Namibie (pays situé en Afrique australe) ont subi des influences extérieures massives, les mettant au diapason d’une des grandes lignes de force ayant traversé la seconde moitié du vingtième siècle, la guerre froide.

Dans la période considérée, la fin de la guerre froide avec la chute du mur de Berlin a favorisé de nouvelles dynamiques politiques et libéré des forces nouvelles : en Namibie, en retirant à l’Afrique du Sud son statut de rempart contre le communisme et donc d’allié inconditionnel des pays occidentaux et notamment sa politique d’apartheid qui devenait de plus en plus encombrante et intenable ; au Congo, en délégitimant encore un peu plus un régime monopartisme se réclamant du marxisme-léninisme.

Les bouleversements à la fois politiques, économiques et sociaux intervenus à partir des années 1989-1990 dans les deux pays ont permis de se rendre compte notamment du rôle crucial des Églises en tant que groupe de pression totalement opposé au pouvoir politique, s’affirmant comme acteur de la société civile.

En effet, la problématique de la soif de liberté et de démocratisation et celle du rôle des Églises dans ce processus semblent s’inscrire dans la même trajectoire au Congo Brazzaville et en Namibie. Cette perspective historique explique une sorte de prise de position du Conseil des Églises pour ce qui est de la Namibie contre la politique répressive des autorités sud-africaines, et du Conseil œcuménique des Églises du Congo contre l’arbitraire du régime de parti unique.

En Namibie, pour y parvenir, les Églises ont dû briser plusieurs tabous et interdictions en s’impliquant dans la même trajectoire que la South West Africa People’s Organisation (SWAPO, un mouvement de libération nationale, qui deviendra en 1989 la principale force politique du pays) et en pratiquant différentes formes d’actions dont la résistance à l’autorité coloniale.

Il ne s’agit pas de n’importe quelle résistance, mais précisément d’une résistance à l’oppression pouvant aller jusqu’à soutenir une lutte armée, au nom de la dignité humaine et même du principe « du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », que Marc Aicardi de Saint-Paul nomme « une théologie de la libération » (1).

Selon Joseph Tonda, l’action politique des Églises chrétiennes dans le processus de démocratisation s’entend comme : « toutes les pratiques ou tous les discours qui participent d’un positionnement des hommes de Dieu ou des Églises par rapport au pouvoir, à l’État, aux acteurs politiques et à la « démocratisation » en tant que nouveau contexte de fondation et de construction d’un ordre » (2).

Il est question de mener une réflexion qui vise à repérer, dans le processus de démocratisation au Congo Brazzaville et en Namibie, le rôle des Églises face à un discours et à se repositionner par rapport à ce discours en s’appuyant en particulier sur le travail opéré par celles-ci. Il s’agit donc d’analyser les tâches qu’elles ont accomplies dans la réalisation d’une nouvelle société, celle qui mène à la reconnaissance des droits fondamentaux des citoyens.

Pour Omar Diop, « la participation des Églises dans la période de transition démocratique traduit un véritable renouveau démocratique qui sera marqué à la suite par la rédaction et l’approbation d’une nouvelle Constitution, l’adoption du multipartisme, l’organisation des élections compétitives, la mise en place d’un nouveau régime constitutionnel » (3).

Cependant, avant d’aborder la question du rôle des Églises dans le processus de démocratisation au Congo Brazzaville et en Namibie (II), il est important de voir comment les différentes confessions religieuses se sont mobilisées pour ouvrir la voie vers une transition démocratique (I).

Il ne s’agit pas de faire tout l’historique, mais simplement de relever certaines périodes cruciales de l’histoire des Églises, afin de bien comprendre l’influence que pouvaient exercer les organisations religieuses dans la lutte pour l’indépendance et la démocratisation en Namibie et au Congo Brazzaville dans la chute du régime de parti unique. Il sera également important de mener une réflexion sur ce qui peut apparaître comme les limites de ce pouvoir religieux à s’imposer réellement comme un véritable acteur de la société civile du fait d’une certaine complicité à l’égard du pouvoir politique (III).

 

I)- La force de mobilisation des Églises comme contre-pouvoir face à l’autoritarisme

Le sentiment religieux imprègne profondément la population au Congo Brazzaville tout comme en Namibie et les différents partis politiques en tiennent compte. Dans les deux pays, les Églises chrétiennes ont une influence considérable, près de 80 % de la population est chrétienne.

L’action des Églises dans le processus de démocratisation se caractérise par la participation des membres de différents corps ecclésiastiques à un mouvement profond de remise en cause d’un système politique qui a longtemps privé les populations de leurs droits fondamentaux.

En Namibie, l’impact de l’action des Églises engagée depuis les années 1971 pour dénoncer le système d’apartheid se fait de plus en plus entendre (A). Tandis qu’au Congo Brazzaville, eu égard à la détermination de la population à faire face au pouvoir en place, les Églises saisissent cette opportunité pour devenir un vecteur de changement démocratique (B) en dénonçant notamment la mauvaise gestion, la corruption, le tribalisme, les violations flagrantes des droits de l’Homme. De ce fait, l’action des Églises au Congo va dans le même sens que celle du Conseil des Églises en Namibie.

A)- L’impact de l’action des Églises en Namibie sur le plan national et international : la voix des sans-voix

En Namibie, les dégâts causés par la politique d’apartheid, privant une nation de ses richesses et de son autonomie, sont les principales causes de l’engagement des Églises pour l’indépendance et la démocratisation de la Namibie. En effet, le Conseil des Églises de Namibie ou Council of Churches in Namibia (CCN) a été un pilier solide dans la lutte de libération et dans le combat pour la justice. Il avait été acclamé pour sa vigoureuse harangue contre le régime d’apartheid.

Selon Gérard Cros, « le 21 janvier 1971, lorsque la Cour internationale de Justice déclare illégale la présence sud-africaine en Namibie, les Églises adressent une lettre ouverte au Premier Ministre sud-africain, dans laquelle ils accusent son gouvernement d’avoir transgressé la Déclaration universelle des Droits de l’Homme » (4)Elles soulignent notamment : « Notre peuple n’est pas libre, et par la manière dont il est traité, il ne se sent pas en sécurité. Nous pensons que l’Afrique du Sud, dans ses tentatives de développement du Sud-Ouest africain, n’a pas pris connaissance des Droits de l’Homme tels qu’établis par les Nations Unies en 1948 en ce qui concerne la population non blanche… » (5).

La lettre est signée par l’évêque Leonard Auala, Président d’Evangelical Lutheran Ovambo-Kavango et premier dirigeant noir élu d’une église namibienne en 1960 (6), et par le pasteur P. Gwaseb, Président de l’Evangelical Lutheran Church du Sud-Ouest africain. Par la suite, les Églises anglicane et catholique se joignent à ce réquisitoire. Il s’ensuit une attaque en règle contre la politique raciale menée par l’Afrique du Sud dans le territoire. Les conséquences de la publication de cette lettre furent nombreuses.

En premier lieu, les Églises apparaissaient comme un pouvoir dont les Sud-Africains devaient tenir compte. C’est pourquoi le Premier ministre Voster invita les Leaders religieux à discuter avec lui de l’avenir de la Namibie. Pour Marc Aicardi de Saint-Paul, la lettre sert aussi d’aiguillon aux mouvements de grève de décembre 1971 et de janvier 1972. Un centre commun de réflexion (7).

Pour Christo Lambard, « depuis la célèbre Lettre Ouverte de 1971, les Églises remplissent leur rôle spécifique de « voix des sans-voix », et le mouvement œcuménique namibien devient le porteur d’un message d’espoir, de justice et de liberté pour les Namibiens » (8). Les principales Églises consolident leur coopération avec pour objectif la libération des masses opprimées. Elles se regroupent au sein d’une organisation : le Council Churches of Namibian (CCN) ou Conseil des Églises de Namibie, et elles lancent conjointement un très impressionnant programme œcuménique qu’on ne peut présenter en détail ici. Ce qui est intéressant c’est qu’au fil des temps, les forces sociales qui émergent en Namibie se consolident en devenant plus actives et gagnent de l’influence avec l’appui du Conseil des Églises pour devenir véritablement des contre-pouvoirs.

Selon Gérard Cros, en 1983, le synode des évêques de l’Église de la Province de l’Afrique Australe brise à son tour le silence au sujet du dossier namibien, en appelant au retrait des troupes sud-africaines de Namibie, et en pressant le gouvernement sud-africain de prendre des mesures immédiates pour assurer l’indépendance de la Namibie. La solidarité œcuménique est renforcée par le rapport de la conférence des évêques catholiques de l’Afrique australe sur la Namibie (publié en 1982) qui contenait les détails des atrocités sud-africaines dans ce pays (9).

L’action des Églises consistant à dénoncer publiquement la situation en Namibie, en s’appuyant sur des relais au niveau international tant institutionnels que médiatiques, porte ses fruits au niveau de la société civile internationale, par exemple Amnesty International et bien d’autres ONG qui agissent comme une caisse de résonnance en dénonçant la politique sud-africaine en Afrique australe.

L’appui du Conseil des Églises à la SWAPO (le principal mouvement de libération nationale devenu le principal parti politique) contribue à aboutir à un résultat positif à travers les négociations internationales qui débutent en 1988 et qui ouvrent la voie à la concertation pour la mise en place d’un plan menant à l’indépendance de la Namibie et la mise en œuvre de la résolution 435 adoptée en 1978 par les Nations unies (qui contenait un plan de paix et la mise en place du processus d’indépendance de la Namibie, mais était restée lettre morte pendant près de 10 ans).

Quelle que soit l’analyse que l’on fait de l’action en coulisse des puissances politiques qui favorisent le succès de l’application de la résolution 435 et qui conduisent la SWAPO à ses heures de gloire, on ne peut que consacrer une importance capitale aux actions du Conseil des Églises faites au nom du respect de la dignité humaine et de la libération de tous les Namibiens. Le CCN devient l’organe politique et moral qui bouleverse la politique menée par les autorités sud-africaines et fait pencher la balance vers un compromis pacifique de la quête namibienne pour l’indépendance.

B)- Au Congo Brazzaville, le Conseil œcuménique œuvre pour la mise en place d’une démocratie pluraliste

Au regard de la défaillance du régime de parti unique qui plonge le pays dans une crise à la fois politique, économique et sociale dans les années 90, les Églises qui au départ se cantonnent dans leur vocation spirituelle ne peuvent plus continuer à être indifférentes face à la colère de la population. C’est pourquoi, comme le souligne Patrice Yengo, « dans une lettre ouverte du 9 novembre 1990, les églises chrétiennes membres du Conseil œcuménique (catholique, protestante, salutiste, kimbanguiste) devaient prendre explicitement position en faveur de la démocratisation du régime. De même, dans une lettre pastorale du 20 novembre 1990, elles en appelaient de leurs vœux la libéralisation politique du régime et l’ouverture démocratique par l’organisation sans délai d’une conférence nationale » (10).

Tout en réclamant la démocratie, elles devaient, comme c’était le cas en Namibie, être une sorte de porte-parole du peuple. D’où leur rôle de moralisation et d’éducation des masses populaires déterminées à combattre le régime de parti unique.

L’implication des Églises dans le combat politique se justifie également par le fait que les Églises étaient mises à mal par la logique de la prééminence du parti sur l’État, car celle-ci, dérivée de l’application du marxisme-léninisme au Congo, remettait en cause toute croyance en Dieu. Devant la détermination de la population à faire face au pouvoir en place, les Églises ont donc saisi cette opportunité pour devenir des vecteurs de changement démocratique.

Cependant, contrairement à la Namibie où les Églises depuis les années 1971 s’étaient affichées clairement comme opposées au régime sud-africain, au Congo Brazzaville, les Églises étant apolitiques, elles semblaient éviter toute opposition avec l’État.

C’est seulement avec l’ère du renouveau démocratique que finalement les membres du Conseil œcuménique décident de briser le silence et de faire entendre leur voix. Le Conseil œcuménique, en venant en appui à la population, va donc s’imposer comme force sociale et œuvrer pour la mise en place d’une démocratie pluraliste. Pour Albert M’Paka, « cette brutale et spectaculaire irruption des Églises, en particulier de l’église catholique dans le champ politique, montre de façon explicite le retour à la bipolarisation institutionnelle entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel dont les liens étaient distendus sous le règne du monopartisme » (11).

 

II)- Les Églises, acteurs incontournables dans la période de Transition

Selon René Otayek : « Les transitions démocratiques ont mis en évidence, un peu partout en Afrique subsaharienne, la visibilité retrouvée des Églises chrétiennes. Selon les cas, elles ont soit été conviées à assumer un rôle de médiation entre les pouvoirs autoritaires sortants et leur opposition, en assumant parfois la direction des institutions transitoires, soit encouragées par la restauration de la liberté d’expression à sortir du mutisme longtemps imposé à l’ensemble de la société par les régimes de parti unique et la politique dictatoriale » (12).

En effet, au regard de l’ampleur des événements, il a fallu que les Églises soient également modératrices puisque le moindre doute ou la simple inquiétude sur leur impartialité dans le déroulement du processus pouvait faire basculer les choses. Le peuple namibien et le peuple congolais voulaient rompre avec des décennies de régime autocratique et avaient ardemment envie de vivre le changement, la libération. C’est pourquoi l’apport des Églises dans ces deux pays est d’une grandeur exceptionnelle.

En Namibie, le Conseil des Églises a été une entité importante dans l’opération de rapatriement des réfugiés et des détenus (A’) ; au Congo Brazzaville, l’engagement des églises dans le processus démocratique s’est clairement confirmé au cours des travaux de la Conférence nationale souveraine réalisés sous l’égide d’un évêque catholique, Monseigneur Ernest Kombo (B’). Dans les deux cas, le choix des Églises pour les missions qui leur sont confiées repose sur la confiance et le fait que les Églises ont aussi un rayonnement international très positif.

A’)- Le rôle décisif du Conseil des Églises en Namibie dans l’opération de rapatriement des réfugiés

Selon Béatrice Pouligny : « Dans des contextes extra-occidentaux, les intervenants ont généralement tendance à chercher des organisations représentatives de la « société civile », c’est-à-dire correspondant aux formes qu’elles ont prises dans les sociétés occidentales » (13). C’est donc dans ce sens que le Conseil des Églises a été désigné par les Nations unies comme un partenaire digne susceptible de travailler avec la mission du Haut Commissariat aux Réfugiés (H.C.R) et c’est au cours de cette opération que le CCN a fait preuve d’une grande perspicacité.

En effet, pendant l’apartheid et la guerre civile, notamment dans la partie nord du pays considérée comme le fief de la résistance, de nombreux Namibiens s’étaient exilés dans les pays voisins (Angola, Botswana, Zambie, etc.).

Or, la transition démocratique reposait sur un certain nombre de règles. Parmi celles-ci, l’inscription sur les listes électorales était une question centrale. C’est pourquoi la résolution de la question des réfugiés et celle des détenus de part et d’autre des deux camps, c’est-à-dire l’Afrique du Sud et la SWAPO, est devenue une priorité pour les Nations unies qui voulaient permettre à tous les Namibiens de participer au destin de leur pays. Un véritable compromis sur la question des détenus et des réfugiés, qui était d’une importance capitale, était nécessaire, faute de quoi le problème de l’établissement des listes électorales ne pouvait être résolu.

Le choix du Conseil des Églises de Namibie comme principal assistant du HCR dans l’opération de rapatriement s’inscrit dans le cadre d’une prise en compte réaliste et judicieuse de l’environnement culturel et sociologique du pays. Pour Béatrice Pouligny, « les acteurs religieux occupent une position spécifique. Pour comprendre leur rôle, il est crucial de les aborder en tenant compte d’une double pluralité, dans ses formes, ses interprétations, ses pratiques, ses autorités et pluralité religieuse, avec des degrés variables d’institutionnalisation des Églises, et dans certains cas, des acteurs religieux traditionnels, qui jouent un rôle crucial de médiation et d’interprétation » (14).

Le Conseil des Églises, véritable porte-parole des « sans-voix », a constitué une opposition redoutable à l’autorité sud-africaine. C’est pourquoi le HCR, conscient de la responsabilité portée par cette institution devant l’opinion internationale, en a fait un associé et un partenaire essentiel à son acceptation même si les autorités sud-africaines n’étaient pas favorables à ce choix, au regard du soutien de CCN à la SWAPO…

Selon Isabelle Moulier, « Le CCN a réalisé un travail social et éducatif de grande ampleur, qu’il s’agisse de la construction d’écoles multiraciales, de la fourniture d’abris, de médicaments ou encore de la mise en place de projets de développement locaux » (15).

Les représentants des Églises et leurs nombreux bénévoles devaient être présents dans les centres d’accueil des réfugiés et prendre en charge le retour des exilés. Cette tâche fut déléguée à un comité spécial dit « Comité des trois R » (Rapatriement, Réinstallation et Reconstruction), comme l’indique Isabelle Moulier (16). Bénéficiant d’une image rassurante au sein de la population en exil, ils s’avéraient en effet les seuls à même d’apaiser les craintes éventuelles des réfugiés et de permettre ainsi leur retour dans un climat de confiance et de tranquillité que la composante militaire du GANUPT devait faciliter.

Une vérification systématique d’identité, permettant de s’assurer de la « légitimité namibienne » des électeurs, devait en outre avoir lieu lors de leur enregistrement afin d’éviter toute fraude d’identité. Près de 40.000 réfugiés devaient ainsi être rapatriés. Au regard de la provenance hétérogène des exilés, répartis dans 46 pays, l’opération s’annonçait d’envergure. Pour Isabelle Moulier, « sans l’existence d’un environnement stable et apaisé, les réfugiés se montrent en effet réticents à revenir dans leur pays » (17). Et c’est à ce titre que les Églises en Namibie deviennent un point de référence pour les populations qui se sentent rassurées en voyant cette forte participation des membres de l’église dans les différents camps.

La mise en œuvre de la résolution 435 a reposé sur un ensemble de négociations internationales, résolutions, compromis, impliquant de nombreux acteurs, sur une longue période, mais le rôle que le CCN a joué représente à la fois un élément déterminant de la solidité et du pacifisme du processus et une originalité importante de l’histoire de l’indépendance de la Namibie.

B’)- Le Conseil Œcuménique et les travaux de la Conférence nationale souveraine en 1991 au Congo Brazzaville

Selon l’analyse faite par Abel Kouvouama, « dans le contexte de crise socio-économique généralisée que traversait le Congo dans les années 90, l’idée de la convocation d’une conférence nationale souveraine apparaissait aux yeux de la population et de certains acteurs politiques comme une solution à la crise de l’État. La volonté affichée de passage du monopartisme au multipartisme, de l’instauration d’un État de droit et d’une démocratie pluraliste venait de plusieurs directions aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur du parti unique » (18).

Le déroulement des travaux de la conférence nationale se fit sous le haut patronage d’un évêque catholique. Le choix d’un évêque la tête de la Conférence nationale se justifiait par le fait que les délégués aux travaux préparatoires avaient largement prêté attention aux revendications de la population qui souhaitait que cette Conférence soit dirigée par une personne neutre et capable de conduire les travaux en toute impartialité.

Monseigneur Ernest Kombo avait donc été choisi comme celui qui remplissait les critères demandés et ce choix avait été approuvé par quasiment tous les délégués aux travaux et majoritairement tout le peuple congolais. À partir de cet instant, l’église devenait un acteur politique à part entière. Au regard de la fonction qui lui était attribuée, Président du Conseil National supérieur de la République, monseigneur Ernest Kombo était dorénavant celui qui devait conduire le destin de la nation vers la construction d’un État de droit avec égalité de chances pour tout le monde.

Assurant une fonction politique mais aussi psychologique, Gérard Conac estime que « la Conférence nationale était l’occasion d’un grand défoulement verbal et affectif, après des années de silence contraint ou de récitation de slogans répétitifs. On ne s’étonnait pas d’y voir revivre l’euphorie des indépendances, car la Conférence avait à la fois une dimension de fête nationale traduisant un sentiment salutaire de libération et d’identification » (19). Tenue du 25 février au 10 juin 1991, elle mettait en relief le rôle joué par plusieurs acteurs sociaux, syndicats de travailleurs, associations et ONG de jeunes, de femmes, l’armée, les Églises et mouvements religieux et spiritualistes (20).

Selon l’analyse faite par Joseph Tonda, s’il est une vérité à la construction et à l’imposition de laquelle conspirent « prophètes » et Églises chrétiennes, c’est celle qui participe de la perception du pouvoir monopartiste marxiste-léniniste et nordiste comme pouvoir imposteur et « satanique ». Selon l’auteur, cette idée est attestée dans un passage du « Message aux chrétiens et aux hommes de bonne volonté » publié par le Conseil œcuménique des Églises du Congo le 19 décembre 1992 : « Les premiers disciples étaient « une seule âme » quand ils attendaient la venue du Saint-Esprit. Ainsi ont vécu les enfants de Dieu du Congo, lorsqu’ils attendaient, dans la prière fervente, la venue de la Conférence nationale souveraine et le bon déroulement de la transition. Dans ce sens, la Conférence nationale est un lieu et un moment de « délivrance » et « d’exorcisme » des pouvoirs « sataniques » qui régnaient au Congo depuis l’adoption du socialisme scientifique… » (21).

Cependant, au Congo Brazzaville, le fait que la Conférence nationale ait été présidée par un homme de Dieu ne parviendra pas à éradiquer les velléités du clivage ethnique. Même les Églises qui pourtant prônent un message de paix et d’unité ont été affectées par des divisions ethniques au sein des différents corps ecclésiastiques. C’est ce qui explique l’un des échecs de la conférence nationale.

 

III)- Les limites du rôle des Églises en tant qu’acteur de la société civile

En Namibie, au lendemain de la mise en place des Institutions démocratiques, le pays doit s’engager dans une politique de réconciliation nationale qui nécessite d’interroger la capacité du Conseil des Églises à jouer pleinement le jeu de reconnaître ses torts, ses erreurs et à jouer la transparence au nom de la justice. En effet, il était accusé par une partie de la population d’avoir fermé les yeux sur les exactions commises par la SWAPO pendant la lutte de libération nationale.

Pour Christo Lombard, « examiner le rôle des Églises dans le processus de libération achoppait obligatoirement sur ce qu’on appelait la question des détenus de la SWAPO. On ne peut pas en effet ignorer l’impact qu’a eu et aura encore ce problème sur l’émergence d’une culture namibienne post-apartheid qui se structure autour des concepts de justice et de démocratie. C’est pourquoi l’on s’attend à présent à ce qu’elles jouent, en toutes circonstances, le rôle de gardien permanent de la vérité et d’artisan de la réconciliation » (22).

Dans le but de remédier à cela ou pour essayer de blanchir son image à l’égard des populations, les Églises doivent à présent faire acte de contrition. Cependant, au regard des relations tissées entre la SWAPO et le CCN, la victoire de la SWAPO était également la victoire des Églises et l’échec de la SWAPO pouvait être ressenti comme l’échec du CCN, puisque ces deux entités partageaient un même combat.

À partir du moment où les choses se définissent de cette manière, les Églises trouvent difficile d’admettre leur complicité ou de reconnaître totalement la responsabilité de la SWAPO.

Cependant, afin d’éviter de paraître indifférent à ces révélations qui d’une manière ou d’une autre font scandale, le Conseil des Églises décide d’adopter une autre attitude : celle de moraliser et au besoin de normaliser les nouveaux dirigeants de la Namibie notamment après la mise en place du nouveau gouvernement. C’est sur la nomination d’un ancien dignitaire de la SWAPO au poste de responsabilité que le Comité exécutif du Conseil des Églises décide de briser le silence en s’y opposant.

Le nouveau défi du CCN était à présent de chercher des voies et moyens pour réconcilier le peuple avec lui-même tout en évitant de revenir sur les événements passés.

Au Congo Brazzaville, la situation est très différente. La période suivant la mise en place des Institutions se caractérise par une crise profonde qui plonge le pays dans une instabilité politique et qui porte une atteinte grave au processus de démocratisation. Une guerre civile éclate en 1993. Le constat amer qui en ressort est que la population est entièrement perdante dans la mesure où un certain nombre de personnes et de familles ont perdu leurs maisons, leurs commerces, d’autres biens ou encore leurs économies… Sans oublier les pertes en vies humaines.

En 1994, après la guerre, conscients d’avoir trahi leur peuple, les hommes politiques se tournent vers les Églises et les sollicitent pour panser les blessures causées à la population, sans toutefois envisager une possibilité de dédommager les victimes.

Les Églises saisissent cet appel du pied pour redorer leur image et retrouver leur place en tant que vecteur de paix et d’unité. C’est ainsi que différentes campagnes d’évangélisation vont s’organiser à travers les grandes villes pour appeler le peuple au pardon. Les messages de pardon et de respect des autorités sont prêchés quasiment dans toutes les Églises et connaissent un véritable engouement.

En ce sens, le Conseil des Églises en Namibie et le Conseil œcuménique du Congo partagent le même combat, à savoir conduire la population vers le pardon, la paix et l’unité. Cependant, ces acteurs religieux atteignent ici les limites de leur rôle ; leur vocation étant morale et spirituelle, le pardon prend le pas sur la recherche de la vérité et le rendu de la justice.

 

BIBLIOGRAPHIE

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Notes

(1) Aicardi de Saint-Paul Marc : La Namibie : un siècle d’histoire, Paris, Éditions Albatros, 1984, p. 108.
(2) Tonda Joseph : « De l’exorcisme comme mode de démocratisation. Églises et mouvements religieux au Congo de 1990 à 1994 » in Constantin François et Coulon Christian (dir),  Religion et transition démocratique en Afrique noire, Paris, Éditions Karthala, 1997, pp. 259-260.
(3) Omar Diop El Hadji : Partis politiques et processus de transition démocratique en Afrique noire. Recherche sur les enjeux juridiques et sociologiques du multipartisme dans quelques pays de l’espace francophone, Paris, Éditions Publibook, 2006, p. 67.
(4) Cros Gérard, Que sais-je ?, op. cit., p. 78.
(5) Aicardi de Saint-Paul Marc, ibid., p. 113.
(6) Williams Gwyneth, Hackland Brian : The dictionary of contemporary politics in Southern Africa, London, Taylor & Francis, 1998, p. 54.
(7) Aicardi de Saint-Paul Marc, ibid., pp. 113-114.
(8) Lombard Christo, « La question des détenus. Un défi pour la Swapo, les Églises et la société civile », in Diener Ingold et Graefe Olivier (dir), La Namibie contemporaine. Les premiers jalons d’une société post-apartheid, Paris, Éditions Karthala, 1999, pp. 165-189.
(9) Cros Gérard, ibid., p. 169.
(10) Yengo Patrice : La guerre civile du Congo-Brazzaville. 1993-2002 « chacun aura sa part », Paris, Éditions Karthala, novembre 2006, p. 61.
(11) M’Paka Albert : Démocratie et société civile au Congo-Brazzaville, Paris, Éditions l’Harmattan, janvier 2007, pp. 223-224.
(12) Otayek René, « L’Église catholique au Burkina Faso. Un contre-pouvoir à contretemps de l’histoire ? », in Constantin François et Coulon Christian (dir), Religion et transition démocratique en Afrique noire, op. cit., p. 221.
(13) Pouligny Béatrice : Ils nous avaient promis la paix, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences politiques, 2004, pp. 101-102.
(14) Pouligny B, op. cit., pp. 115.
(15) Moulier Isabelle : Namibie GANUPT (1989 – 1990), Paris, Éditions Pedone, juin 2002, pp. 84-85.
(16) Moulier Isabelle, op.cit., p. 85. Repatriation, Resettlement and Reconstruction Committee selon la terminologie anglaise.
(17) Moulier Isabelle, Ibid. pp. 83-85.
(18) Kouvouama Abel, « Conférence nationale et modernité religieuse au Congo », CURAPP, Questions sensibles, PUF, 1998, pp. 388-412, 391.
(19) Conac Gérard : « État de droit et démocratie », in Conac Gérard (dir), L’Afrique en transition vers le pluralisme politique, Paris, Éditions Economica, 1993, pp. 483-508, 491.
(20) Kouvouama Abel, op.cit., p. 391.
(21) Tonda Joseph, in Religion et transition démocratique en Afrique, ibid., p. 268.
(22) Lombard Christo : « La question des détenus. Un défi pour la Swapo, les Églises et la société civile », in La Namibie contemporaine. Les premiers jalons d’une société post-apartheid, op.cit., pp. 165-189.