La mondialisation des flux migratoires

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Par Catherine Wihtol de Wenden… La mondialisation des flux migratoires est récente. Au tournant des années 1980, une nouvelle donne migratoire s’est fait jour. Plusieurs raisons expliquent ce phénomène…

– L’existence de  facteurs d’attraction («pull») devenus  plus puissants que les facteurs qui poussent les gens hors de chez eux («push») : aujourd’hui, malgré des inégalités entre le Nord et le Sud, ce sont moins la pression démographique et la pauvreté qui sont à l’origine des migrations que l’envie d’Europe et, plus largement d’Occident.

– La généralisation progressive des passeports, survenue il y a seulement une vingtaine d’années, à l’exception de rares pays qui les distribuent encore parcimonieusement (Chine, Corée du Sud, Cuba), a  entraîné une généralisation du droit de sortie, alors que le droit d’entrer dans les pays riches devenait de plus en plus contrôlé (visas).

– L’explosion de la demande d’asile, dans des proportions inconnues jusque là  (Afrique des grands lacs, Asie du Sud-Est, Balkans, Proche et Moyen Orient, Amérique caraïbe) ;

– L’activation de réseaux transnationaux à l’origine de migrations en chaîne, (Chine, Roumanie, Balkans, Afrique de l’Ouest). Entravées par le contrôle des Etats, ces migrations, souvent clandestines, se jouent des frontières qui constituent parfois aussi une ressource ;

– Le développement de migrations pendulaires d’allers-retours d’Est en Ouest de l’Europe, liées à la chute du mur de Berlin, mais aussi Sud-Nord, Sud-Sud ;

– La création de grands espaces régionaux de libre échange (ALENA, Mercosur, Euro-Méditerranée) et parfois aussi de circulation et d’installation (Union européenne, Marché nordique européen du travail), même si la mobilité des populations, à l’exception de l’Union européenne n’est pas encore  institutionnellement  reconnue.

 

Tous ces éléments, révélateurs d’un ordre international bouleversé par la fin du glacis Est/Ouest et par de nouveaux conflits régionaux et mondialisés, mais aussi marqué par de nouvelles fractures qui sont autant de lieux de passages et de trafics (le Rio Grande entre le Mexique et les Etats-Unis, Gibraltar, les îles Siciliennes entre le Maghreb et l’Europe, Brindisi  ou Vlores entre Italie, Grèce et Albanie,  Sangatte et l’Eurotunnel, la frontière Oder-Neisse repoussée à l’Est entre Pologne et Biélorussie, Roumanie et Moldavie) sont en même temps sollicités par un désir diffus d’Europe et d’Occident.

La proximité géographique est rendue plus aisée par la baisse généralisée du coût des transports, aériens notamment, l’image de l’Occident est diffusée par les chaînes de télévision et de radio reçues dans les pays de départ, les marchés locaux sont approvisionnés par les produits manufacturés occidentaux et les transferts de fonds des migrants suggèrent une consommation ostentatoire qui sert aussi à désenclaver les régions d’origine les plus reculées.

 

La nouvelle donne migratoire
Actualité de la pression migratoire

 

200 millions de migrants et de personnes déplacées de par le monde dont environ un tiers de migration familiale, un tiers de migration de travail et un tiers de réfugiés, soit 3 % de la population mondiale mais 25 millions environ de personnes en situation irrégulière, c’est à la fois peu et en progression lente, mais régulière, dans la spirale de la mondialisation.

Bien que l’écrasante majorité de la population mondiale demeure sédentaire, le nombre de pays et de régions de départ et d’accueil augmente sans cesse. Plus de 60% des migrants ne quittent pas l’hémisphère sud et les trois quarts des réfugiés s’installent dans des pays du Tiers Monde, chez leurs voisins. De nouveaux réseaux dessinent des circuits qui n’ont plus de liens avec les pays d’installation : Iraniens en Suède, Roumains en Allemagne, Vietnamiens au Canada et en Australie, Bangla-Deshis au Japon, Maghrébins et Egyptiens dans les pays du Golfe ou en Libye.

On assiste à un renforcement quantitatif des migrations en provenance d’Asie, notamment au Japon, en Australie, au Canada, en Italie et en France (Chinois, Philippins), à une poursuite de la mobilité de populations venant de Russie et d’Ukraine vers l’Europe de l’Ouest (et la Pologne) et du Sud (Portugal, Grèce). Ce sont les migrations permanentes, aux fins d’emploi, qui ont le plus contribué récemment à la hausse des flux réguliers, parmi lesquelles les migrations hautement qualifiées.

L’asile se caractérise par une forte progression des flux vers les Etats-Unis, l’Allemagne, l’Autriche, la République tchèque, la France. Cinq pays d’accueil ont reçu 58% du total des demandeurs d’asile : le Royaume Uni, l’Allemagne, les Etats-Unis, les Pays-Bas et la Belgique en 2000, par ordre décroissant. Les nouveaux venus sont des Afghans, des Irakiens, des ressortissants de l’ex-URSS, de l’ex-Yougoslavie, des Sri-Lankais, des Algériens, des Somaliens, des Sierra Léonais, des Congolais, des Colombiens. Mais le nombre de réfugiés reconnus est d’une grande stabilité. Les demandeurs d’asile déboutés restent souvent dans les pays d’accueil, formant une population en situation irrégulière des ni régularisables ni expulsables, mais certains retournent chez eux une fois le conflit passé (comme en Bosnie et au Kosovo).

 

Nouvelles mobilités, nouveaux enjeux

 

Le nombre d’admissions légales annuelles en Europe est supérieur à celui des pays d’immigration traditionnels (Etats-Unis, Canada, Australie). Quelques traits distinguent fortement les nouveaux flux des anciens, inscrivant ceux-ci  résolument dans la mondialisation. Tout d’abord, les « couples migratoires », hérités de l’histoire coloniale et de relations privilégiées entre pays de départ et pays d’accueil (France/Algérie, Allemagne/Turquie, Royaume-Uni/pays du Commonwealth) ont perdu de leur force et l’on assiste à une diversification croissante des zones de départ, à destination de pays sans lien apparent avec les nouveaux venus. Ensuite, des migrations nouvelles, urbaines et scolarisées se profilent, assez éloignées de l’immigration de masse des « oiseaux de passage » (selon les termes de Michael Piorre), travailleurs manuels et masculins qui partaient avec l’idée du retour mais se sont souvent sédentarisés.

Enfin, c’est l’imaginaire migratoire de l’eldorado occidental qui est à la source de bien des mobilités, attirées par des métropoles économiques et culturelles du système monde. Partout, l’existence de réseaux transnationaux est une condition nécessaire à la mobilité. Ils se développent par delà la fermeture des frontières et se nourrissent, légalement ou non, de celles-ci.

La mondialisation contribue à installer durablement dans la mobilité des populations de plus en plus variées, tournées vers un mieux être qui n’est plus seulement économique mais aussi social, politique, religieux, culturel. Une économie liée au voyage anticipe cette mobilité, comme ces paysans roumains qui partent « faire une saison » dans les grandes capitales. La légitimité de la fermeture des frontières étatiques se trouve ébranlée par la diversité des formes de mobilité. De plus en plus, les droits de l’Homme s’imposent comme référence supranationale (asile politique, droit de vivre en famille), ou les préoccupations humanitaires (protection temporaire de personnes déplacées), par delà la souveraineté des Etats.

En valeur absolue, l’Allemagne et les Etats-Unis sont les deux premiers pays d’accueil de ces dernières années, suivis, en termes relatifs (entrées régulières par rapport à la population étrangère) par le Japon, la Norvège et le Royaume Uni. La migration pour regroupement familial (mariages inclus, notamment aux Etats-Unis et au Canada) domine, malgré la croissance de la demande d’asile et des migrations aux fins d’emploi. La féminisation de l’immigration est forte, en provenance de l’Asie de l’Est et du Sud-Est et la contribution de l’immigration à l’affaiblissement du vieillissement démographique et à la compensation des pénuries de main d’œuvre est essentielle en Europe et au Japon.

En mars 2000, le rapport des Nations Unies sur la migration de remplacement avait fait grand bruit en insistant sur ces deux points et en élaborant plusieurs scénarios appelant à la reprise des flux migratoires dans ces deux régions. C’est en Allemagne, en Grèce, en Hongrie, en Italie, en Suède et en République tchèque que l’apport migratoire est le plus important pour l’accroissement naturel, bien que ces pays préfèrent les entrées temporaires à la migration permanente. Tous les pays d’accueil cherchent à limiter l’immigration clandestine et l’emploi de travailleurs en situation irrégulière (estimés à 13 millions aux Etats-Unis en 2009) mais manquent de la volonté et des moyens de le faire, en raison d’un conflit permanent entre la logique du marché, poussant à l’ouverture des frontières et celle de l’Etat, poussant à la fermeture (1).

Quelques données de base permettent d’évaluer les tendances récentes de la mobilité mondialisée : tout d’abord, l’accroissement du nombre de migrants au cours des trente dernières années : 77 millions en 1965, 111 millions en 1990, 140 millions en 1997, 150 millions en 2000, 200 millions aujourd’hui ; ensuite, l’inégale répartition des migrations dans le monde : 90% des migrants du monde vivent dans seulement 55 pays, notamment dans les pays industrialisés (selon l’UNESCO : Océanie 17,8%, Amérique du Nord 8,6%, Europe occidentale 6,1%, Asie 1,4%, Amérique latine et Caraïbes 1,7%, Afrique 2,5%) ; enfin le caractère ponctuel des politiques de contrôle face à l’augmentation rapide des flux transfrontaliers. Mais les migrations sud nord ne forment que 61 millions des migrants, contre 60 millions pour les migrations sud sud, 50 millions pour les migrations nord nord, 14 millions pour les migrations nord-sud et 14 millions pour les migrations est-ouest.

Ces migrations entretiennent toutes une relation ambiguë avec le développement, dont elles sont à la fois une cause (désenclavement, transferts de fonds, modernisation des mentalités), et une conséquence (exode rural provoqué par la fracture de sociétés traditionnelles en mutation, établissement de réseaux transnationaux d’échanges économiques, culturels, matrimoniaux), loin de ne résulter que du sous-développement. Faibles, au regard des déséquilibres mondiaux,  elles constituent néanmoins un enjeu majeur du XXIème siècle.

 

Une inégale répartition dans le monde
Europe

En Europe (2), dans l’Europe des 27, on compte près de 30 millions d’étrangers, dont environ cinq millions d’Européens communautaires, auxquels il faut ajouter un volume de populations mobiles : demandeurs d’asile, touristes, étudiants, commerçants et hommes d’affaires en transit, experts, personnes en situation irrégulière. Ces étrangers sont inégalement répartis dans les pays européens. L’Allemagne, avec 7 millions d’étrangers résidents et 8,9% d’étrangers dans la population totale est, de loin, le premier pays d’immigration en Europe. Elle est suivie par l’Espagne (4, 5 millions d’étrangers, soit près de 10% de la population totale), la France (3,3 millions d’étrangers, soit 5 ,6% des habitants et 4,3 millions d’immigrés, c’est-à-dire nés à l’étranger, Français ou non, soit 7,1% de sa population totale), puis par le Royaume Uni (3 millions d’étrangers, 3,8% de sa population totale), la Suisse (30% de sa population totale), l’Italie et la Grèce.

Mais la proportion d’étrangers n’est pas toujours liée à leur poids numérique : ainsi le Luxembourg compte-t-il 400% d’étrangers, suivi par la Suisse alors que la Finlande ne compte que 2% d’étrangers. Malgré la mondialisation des flux, chaque pays a un peu  « ses » étrangers, fruits de l’héritage colonial, de liens privilégiés ou de la proximité géographique avec des pays engagés dans la migration, ce qui met parfois en échec la volonté d’harmoniser les politiques européennes d’entrée et d’asile.

Enfin, on connaît mal la mobilité intra-européenne (cinq millions d’Européens de l’Union sont installés dans un autre pays que le leur), qui est la plus élevée au Luxembourg, suivi de l’Irlande, de la Belgique, du Portugal, de la Suède, de l’Espagne et de la Grèce. En Europe de l’Ouest, on constate pourtant que, depuis une vingtaine d’années, la part des étrangers originaires de pays tiers a augmenté et que certaines nationalités ont gagné en importance (migrants originaires des pays d’Europe centrale et orientale en Allemagne et au Royaume Uni et Irlande, Marocains et Sénégalais en France et en Italie, ex-Yougoslaves aux Pays-Bas), tandis que des nationalités nouvelles s’affirment dans le paysage migratoire dans des « niches » d’emplois caractérisées par un auto-recrutement des nationalités entre elles : Pakistanais, Vietnamiens, Iraniens, Sri-Lankais, Chinois,

Quant aux flux de l’Est, le groupe le plus important est celui des Polonais. En Europe de l’Est, on a assisté depuis la chute du mur de Berlin, à un désenchevêtrement des nationalités et à des migrations ethniques de retour, tandis que s’organisaient de nouvelles filières migratoires dans des pays qui sont à la fois des pays de départ, d’accueil et de transit (Pologne, Russie, Ukraine) (3). Parmi les migrations ethniques, deux millions d’ Aussiedler venus de l’ex URSS, de Roumanie, de Pologne sont venus s’installer en Allemagne dans les années récentes, familles comprises ayant pu acquérir la nationalité allemande au titre du droit du sang depuis la chute du mur de Berlin ; 500 000 Bulgares d’origine turque sont retournés en Turquie, la Finlande a connu des retours de Finnois de l’ex-URSS et des Etats baltes. Les migrations de voisinage (Roumains en Hongrie, Tchèques en Slovaquie, Ukrainiens en Pologne) compensent le faible impact de la mondialisation des migrations dans cette zone,  hormis celle induite par les trafics qui l’utilisent comme plaque tournante (prostitution, passage à l’Ouest de migrations illégales provenant notamment d’Asie).

Au cours des années 1980 et 1990, l’Europe est ainsi devenue explicitement un continent d’immigration, non sans quelques réticences dans les mentalités : obsession du risque migratoire vécu comme un défi (4), interrogation sur les identités nationales, idée répandue selon laquelle les clandestins gênent l’intégration de ceux qui sont là. L’Europe est la seule région d’accueil au monde à avoir suspendu ses flux migratoires de main-d’œuvre salariée depuis plus d’un quart de siècle (de 1974 à 2000), à tarder à reconnaître l’immigration comme partie prenante de son identité collective et à continuer d’afficher la fermeture malgré ses perspectives de vieillissement démographique et de manque de main d’œuvre. Les frontières sont contournées par des filières qui alimentent un esclavage moderne, faute d’adaptation des politiques nationales et européennes  aux  réalités de la mondialisation des flux (5).

 

Amériques

Le continent américain a été fortement affecté par les évènements du 11 septembre (renforcement des dispositifs de sécurité à l’entrée et lutte accrue contre l’immigration clandestine), même s’ils ont eu un faible impact sur les mouvements migratoires. Aux Etats-Unis, les entrées sont soumises à des plafonds d’admission par régions géographiques (dans le cadre du regroupement familial) et par secteurs d’activités (migrations temporaires de personnes hautement qualifiées et de « bras »). On assiste à une hausse de la population migrante, originaire notamment d’Asie et d’Amérique latine dans ce pays (9,3%) ainsi qu’au Canada (17,4%). Ce dernier pays cherche aussi à recruter, mais de façon permanente, une migration sélectionnée grâce à des « permis à points », car il perd  une partie de ses propres ressortissants et de ses migrants de haut niveau au profit des Etats-Unis.

Plusieurs accords sont venus consacrer l’intégration régionale de l’Amérique du Nord (ALENA, Association de libre échange nord américaine), mais il est difficile de dire si l’ALENA a eu pour effet de diminuer ou d’accroître les migrations. La frontière américano-mexicaine est un haut lieu de passages clandestins : comme disent les « Chicanos », « ce n’est pas nous qui traversons la frontière, c’est la frontière qui nous traverse » (6). Depuis le 11 septembre, la politique des visas s’est durcie alors que la possibilité pour les Mexicains de postuler à un emploi légal aux Etats-Unis semblait connaître une embellie.

De son côté, l’Amérique latine a connu ces dernières années une forte mobilité, mal maîtrisée et un changement de la nature des tendances migratoires : migration interne (Brésil), internationale (Colombiens et Péruviens vers le Costa Rica, le Venezuela et le Paraguay, Nicaraguayens et Guatémaltèques vers le Mexique) et émigration vers l’extérieur (Caraïbéens vers les Etats-Unis et le Canada, Mexicains vers les Etats-Unis, le plus important mouvement de population de la planète). La difficile gestion des flux est source d’une conflictualité potentielle entre les Etats à cause d’une augmentation considérable du flux intra-régional depuis dix ans. Les pays qui présentent le plus fort nombre de départs sont le Mexique, Cuba et la Colombie.

Les guérillas, les mouvements de réfugiés, les migrations de retour (« Nikkeijins » du Brésil vers le Japon, Chiliens retournés au Chili) viennent ajouter à la diversité des types de migrations. Le processus de Puebla, issu de la première conférence régionale sur les migrations de 1996, est destiné à élaborer une coopération intra-régionale pour gérer la migration, résoudre la question des frontières communes, lutter contre les trafics d’êtres humains et protéger les droits des migrants irréguliers. Mais on est encore loin du rêve de la libre circulation des personnes.

 

Asie

A certains pays d’attraction des migrants, aux économies très développées (Japon, Hong Kong, République de Corée, Taïwan), s’opposent des pays parmi les plus pauvres du monde pour lesquels la migration est une forme de survie, quand elle ne constitue pas une fuite ou un départ forcé. Certains pays sont de grandes zones d’accueil de réfugiés : Iran, Pakistan, Syrie. Certains pays sont à la fois des foyers d’émigration et d’immigration, comme la Thaïlande et la Malaisie, entraînant une migration en chaîne où les uns quittent le pays pour de meilleurs emplois, remplacés par d’autres venus y chercher du travail. La diversité des migrants est à la mesure de la variété des situations: travailleurs sous contrat, migration très qualifiée, étudiants, demandeurs d’asile, personnes déplacées pour cause de catastrophes écologiques, migration de retour, clandestins incluant le trafic de femmes et d’enfants.

L’Asie centrale (sud de la CEI incluse) est tout entière affectée par les nouvelles mobilités survenues depuis la chute du mur de Berlin : départs de Russes et d’Ukrainiens après la constitution d’Etats indépendants, rapatriements de peuples déportés comme les Tatars de Crimée, migrations ethniques comme les Juifs vers Israël, mouvements de réfugiés comme les Afghans, migrations de travail (Ouzbeks, Tadjiks), fuite des cerveaux. Une migration chinoise, mobile, investit des métiers peu qualifiés ou des commerces ambulants.

Le Moyen Orient est, depuis vingt ans, une zone de forte attraction de main d’œuvre, souvent qualifiée de sud-sud : 35% de travailleurs étrangers en Arabie saoudite, 68% au Koweït et 75% dans les Emirats arabes unis.

La Turquie a été, ces dernières années, fortement affectée par des migrations de transit et de réfugiés. C’est à la fois un pays de départ vers l’Europe, mais plus récemment d’accueil pour des migrants en attente d’une autre destination, venus d’Irak, d’Iran, d’Egypte, du Maroc, d’Afghanistan, de Bosnie, du Kosovo, migrants économiques détournés faute de pouvoir entrer dans l’Europe de Schengen, migrants venus chercher refuge, migrants de retour (Turcs de Bulgarie).

En Asie du Sud et du Sud-Est, plusieurs pays sont passés de l’émigration à l’immigration. Les causes en sont multiples : émergence de la Chine dans l’espace migratoire, dont la « diaspora » est évaluée à 30 à 50 millions de personnes à l’étranger (7), développement d’une migration illégale à l’intérieur même des pays asiatiques, apparition d’une population qualifiée faisant l’objet d’une demande élevée, dans la région et au-delà (Europe, Etats-Unis, Canada), baisse de la fertilité et disparité démographique entraînant un besoin de migrants au Japon, en Corée et en Australie notamment, impact de la récession sur les pays à économies d’exportation comme Singapour ou les Philippines, baisse du niveau de vie et des salaires dans certains secteurs comme la construction et l’industrie, accroissement du trafic de clandestins, incluant les femmes et les enfants. Les conséquences en sont une féminisation accrue des flux migratoires provenant des Philippines, d’Indonésie et du Sri Lanka et une dépendance économique des pays d’origine à l’égard des transferts de fonds des migrants (305 milliards de dollars en 2008).

Les principaux pays d’accueil sont le Japon, la Corée et Taiwan, Hong Kong, Singapour et Brunei, mais la proportion de migrants est très variable d’un pays à un autre (1,5% au Japon, 4% en Thaïlande, 20% en Malaisie, 27% à Singapour). Les principales zones de départ sont, outre la Chine (30 à 50 millions), l’Inde (20 millions environ), l’Indonésie, les Philippines (millions sont à l’étranger). En 1996, un Philippin sur 11 était un migrant international, installé pour un tiers au Moyen Orient,  un tiers aux Etats-Unis et le reste en Europe et en Asie. Les deux plus grandes diasporas, chinoise et indienne, développent des formes de migrations d’allers et retours d’une partie seulement de la famille, avec double résidence et des retours à la retraite.

 

Australie, Pacifique

En Australie, 23% de la population est née à l’étranger. Il s’agit surtout d’entrées régulières et sélectionnées selon un régime de visas « à points » en fonction de la qualification, des liens familiaux et de critères humanitaires, révisé régulièrement en fonction du contexte économique et scientifique (étudiants), en vue d’attirer des résidents permanents. Originaires d’Océanie, d’Europe (50%), d’Asie (30%), d’Afrique et des Amériques, les migrants se sont beaucoup diversifiés, avec un accroissement du nombre des Asiatiques depuis l’abandon de la politique de l’Australie blanche (Vietnamiens, Chinois, Philippins) et l’adoption du multiculturalisme comme modèle de citoyenneté (8). Mais le pays a récemment réagi durement à l’afflux de demandeurs d’asile et de clandestins.

 

Afrique

Si l’Afrique du Nord est une région traditionnelle de départs vers l’Europe et, à un moindre degré vers les pays du Golfe, les Etats-Unis et le Canada, c’est aussi une zone d’accueil et de transit pour les migrants sub-sahariens : les frontières sont des lieux de passages et d’échanges traditionnels et sont difficiles à contrôler, au Sud pour les entrants comme au Nord pour les partants.

L’Afrique sub-saharienne comporte une très grande diversité de situations migratoires. On distingue des pays d’accueil traditionnels (Côte d’Ivoire, Gabon, Afrique du Sud, Botswana), des pays de départ (Burkina, Lesotho), des pays d’accueil et de départ (Sénégal, Nigeria, Ghana), des pays d’accueil devenus des pays de départ (Ouganda, Zambie, Zimbabwe), des zones de départ et d’accueil de réfugiés (Burundi, Ethiopie, Liberia, Malawi, Mozambique, Tanzanie, Rwanda, Somalie, Soudan), ainsi qu’une migration de commerçants, de travailleurs qualifiés, de nomades, de frontaliers. La plupart de ces migrations se font hors du contrôle des Etats, de façon irrégulière et dans un cadre régional. La sécheresse, la pauvreté, les guerres civiles ont mis sur la route des milliers de migrants dont il est parfois difficile de faire la part entre la migration forcée et la migration économique.

En Afrique centrale, les conflits ethniques ont abouti à d’importants déplacements de population tandis que l’Afrique de l’Ouest, engagée de longue date dans la migration externe vers l’Europe et les Amériques, connaît aussi une migration interne régionale Le Sud de l’Afrique abrite une migration de main d’œuvre de voisinage ainsi que de travailleurs qualifiés.

Outre les crises politiques et économiques, le moteur de la mobilité est d’origine familiale, structuré en réseaux qui tissent des liens permanents entre le migrant et son milieu de départ (transferts de fonds, « tontines », installations d’équipements collectifs). Une migration féminine ainsi qu’une migration de cadres et d’intellectuels, de jeunes clandestins, de commerçants essaime dans tout le continent mais aussi vers l’Europe, les Etats-Unis et les pays du Golfe persique. Tout porte à penser que la migration sub-saharienne va se poursuivre, compte tenu de l’absence de perspectives à court terme pour le plus grand nombre.

Partout dans le monde, la mondialisation des migrations (9) n’est que superficiellement affectée par les politiques de maîtrise des flux et d’intégration engagées par les pays d’accueil. Durant ces dernières années, face à une déferlante migratoire redoutée qui ne s’est pas produite, on a tendu à considérer que la fermeture des frontières était un cadre général et permanent alors que les principes des droits de l’Homme (notamment la déclaration Universelle de 1948)  rappellent le droit de quitter tout pays y compris le sien.

 

Un nouveau questionnement pour les relations internationales
Une remise en cause du modèle étatique westphalien

 

Les migrants constituent, de plus en plus, des acteurs anonymes de la mondialisation : transgression des frontières étatiques (10), transferts de fonds, contribution au co-développement, construction de réseaux transnationaux, pluralité des allégeances, des références et des choix. L’individu reprend place dans le système international, comme l’avait déjà perçu Grotius en son temps.

Les nouvelles mobilités, à l’échelle mondiale, sont caractérisées par la diversification des profils de migrants : féminisation, classes moyennes urbaines, mineurs isolés, exode des cerveaux, mouvements de commerçants et d’hommes d’affaires, réseaux mafieux, mais aussi des « bras » dans les services demandeurs de main d’œuvre, venus tenter leur chance malgré la fermeture des frontières. Les zones de départ et d’accueil changent également de profil : ce ne sont plus des pays que l’on quitte ou vers lesquels on va, mais des régions engagées dans la migration se dirigeant vers de grandes métropoles mondiales.

Ainsi, ce  sont rarement les plus pauvres qui partent, mais ceux qui sont inscrits dans des réseaux migratoires, parfois à l’échelle de l’économie monde.  Enfin, ces nouveaux migrants développent des formes de mobilité qui ne sont plus nécessairement une migration d’installation mais des migrations qualifiées parfois d’incomplètes (Europe de l’Est), inscrites dans une co-présence ici et « là-bas » avec installation dans la mobilité et migration-circulation comme mode de vie.

Ils interpellent, tout comme ceux qui sont sédentarisés de plus longue date, la scène internationale de diverses manières : développement de la citoyenneté de résidence (modification du code de la nationalité dans beaucoup de pays d’accueil accordant une plus large place au droit du sol, revendication et mise en place  du vote local pour les étrangers installés), appel au modèle de multiculturalisme, interrogations sur les allégeances des immigrés et des générations issues de l’immigration de culture musulmane lors des « affaires » de foulard, de la Guerre du Golfe ou du 11 septembre, émergence d’un vote immigré chez ceux qui ont acquis la nationalité du pays d’accueil, comme en Californie ou en France, influence des pays d’origine sur les références des populations concernées, sécuritarisation de l’immigration dans le discours politique interne et international (11). Cela se traduit par des politiques de renforcement du contrôle des frontières,  de création de zones tampons, d’inscription de la dimension migratoire dans la définition des politiques de sécurité (dialogue euro-méditerranéen, coopération policière européenne, OTAN).

L’ensemble de ce contexte implique la prise en compte de l’immigration dans l’analyse politique internationale (12) : interférence de l’ordre interne et de l’ordre externe (13), déclin de l’échelon étatique dans une dynamique où l’Etat n’est plus l’acteur principal, A bien des égards donc, l’immigration dérange l’ordre international. Elle illustre aussi, à la manière de James Rosenau (14), la multiplication des acteurs non étatiques et la coexistence de deux mondes, celui des Etats et celui des acteurs non étatiques, tout en soulignant l’apparition de nouvelles frontières, institutionnelles, économiques, sociales, culturelles, religieuses sur la scène mondiale.

 

 

L’immigration, un thème sécuritaire tant
à l’échelle internationale qu’en politique intérieure

 

L’une des conséquences de la mondialisation des flux migrations est la tendance à transformer le phénomène migratoire en un thème sécuritaire par excellence : crainte de l’invasion démographique, de la perte de contrôle des frontières, des altérations de l’identité culturelle, de la déliquescence de l’Etat providence et surtout des dangers de l’Islam. Déjà, Samuel Huntington (15) substituait, en 1996, le conflit des civilisations, occidentale et islamique notamment, à l’affrontement des blocs Est-Ouest. Depuis, le thème migratoire a été incorporé dans bien des analyses stratégiques, dans les mêmes termes que le péril rouge, même si la mondialisation des migrations n’a rien d’une conquête et représente plutôt un processus lent et continu.

Pourtant, les politiques migratoires sont de peu d’effet dans la prévention du terrorisme, le 11 septembre n’a pas eu beaucoup d’impact sur les mouvements de population (16). Les termes de menace, de défi, sont volontiers transposés du discours militaire et de sécurité Est-Ouest aux analyses  des migrations en termes stratégiques.

Une telle évolution peut apparaître dangereuse, car elle renforce la vision sécuritaire de l’immigration. Les nouvelles formes de mobilité  dans un monde où le droit à la mobilité est loin d’être  du fait du régime des visas, le vivre ensemble, la redéfinition de la citoyenneté dans des Etats pluriethniques et multiculturels,  l’évaluation des besoins économiques et démographiques des Etats d’accueil, la gouvernance mondiale des migrations dans une perspective de développement des pays de départ sont un enjeu plus essentiel.

 

Conclusion

L’internationalisation du thème de l’immigration est assez récente, posant la question de la place de l’Etat, des frontières et de leur transgression. De nouvelles mobilités constituent des systèmes migratoires complexes et complémentaires régionalisés se dirigeant vers de grandes métropoles (Saskia Sassen) , dans un monde de plus en plus urbanisé , où l’espace local côtoie le transcontinental. De leur côté, les migrants interrogent une autre dimension de l’international, le développement, à travers de nouveaux acteurs non étatiques (ONG, associations, groupes informels de migrants).

Un autre questionnement est celui des formes multiples de la diplomatie de la migration, des intrusions éventuelles des pays d’origine dans les comportements politiques, associatifs et culturels des migrants, dans un monde où  la pluralité des références est à la fois redoutée et valorisée, de la place de l’asile  dans l’internationalisation du thème migratoire, dans la dimension internationale de la politique intérieure : banlieues urbaines où des facteurs externes peuvent être importés dans l’ordre interne des Etats, réseaux transnationaux, qui traversent les frontières. Les migrations sont aujourd’hui au cœur d’un nouvelle approche des relations internationales.

 

(1) Wayne Cornelius, Philip Martin, James Hollifield,  Controlling Immigration. A Global perspective. Stanford, Stanford University Press, 1994

(2) Catherine Wihtol de Wenden, L’immigration en Europe. Paris, La Documentation française, 1999. Voir aussi, du même auteur et du même éditeur, L’Europe des migrations, 2001.

(3) Anne de Tinguy, Catherine Wihtol de Wenden, « Est : Ces immigrés qui viendraient du froid », Panoramiques, N° 14, 1994 et, des mêmes auteurs, L’Europe et toutes ses migrations, Bruxelles, Complexe, 1995

(4) Bertrand Badie, Catherine Wihtol de Wenden, Le défi migratoire. Questions de relations internationales. Paris, Presses de la FNSP, 1994

(5) Catherine Wihtol de Wenden, Faut-il ouvrir les frontières ? Paris, Presses de Sciences Po, 1999. Voir aussi La Globalisation humaine. Paris, PUF, 2009 et Atlas mondial des migrations, 2ème édition, Autrement, 2009

(6) Entre 1998 et 2001, 1 573 migrants clandestins sont morts à la frontière américano-mexicaine et, depuis le 11 septembre, les clandestins «  sont mis dans le même sac que les terroristes », Le Monde, 18-19 Août 2002

(7) Carine Guerassimov, «L’impact de la nouvelle migration chinoise sur les relations de la Grande-Bretagne avec la République populaire de Chine », Bulletin du CAP, Ministère des Affaires Etrangères, N° 75, Fév. 2002

(8) Stephen Castles, Alastair Dadidson, Citizenship and Migration. Globalization and the politics of belonging. London, Macmillan, 2000

(9) Migrations Société, vol. 14, N° 79, janv.-fév. 2001 ; OIM, Etat de la migration dans le monde, 2000 ; HCR, Les réfugiés dans le monde, Paris, Autrement, 2000 ; « La migration internationale en 2000 », Revue internationale des sciences sociales, N° 165, Septembre 2000.

(10) Saskia Sassen, Losing Control. Sovereignty in an age of globalisation. New York, Columbia University Press; 1995; Myron Wiener, The Global Migration Crisis. Challenges to States and to Human Rights, New York, Harper Collins, 1995.

(11) Martin Heisler, « Contextualising global migration : sketching the socio-political landscape in Europe », UCLA Journal of International Law and Foreign Affairs, 3, 2., Fall/Winter 1998-1999; Didier Bigo, Polices en réseaux. Paris, Presses de Sciences Po, 1996 et, du même auteur L’Europe des polices et de la sécurité intérieure. Bruxelles, Complexe, 1992 ; Wenceslas de Lobkowicz, L’Europe et la sécurité intérieure. Une élaboration par étapes. Paris, La Documentation française, 2001.

(12) Rémy Leveau, « Vers une société civile internationale ? » Relations internationale,s N° 54, 1998 et, du même auteur, « Influences extérieures et identités au Maghreb : le jeu transnational », Cultures et Conflits, N°8, 1992-1993.

(13) Aristide Zolberg, « Immigration : l’influence des facteurs externes sur l’ordre politique interne «  in Jean Leca, Traité de Science Politique, 1985, Paris, PUF, Tome II.

(14) James Rosenau, Along the Domestic Foreign Frontier : exploring Governance in a Turbulent World, 1997.

(15) Samuel Huntington, The Clash of Civilisations, Cambridge, Harvard University Press, 1996.

(16) Catherine Wihtol de Wenden, « La dynamique mondiale des flux migratoires », Esprit, Dossier « Le monde après le 11 septembre », N° 8-9, Août-Septembre 2002.

(17) Saskia Sassen, , The Global City. New York, London, Tokyo. Princeton University Press, 1991.

(18) Sophie Body-Gendrot, Violences urbaines. Paris, Presses de Sciences Po, 2001.

(19) Aristide Zolberg, Astri Suhrke, Sergio Aguayo, Escape from Violence. Conflict and the refugee crisis in the developing world, New York, Oxford University Press, 1989.

 

Catherine Wihtol de Wenden, CNRS (CERI)

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