Pour une contribution plus efficace de la société civile au Congo Brazzaville

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© L'Afrique des Idées
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Né de la pensée politique occidentale, le concept de société civile a donné lieu à de nombreuses recherches et a fait l’objet de plusieurs théories. Selon Gautier Pirotte, « la notion de société civile peut être employée aujourd’hui pour signifier un lieu de contestations ou d’oppositions, ou encore d’innovations sociales. Elle peut représenter l’ouverture d’un système politique démocratique confronté à une crise de représentativité. Elle peut se référer à des acteurs politiques, à des agents économiques, à la société au sens large, à une classe de courtiers de développement (comme les nouvelles organisations non gouvernementales ou ONG au Sud, par exemple), à des organisations patronales ou syndicales, à des réseaux associatifs pourvoyeurs de capitaux sociaux, etc. » (1)

L’évolution de la société civile comme acteur politique et comme contre-pouvoir s’est exprimée dans certains pays d’Afrique subsaharienne qui ont connu au début des années 90 des mouvements de contestation à la fois politique, économique et sociale, comme c’est le cas au Congo Brazzaville.
La remise en cause globale du régime de parti unique s’est exprimée par des mouvements d’insurrection accentués ou occasionnés par la révolte des organisations syndicales, des mouvements religieux et des associations contre le système politique en place.
Les forces sociales réclamaient le changement et finalement l’instauration d’un État de droit avec toutes ses caractéristiques. En effet, selon Jacques Bidet, « il s’est ressenti en Afrique un besoin capital, celui de l’État de droit au cœur même de la problématique démocratique, car une démocratie sociale réelle ne peut exister sans État de droit » (2). Or, selon Alain Touraine, « le XXe siècle a été si fortement marqué par des régimes totalitaires que la destruction de ceux-ci a pu apparaître à beaucoup comme une preuve suffisante du triomphe de la démocratie. » (3)

Le début de l’année 90 est donc pour le Congo l’année du changement. En effet, les forces sociales ont joué un rôle majeur dans le cadre de la dénonciation et la remise en cause du système politique en place. Elles s’étaient résolues à reprendre ce qui leur avait été confisqué, en particulier la liberté de s’exprimer. Les différentes actions menées par ces forces sociales ont largement contribué à ouvrir la voie vers une transition démocratique. Ce qui permet d’affirmer que la démocratie au Congo Brazzaville ne s’est pas faite sans la société civile.

L’objet de cette réflexion n’est pas de revenir sur les différentes étapes de la transition démocratique, ni même d’évoquer les différentes forces qui ont participé à cette transition démocratique, de nombreux travaux de recherche ayant été publiés sur ces sujets, comme ceux d’Abel Kouvouama.
Cet article porte plutôt un regard sur la société civile dans le processus de démocratisation au Congo et tente de formuler des recommandations pour rendre sa contribution plus efficace dans la poursuite de ce même processus.

En effet, l’émergence des premières forces sociales qui s’érigent en véritables contre-pouvoirs a ouvert la voie au processus de transition démocratique, avec la chute du régime de parti unique dans lequel le rôle de certains acteurs de la société civile est incontestable (I).

Mais très différente est la période suivant la mise en place des nouvelles institutions. Le défi à relever consiste alors à conserver les acquis du processus de transition démocratique, et pour la société civile, à s’instaurer comme une force alternative face aux nouveaux pouvoirs publics, car la période actuelle se caractérise par le déclin de cette dernière (II). On assiste aujourd’hui à une sorte de démission et de désengagement des acteurs sociaux, dont le seul à subsister est le Conseil œcuménique des Églises du Congo, qui œuvre pour une politique de réconciliation nationale, pour aller vers la paix. Or les acteurs qui le constituent, religieux avant tout, atteignent ici les limites de leur rôle ; leur vocation étant morale et spirituelle, le pardon prend le pas sur la recherche de la vérité et le rendu de la justice.

Le rôle de la société civile n’étant pas seulement d’être une force d’opposition ou un contre-pouvoir, mais aussi une force de proposition, pour être efficace, la société civile au Congo a besoin de se « pluraliser » et de se redynamiser sur des bases concrètes (III).

I – La démonstration par l’action

La colère populaire en barrage contre l’État

Lors des événements de 1990 au Congo, il est indéniable que les forces sociales sont intervenues pour dénoncer, combattre et briser le système de gouvernance qui a longtemps privé les populations de leurs droits les plus fondamentaux. Les organisations syndicales notamment, mais aussi de nouvelles associations, des mouvements civiques féminins, de jeunes intellectuels, etc. ont été à l’origine de dynamiques déterminantes qui ont contribué à l’aboutissement des travaux de la Conférence nationale souveraine, ayant mené à une transition démocratique et à l’organisation des élections. Le dynamisme dont ont fait preuve certains acteurs de la société civile pendant cette période est bel et bien la preuve de l’existence d’une structure sociale comme force autonome s’exprimant en dehors de tout contrôle des autorités gouvernementales et qui s’était opposée même à celles-ci. Pour René Otayek, « le fondement d’une société civile réside dans un rapport d’opposition à l’État et, plus généralement, au politique même » (4). Comme l’affirme Jean-François Bayard à propos de l’Afrique, « les groupes sociaux subordonnés n’ont pas témoigné de la passivité qu’on leur a souvent prêtée et l’affirmation étatique s’est bel et bien trouvée confrontée aux débordements de la société » (5). C’est en effet le cas du Congo.

La contribution des Églises

Le rôle joué par le Conseil œcuménique des Églises au Congo Brazzaville en tant qu’acteur pesant dans le processus de démocratisation a été crucial, avec en particulier un évêque placé à la tête de la Conférence nationale. D’après Célestin Monga, dans la société civile au sud du Sahara, on « intègre les églises et mouvements religieux qui, jusqu’à présent, contribuent d’ailleurs à leur manière à l’avènement d’un pouvoir démocratique dans nos pays… » (6). Comme le mentionne l’Étude sur les sociétés civiles du sud coordonnée par René Otayek, il est important « d’accorder toute l’attention qu’elles méritent aux puissantes dynamiques religieuses qui ‘travaillent’ en profondeur les sociétés africaines, au nord comme au sud du Sahara. Un peu partout, en effet, les organisations religieuses s’imposent sans coup férir comme des acteurs majeurs de la société civile, et interviennent dans des secteurs souvent laissés en déshérence par le désengagement de l’État : santé, éducation, emploi féminin, etc. » (7).

La société civile s’est affirmée à un moment-clé en tant que force de protestation, faisant vaciller le régime du parti unique de sa base puis le menant à la chute. Cette étape franchie, il s’agit maintenant pour ces acteurs de la société civile de changer de registre, de devenir une force de proposition, de production de politique. Cependant, cela semble difficile au Congo, faute de coordination, de pratique et certainement de repères sur le fonctionnement démocratique.

Enfin, alors que les nouvelles institutions se mettent en place, il serait nécessaire d’exercer une vigilance pour le compte des citoyens, de surveiller et de réclamer que des comptes leur soient rendus. Cet exercice s’est avéré quasiment impossible dans les contextes étudiés, car les acteurs de la société civile se sont affaiblis en perdant nombre de leurs leaders au profit de l’appareil politique et ont quasiment fini par disparaître. Ce n’est cependant pas tout à fait le cas des Églises qui, par leur rôle, leur mandat, leurs modes d’intervention possibles, n’ont pu vraiment être « absorbées » par le politique ni disparaître, leur structure préexistant aux régimes politiques et persistant même après leurs renouvellements.

Malgré tout, les Églises privilégiant un mode de fonctionnement ayant trait au pardon plutôt qu’à une véritable notion de rendu de la justice, elles ne remplissent pas complètement leur rôle d’acteur de la société civile.

II) La difficulté de la société civile comme force alternative

La société civile face aux divisions ethniques

Il existe une faiblesse fondamentale pour la consolidation des acteurs de la société civile, qui est la question de l’ethnicité. En effet, au Congo, il est évident que l’un des facteurs qui ont empêché la bonne cohésion sociale entre les acteurs sociaux et qui ont largement fait obstacle au maintien et à la consolidation d’une société civile efficace, c’est le tribalisme. Les politiques ont tellement instrumentalisé la question ethnique pour leur profit électoral que le tribalisme a créé ou accentué les divisions au sein même des acteurs de la société civile. À la mise en application de la maxime « qui m’aime me suive » lors du processus électoral a succédé celle de « diviser pour mieux régner ».

Or, la construction d’une société civile effective impose que l’on transcende le débat sur l’ethnicité, que l’on renonce à la politique qui vise à privilégier l’intérêt ethnique ou régionaliste au détriment du bien-être collectif. La construction d’une société civile efficace pose donc comme préalable un véritable travail sur les mentalités amenant à considérer le pouvoir politique comme un instrument au service de toutes les couches de la population et non pas comme un instrument entre les mains d’une seule région ou ethnie. Conscient de cette réalité, Bertrand Badie estime que « le tribalisme constitue un véritable frein à la construction d’une société juste et égalitaire dans certains pays d’Afrique… » En effet, partisan d’une vision de l’universalisation du modèle de la société civile, il souligne que « les bâtisseurs d’État se doivent de réduire les modes d’identification particulariste qui entravent la construction d’une allégeance citoyenne » (8). La notion de « tribalisme régionalisme » est une réalité dans le Congo de 1994 et elle se poursuit actuellement.

L’absence de dissociation entre la société civile et la société politique

Il est important de signaler la grande complexité des liens qui existent entre la société civile et la société politique. À titre d’exemple, en 1992, certains leaders d’organisations syndicales se sont retrouvés quasiment sous la coupe des pouvoirs politiques, ce qui a affaibli ces acteurs sociaux et empêché leur indépendance. En effet, on voit bien que « la distinction entre société politique et société civile n’est que d’ordre méthodique et non organique » (9) comme le pense Patrick Quantin.

La société politique a fini par avoir une mainmise sur les acteurs sociaux. C’est pourquoi pour permettre une autonomie et une efficacité dans l’action, il est nécessaire que la société civile se refonde sur de nouvelles bases solides.

III – Les jalons d’une société civile efficace

Un travail de développement permanent de la société civile

L’éducation et le renforcement des ONG, des mouvements syndicaux, des mouvements associatifs, et d’autres acteurs sociaux s’imposent donc afin que la société civile réponde à l’essentiel des contributions réelles ou attendues d’elle, à savoir, par exemple, la participation à la construction de la culture citoyenne, de la paix et des droits humains, à une action de surveillance tenant les décideurs pour responsables, exigeant d’eux qu’ils rendent des comptes, à la prévention des tensions ou des conflits ou encore à des politiques sociales au profit des populations les plus négligées. La population est en droit d’attendre que la société civile soit constituée de véritables acteurs œuvrant dans le cadre de la bonne gouvernance, au lieu de « sombrer », comme le pense Laurent Gankama, « dans des travers, dans des contre-exemples, dans la névrose des profits et des prestiges, qui contribuent à limiter aussi bien l’épanouissement propre de la société civile que celui des citoyens » (10). Pour autant, les forces sociales sont issues de la population, et sans être forcément élues, doivent être en mesure de la représenter, afin de peser de tout leur poids possible dans la balance de la démocratisation.

Ce poids s’exerce essentiellement à travers une série de rôles complémentaires qui impliquent la mise en œuvre d’actions concrètes :

Un rôle d’éducation et de développement de compétences clés :

  • Construction de la culture citoyenne : Apprendre à ses membres à fonctionner sur un mode démocratique, à respecter des choix collectifs, à faire passer le bien public en premier ; organiser des événements médiatiques, mobilisateurs, des campagnes de sensibilisation ; recueillir le soutien de la population.
  • Travailler ensemble dans des coalitions ponctuelles ou permanentes, pratiquer l’échange d’informations.
  • Apprendre à négocier entre acteurs pour obtenir une voix unifiée dans le cadre d’une mobilisation unitaire, ce qui implique la nécessité de s’unir pour faire barrage à une démarche politique qui n’est bonne pour personne, afin d’éviter une tension, un conflit.
  • Être médiateur auprès de professionnels et des pouvoirs publics.

Un rôle d’accompagnement et d’assistance :

  • Argumenter, plaider une cause, donner de la voix aux sans-voix ;
  • Créer un espace d’action pour des personnes qui sont marginalisées (groupes discriminés, femmes, personnes en situation du handicap), leur donner une visibilité, une représentation afin de pouvoir s’exprimer et faciliter leur intégration dans la vie de tous les jours.

Un rôle d’ingénierie sociale :

  • Recueillir et analyser des besoins, comprendre les premières nécessités des populations et entreprendre des démarches auprès des pouvoirs publics afin que ceux-ci prennent des résolutions (par exemple dans le cadre de l’accès à l’eau potable, l’électricité, l’éducation, etc.), repérer et dénoncer les abus, inégalités et injustices sociales.

Une contribution active à la démocratisation

Les différents rôles d’une société civile décrits précédemment doivent permettre de créer et d’entretenir :

  • Une culture du droit et de la responsabilité

Cette culture doit permettre de s’inscrire contre les violations flagrantes des droits fondamentaux des citoyens ou le non-respect d’un engagement pris par les pouvoirs publics.

  • Un laboratoire de la politique

La société civile est un espace de pratique de compétences et de relations qui jouent un rôle central dans la démocratie, comme on l’a vu précédemment. On doit donc y voir émerger et se former des leaders légitimes, crédibles, représentatifs en intégrant des modes de gouvernance démocratiques, équilibrés et transparents. Afin de rester vivante, elle doit développer des stratégies visant encourager chacun à adhérer à la vie associative, à connaître ses droits et à exercer ses responsabilités.

Pour être compétente, la société civile doit comprendre les politiques publiques, les mécanismes de leur mise en œuvre (financement, pilotage…) et de leur suivi. Cela a pour finalité de permettre, à terme, à une société civile informée, consciente, et compétente de partager l’engagement et d’œuvrer en véritable force vive de la démocratie.

Paterne MILONGO

Docteur en Sciences politiques

Bibliographie :

Badie Bertrand, l’État importé : l’occidentalisation de l’ordre politique, Paris, Éditions Arthème Fayard, 1992, p. 117.
Bayard Jean-François, « La revanche des sociétés africaines », in Le politique par le bas en Afrique noire, Paris, Éditions Karthala, 2008, pp. 70-71.
Bidet Jaques, Les Paradigmes de la démocratie, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, p. 103.
Gankama Laurent, « Le mouvement associatif des droits de l’Homme au Congo : expression de nouvelles formes de citoyenneté ? » in Gamandzori Joseph (dir.), Congo-Brazzaville : État et société civile en situation de post-conflit, Paris, Éditions l’Harmattan, 2009, p. 47.
Monga Célestin, Anthropologie de la colère, Éditions l’Harmattan, 1994, p. 103.
Otayek René, Les sociétés civiles du sud. Un état des lieux dans trois pays de la ZSP Cameroun, Ghana, Maroc, Centre d’études d’Afrique noire, Institut d’études politiques de Bordeaux, Ministère des Affaires étrangères, avril 2004, p. 142, p. 144.
Pirotte Gautier, La notion de société civile, Paris, Éditions la Découverte 2007, p. 4
Quantin Patrick, Gouverner les sociétés africaines. Acteur et Institutions, Paris, Éditions Karthala, 2005, pp. 28-29.
Touraine Alain, Qu’est-ce que la démocratie ?, Paris, Éditions Librairie Arthème Fayard, 2004, p. 17.

(1) Pirotte Gautier, La notion de société civile, Paris, Éditions la Découverte 2007, p. 4.
(2) Bidet Jaques, Les Paradigmes de la démocratie, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, p. 103.
(3) Touraine Alain, Qu’est-ce que la démocratie ?, Paris, Éditions Librairie Arthème Fayard, 2004, p. 17.
(4) Otayek René, Les sociétés civiles du sud. Un état des lieux dans trois pays de la ZSP Cameroun, Ghana, Maroc, Centre d’études d’Afrique noire, Institut d’études politiques de Bordeaux, Ministère des Affaires étrangères, avril 2004, p. 142.
(5) Bayard Jean-François, « La revanche des sociétés africaines », in Le politique par le bas en Afrique noire, Paris, Éditions Karthala, 2008, pp. 70-71.
(6) Monga Célestin, Anthropologie de la colère, Éditions l’Harmattan, 1994, p. 103.
(7) Otayek René, Les sociétés civiles du sud. Un état des lieux dans trois pays de la ZSP Cameroun, Ghana, Maroc op. cit., p. 144.
(8) Badie Bertrand, l’État importé, l’occidentalisation de l’ordre politique, Paris, Éditions Arthème Fayard, 1992, p. 117.
(9) Quantin Patrick, Gouverner les sociétés africainesActeur et Institutions, Paris, Éditions Karthala, 2005, pp. 28-29.
(10) Gankama Laurent, « Le mouvement associatif des droits de l’Homme au Congo : expression de nouvelles formes de citoyenneté ? » in Gamandzori Joseph (dir.), Congo-Brazzaville : État et société civile en situation de post-conflit, Paris, Éditions l’Harmattan, 2009, p. 47.