Les Erythréens existent, je les ai rencontrés…

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Avant et après la fermeture de la «jungle» de Calais, sur les plateaux de télévision, les éditorialistes français se sont perdus en conjectures sur les malheureux que l’on venait de jeter de nouveau sur les routes pour ne pas déranger le contribuable. A cette occasion, ministres et opposants, emboîtant le pas des  « grandes gueules » du PAF, se sont affrontés autour du sort que la République réserve notamment à ces «Ethiopiens fuyant la famine». Nous avons alors été quelques-uns à être stupéfaits par le niveau d’ignorance de nos élites politiques et médiatiques.

Biniam est un jeune homme solitaire et secrètement meurtri, installé en France depuis trois ans après avoir fui la tyrannie érythréenne. Il vit seul dans un petit studio d’une lointaine banlieue parisienne, au bout de la ligne RER C. Mais son visage acajou parsemé de tâches de rousseur se ferme lorsqu’on évoque avec lui sa vie d’avant.

Des larmes se massent dans les paupières de ses yeux beiges. Lui d’ordinaire si volubile se tait et sa main fait un geste pour dire qu’il ne veut pas y penser. De rares fois, à des amis seulement, il évoque sa sœur aînée, emprisonnée pour punir sa famille de sa défection et morte quelques mois plus tard dans un container en métal. Quelques mots à peine, un soupir et il passe à autre chose.

Pourtant, Biniam a de la chance. Il travaille, gagne un petit salaire et s’est fait quelques solides amis à Paris, parmi les Erythréens exilés et les Français. Ses papiers sont en règle. Il a même trouvé une compagne dont le seul défaut est de lui interdire de fumer. Alors, il fume en cachette. Mais, Biniam le sait, la plupart de ses compatriotes présents sur le territoire français ne connaissent pas ce confort. Après avoir traversé à pied les montagnes désertiques de Kassala, à la frontières érythréo-soudanaise, ils ont tenté de gagner un peu d’argent au Soudan pour payer leur passage en Libye, en s’efforçant de ne pas se faire remarquer. Ils ont passé de sept à dix jours dans des remorques de camion ou des Land Rover trafiquées pour traverser le Sahara.

Les premiers morts de leur traversée ont expiré contre leur épaule, avant d’être jetés dans le sable comme des paquets encombrants. Saignés par la mafia libyenne, réduits en esclavage avec la complicité des comités et de la police de Kadhafi, seuls quelques-uns ont ensuite survécu au naufrage des bateaux brinquebalants qui les déposent, brûlés et épuisés, sur les côtes maltaises ou italiennes. Drapés dans l’absurde convention de Dublin, les Européens les ont alors parqués dans des centres de rétention, avant de les lâcher dans la nature ou de les renvoyer mendier plutôt en Afrique que dans nos banlieues.

Ces «Ethiopiens» qui n’en sont pas

 

Biniam, comme le million d’Erythréens vivant en diaspora, sait qu’une grande partie des migrants qui se massent sur les rives de la Manche dans l’espoir de passer en Grande-Bretagne sont des compatriotes. Mais, lorsqu’il parle avec des Français ou regarde la télévision, il est amer. Il ne comprend pas pourquoi la préfecture s’obstine à confondre, en remplissant ses papiers d’identité, l’Ethiopie et l’Erythrée. Il se demande aussi pourquoi les éditorialistes et les politiques français qui parlent d’eux évoquent « les Ethiopiens qui fuient la famine » ?

Au cours d’un débat diffusé sur France 2 après la fermeture de la « jungle » de Calais, les journalistes Elisabeth Lévy et Pierre Bénichou ont en effet, avec générosité, protesté avec cet argument contre ceux qui réclament le renvoi des migrants dans leur pays. Mais sans savoir ce qu’était l’Erythrée ou même si cela existait réellement. Ni comment ni pourquoi ces extraterrestres étaient là, parmi nous. Par quel épouvantable miracle ces gens venus d’un pays inconnu de tous venaient peupler nos bidonvilles infects. Quelques jours plus tard, les quotidiens locaux, reprenant les raccourcis des agences de presse, évoquaient de leur côté les « Erythréens et Ethiopiens qui fuient la guerre dans leur pays ». Posons la question autour de nous, nous comprendrons qu’au fond, nous ne savons rien de bien plus éclairant que nos éminents faiseurs d’opinion… Et cette ignorance entretient le drame.

Les Erythréens qui survivent à leur longue marche à travers l’Afrique du nord ne fuient pas la famine ou la pauvreté. Et pas une balle n’a été tirée depuis plusieurs années à la frontières érythréo-ethiopienne. Ils s’échappent du bagne d’envergure nationale instaurée par le président Issaias Afeworki et sa clique. Comme le Cambdoge des Khmers rouges, le plus jeune pays d’Afrique est tout simplement devenu invivable pour des êtres humains.

Depuis des années, les plus grandes ONG, comme Reporters sans frontières, Human Rights Watch et Amnesty International, ont abondamment documenté le drame qui se noue dans le pays. La conscription obligatoire et illimitée pour tous dès l’âge de 18 ans, les violences, l’esclavage et les tortures inouïes infligées dans le réseau de prisons sécrètes qui parsèment le territoire et les camps militaires, la surveillance totalitaire dans les rues, les immeubles et les familles, la propagande absurde, l’économie ruinée, les humiliations quotidiennes des barons du parti unique et la misère générale : voilà ce dont ils décident de s’affranchir.

Les fugitifs érythréens, que le Haut Commissariat pour les réfugiés estime depuis plusieurs années à environ deux mille survivants par mois pour une population totale d’environ quatre millions (sans compter ceux qui se font attraper ou abattre avant d’avoir pu franchir la frontière), envoient des signes au monde. La longue et lente hémorragie de l’Erythrée est aussi un message politique que, faute d’information, nous nous interdisons d’entendre.

Maladresse des intellectuels

 

Ainsi, par une sorte de cynisme involontaire, les penseurs humanistes européens, en bouchant la vue d’ensemble avec des stéréotypes, contribuent sans le vouloir à la survie de ce régime despotique. Car l’impunité dont bénéficie Issaias Afeworki, qui affirme que son peuple est parti « en pique-nique » leurré par la CIA, se nourrit de leur méconnaissance. En ne cherchant pas à savoir ce qui se déroule dans ce bout du monde tropical, non seulement offre-t-on aux bourreaux des Erythréens la protection de notre silence, mais on convainc également nos gouvernements que leurs petites lâchetés ou leur immobilisme ne sont pas si graves.

Pourtant, les Erythréens en exil demandent moins une protection qu’une aide. Au fond, leur problème est moins le confort de leur exil que l’enfoncement méthodique de leur pays dans la nuit. Mais pour que l’Erythrée redevienne vivable pour ses citoyens, est-ce utile de militer pour une plus grande générosité des Vingt-Sept en allant à l’encontre de leurs opinions publiques (quitte à les culpabiliser pour gagner le combat) ? Non. S’il est vertueux d’offrir un toit aux vagabonds, il est juste de les aider à réparer leur demeure. En restant sur un schéma de pensée « Band Aid » des années 80, l’intelligentsia européenne milite involontairement pour une perpétuation des politiques migratoires actuelles. Car les hommes politiques les plus rétifs aux flux migratoires ont beau jeu de s’appuyer sur les illusions iréniques des « défenseurs des immigrés » pour continuer à boucler les serrures de la forteresse Europe.

Retour rêvé

 

Tous les Erythréens que je connais rêvent du jour où ils pourront rentrer au pays. Et ils savent très bien quel poids les médias ont aujourd’hui dans le concert des nations. Or, l’une des particularités du drame de leur pays est qu’il est très largement ignoré par la presse des pays qui pourraient avoir quelque influence sur le cours de son destin. On a pourtant vu, avec d’autres crises (Ex-Yougoslavie, Israël, Darfour, etc.), l’importance que les opinions publiques et l’information ont dans la politique internationale. Dans un monde survolé en permanence par des « grandes causes », les agendas des diplomates sont souvent bousculés par les unes des journaux.

L’indifférence des médias européens envers la sombre fortune de ce petit peuple conforte donc la démobilisation des démocraties. Quelques journalistes italiens tentent bien de soulever la question de la coopération économique de Silvio Berlusconi et ses amis avec la junte érythréenne, mais d’autres événements d’actualité viennent balayer leurs enquêtes. Le grand reporter Jean-Paul Mari a eu beau consacrer, mi-novembre 2009, quatre pages du Nouvel Observateur à une enquête sur les zombies qui débarquent sur les côtes méridionales de l’Italie. Pas un observateur averti, comme on dit, n’a tenté de donner plus d’ampleur à son excellent reportage (http://hebdo.nouvelobs.com/hebdo/parution/p2350/articles/a413126-.html).

Au XXIe siècle, s’attaquer aux causes de la misère plutôt qu’à ses conséquences passe évidemment par l’éveil des opinions publiques. Pour cela, les médias ont un rôle à jouer, qui n’est pas celui de la dénonciation ou de la compassion. Ils seraient du reste jugés moins partisans s’ils montraient la réalité érythréenne qu’en continuant de s’apitoyer sans grande conséquence sur le sort des clandestins. Une information complète, régulière, intelligente et illustrée du drame que traverse aujourd’hui l’Erythrée serait un début de solution à la saignée de ces milliers de desert people venus de la Corne de l’Afrique. Aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, ainsi qu’en Suède et en Italie (qui comptent d’importantes communautés érythréennes), l’idée commence à faire son chemin. En France, rien.

Faute d’une indignation légitime et argumentée des intellectuels démocrates, aucune pression particulière n’est mise sur les organisations internationales. Les yeux des opinions publiques étant détournés sur d’autres problématiques, les appels de l’Union africaine à sanctionner l’Erythrée ont dans un premier temps été accueillis avec une moue dubitative par les diplomates occidentaux. C’est après des mois d’hésitations que ceux-ci ont fini par accorder à l’Ouganda – qui a perdu en un an quatre-vingt « casques verts » dans la sale guerre de Mogadiscio alimenté par le régime érythréen, le droit de présenter une résolution historique devant le Conseil de sécurité de l’ONU. Sans aucune garantie qu’elle soit adoptée, les pays membres ayant bien d’autres soucis.

 

 

Une histoire africano-européenne

 

Dans un mémo rédigé pour Reporters sans frontières en juillet 2009 et publié par Grotius dans son édition de septembre, je voulais rappeler que les tragédies humanitaires et politiques en cours dans la Corne de l’Afrique ne constituaient « pas que l’histoire de l’Afrique contemporaine ». « La fuite des populations, et leur fréquent échouage sur les rivages de l’Italie notamment, embarquent les pays européens dans une histoire qui devient de fait collective. »

Je suis conscient qu’il existe de nombreux drames négligés dans le monde et qu’autant d’ONG font autant de « tragédies oubliées ». Je sais aussi que rien (ou si peu) ne prédispose ou n’autorise les pays occidentaux à intervenir dans les destins des pays du tiers-monde. Mais lorsque des êtres humains venus d’Erythrée viennent mourir sur le paillasson de l’Europe ou dans ses bidonvilles, le problème n’est plus seulement érythréen. Et lorsque les médias de masse contribuent par négligence à l’aveuglement des politiques et entretiennent leur paresse, il me semble utile de répéter jusqu’à l’écœurement qu’on ne contribuera efficacement à la lutte contre la misère, l’exploitation et la xénophobie qu’en aidant, par exemple, les Erythréens à réaliser leur rêve le plus cher. Comme celui de Biniam, il est de retourner, libres, vivre à Asmara.

 

Léonard Vincent

Léonard Vincent

Léonard Vincent est journaliste, ancien responsable du bureau Afrique de RSF.
Il est l’auteur du récit « Les Erythréens » paru en janvier 2012 aux éditions Rivages.

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