Les politiques vis-à-vis du secteur associatif dans la Syrie de Bachar al-Assad (2000-2010)

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L’objectif de ce bref article est de montrer comment le gouvernement syrien a défini, encadré et contrôlé le secteur associatif au cours des dix dernières années. Toutefois, le rétrécissement de l’espace public, suite au coup d’arrêt donné au « Printemps de Damas » en 2001, n’a pas entraîné un retour au statu quo de l’époque de Hafez al-Assad[1].

Entre les années 2000 et 2010, le nombre d’initiatives associatives autorisées par le Ministère des Affaires Sociales et du Travail (MAST) s’est fortement accru. Le gouvernement a encouragé le développement d’un certain type de société civile apolitique (moujtama’ ahli) en même temps qu’il a réprimé les initiatives plus contestataires telles que les ONG de défense des droits de l’Homme (moujtama’ madani). On a pu constater ainsi l’apparition de nouveaux acteurs associatifs, mais aussi la renaissance d’autres structures qui existaient déjà auparavant et dont l’action était très restreinte.

Après plusieurs décennies de mise au pas systématique de la société civile, ce revirement des politiques vis-à-vis du secteur associatif doit être compris dans le cadre d’une redéfinition de l’action publique dans un contexte de diminution des ressources étatiques et de renouvellement de la classe dirigeante.

En effet, autrefois principal agent développeur et détenteur du monopole sur le discours développementaliste, l’Etat syrien de Bachar al-Assad a déclaré ne plus être en mesure de mener à lui seul le processus de développement. Le Xe Plan Quinquennal (2006-2010), principal document programmatique des nouvelles orientations de l’Etat, introduit une nouvelle « grammaire » d’action publique censée poser les bases d’un nouveau « contrat social ». Dans ce cadre, les pouvoirs publics syriens ont opté dans cette période pour mener une politique de « décharge de l’Etat »[2], consistant à transférer une partie des responsabilités sociales sur le secteur privé et sur les acteurs associatifs, parfois sous forme de « partenariats ».

Quelle redéfinition des politiques associatives
dans la Syrie de Bachar al-Assad ?

Après son accession au pouvoir en juin 2000, Bachar al-Assad met très vite sur son agenda la question associative et la réforme de la loi relative aux associations. La Première Dame se dit intéressée par le développement du secteur associatif et s’engage dans plusieurs projets dont le Syria Trust for Development crée en 2007. Parallèlement, l’ancienne Ministre des Affaires Sociales et du Travail, Diala al-Hajj Aref, dont le ministère est chargé du contrôle et de la gestion de ce secteur, déclare à moult reprises l’importance du sujet aux yeux de son ministère. Dans ce cadre, l’analyse de la redéfinition des politiques associatives pendant cette période peut s’effectuer à plusieurs niveaux : d’abord au niveau du discours produit par les pouvoirs publics, puis au niveau de la mise en œuvre et, enfin, au niveau des implications sur le champ associatif lui-même.

Sur le plan discursif, le changement de ton des représentants du gouvernement syrien est manifeste. La société civile devient un « partenaire incontournable », un « troisième pilier » qui vient compléter le travail du secteur public et du secteur privé. Dans le XPlan Quinquennal, par exemple, une partie du 6ème chapitre est consacrée, pour la première fois, à la société civile (al- moujtama’ al- ahli).

Sur le plan de la mise en œuvre, les politiques adoptées par le MAST dans cette période reflètent aussi une rupture avec les décennies précédentes. Un bureau est créé afin de mieux administrer et contrôler les acteurs et les projets du domaine associatif. Puis un processus de normalisation est entamé dans le but d’enregistrer les associations qui travaillaient jusque là sans l’autorisation du MAST. Des lettres sont alors envoyées pour inciter les responsables à légaliser leurs associations et à les enregistrer auprès du ministère. Au demeurant, ce passage de l’informalité à la légalité s’avère être une épreuve délicate tant pour les associations, confrontées aux normes et au contrôle strict des institutions étatiques, que pour les institutions publiques et l’Etat lui-même, qui se retrouvent face à des acteurs non-étatiques plus nombreux et plus puissants qu’il faut suivre et surveiller. Parallèlement à tout cela, les procédures nécessaires pour créer de nouvelles associations sont assouplies.

Enfin, si l’on s’intéresse à l’impact de ce revirement des politiques du MAST, on observe d’une part l’explosion[3] du nombre d’associations qui sont enregistrées à partir de l’année 2005[4] et, d’autre part, la diminution du nombre d’associations non-déclarées ou informelles qui existaient auparavant.

 

Normes et modalités de contrôle
du secteur associatif syrien

La mise sur agenda de la question associative au début des années 2000 est accompagnée de l’annonce d’un amendement concernant la loi des associations, en vigueur depuis l’année 1958 (loi n° 93)[5]. L’annonce de cette réforme suscite un grand débat au sein des milieux politiques, associatifs et de la coopération internationale. La presse de l’époque le reflète ainsi dans de nombreux articles. Les ateliers de travail organisés par le MAST se multiplient alors. Sans critiquer la loi existante, la Ministre parle elle-même de la nécessité d’une réforme qui rendrait plus flexible le processus d’enregistrement et la routine administrative. Pourtant, cet amendement ne verra jamais le jour. A partir de l’année 2007, les cadres associatifs, sceptiques, se plaignent d’avoir été écartés des discussions et dénoncent un processus qui serait « dans sa phase finale » depuis plus de six ans.

A ce jour, la loi n° 93 reste en vigueur. Adoptée à l’époque de la RAU[6] et inspirée directement de la loi égyptienne (beaucoup plus contraignante que la syrienne à l’époque), la loi n° 93 est actuellement une des plus restrictives du monde arabe. Le cadre légal régule par écrit tous les cas de figure qui peuvent se présenter dans la vie d’une association. Lors de l’enregistrement, le MAST peut décider de ne pas donner à une association l’autorisation s’il considère qu’elle touche à l’intégrité de l’Etat ou aux valeurs morales et religieuses. Les membres fondateurs sont par ailleurs soumis à une enquête menée par les services de la Sûreté générale. Le pouvoir d’appréciation discrétionnaire du ministère permet tous les refus arbitraires. Les objectifs de l’association doivent correspondre aux programmes d’action définis par le ministère et, une fois déclarés, ne peuvent être modifiés. Le changement ou l’élargissement des domaines d’action exigent un permis spécial.

Une fois la phase de l’autorisation dépassée, le MAST a d’énormes prérogatives lui permettant de s’immiscer dans le fonctionnement des associations et dans la prise de décision. Les représentants du ministère ont le droit d’assister aux réunions sans avis préalable. Le ministère peut aussi décider du nombre de membres du conseil administratif, de la dissolution de l’association ou de la fusion de plusieurs associations en une seule. Il peut nommer un de ses fonctionnaires comme membre du conseil administratif de l’association (mesure non appliquée) et peut annuler n’importe quelle décision de l’association en cas d’urgence. Le ministère contrôle les budgets, les activités et les réunions. La moindre action exige une permission des autorités. Les contacts avec l’extérieur doivent être autorisés par le MAST et entérinés par le Ministère des Affaires Etrangères. Toute assistance ou financement étrangers exigent un accord préalable qui peut prendre plusieurs mois ou être refusé. En ce qui concerne la collecte de dons dans les mosquées, une permission supplémentaire du Ministère des Waqfs est requise. A tout cela, il faut ajouter les visites régulières des moukhabarat qui surveillent de près leurs activités.

Au-delà de ces normes très restrictives, le MAST exerce des mesures de contrôle supplémentaires. Il détient le monopole de toute information concernant ce secteur. Il n’y a pas de registres disponibles qui répertorient le nom des associations, leur nombre ou leurs activités. Par ailleurs, depuis 2007, le Statistical Abstract ne chiffre plus les associations en activité. Il devient donc difficile d’apprécier l’ampleur du développement du secteur associatif. En plus de cela, de nouvelles normes plus restrictives ont été créées depuis la fin de l’année 2008. Tout d’abord, les tables de charité typiques du mois de Ramadan ont été interdites dans les mosquées et les lieux publics. Puis, les hommes religieux musulmans ont été bannis des conseils d’administration du jour au lendemain, alors que des mesures ont été prises pour un meilleur suivi des financements et des comptes des associations.

Le Ministère des Affaires Sociales et du Travail contrôle aussi les associations à travers les processus de sélection des acteurs. En décidant qui peut obtenir la permission de créer une nouvelle association, qui peut construire un nouveau bâtiment ou élargir son domaine d’action, qui peut participer aux trainings organisés par l’ONU ou par la délégation de la Commission Européenne, qui peut bénéficier de l’aide étrangère, etc., les pouvoirs publics ont essayé de donner forme à une société civile soumise, dépolitisée et surtout non contestataire. On a ainsi privilégié les associations caritatives, environnementales et développementalistes aux associations culturelles ou de plaidoyer, celles-ci étant plus liées aux milieux d’opposition intellectuels de gauche. Dans ce contexte de contrainte, le Syria Trust for Development a cherché à s’ériger en tant qu’acteur central d’une société civile ahli qu’il a tenté de façonner et de coordonner à sa guise. Cette GO-NGO (Government-Organized Non-Governmental Organization) a constitué un véritable canal de cooptation des élites et de dépolitisation de la société civile.

La redéfinition réelle des politiques associatives, sous la présidence de Bachar al-Assad, n’a donc pas entraîné une vraie libéralisation du secteur. Les promesses et les attentes suscitées les premières années (2000-2006) au sein des milieux associatifs ont été suivies par des années de frustration et désenchantement (2008-2010). L’Etat s’est en effet « déchargé » d’une partie de ses prérogatives sociales, brisant ainsi l’ancien pacte social, mais il n’a pourtant pas accompagné cette logique d’un assouplissement de son contrôle sur l’arena politique. Le résultat, on le voit aujourd’hui : une défection massive des citoyens syriens vis-à-vis du projet baathiste d’antan.

 

[1] Hafez al-Assad, père de Bachar al-Assad, a été le président de la Syrie entre 1970 et 2000, date de sa mort.
[2] Sur ce concept voir Béatrice Hibou, « La “décharge”, nouvel interventionnisme? », Politique africaine, n° 73,  1999, p. 6-15.
[3] Les statistiques officielles syriennes montrent la progression suivante : 596 associations en 1962 ; 591 en 1973 ; 577 en 1984 ; 505 en 1994 ; 518 en 2001 ; 606 en 2004 ; 1012 en 2005 ; 1187 en 2006 ; 1483 en 2009.
[4] Cette date emblématique coïncide avec l’adoption de l’« Economie sociale de marché » lors du Xe Congrès du Parti Baath et avec l’entrée en scène du réformateur Abdullah Dardari.
[5] La loi n° 93  venait abroger la loi n° 47 de 1953 qui n’exigeait pas des associations une autorisation préalable de l’Etat pour pouvoir travailler.
[6] République Arabe Unie.

 

Laura Ruiz de Elvira

Laura Ruiz de Elvira

Laura Ruiz de Elvira chercheur à l’Institut Français du Proche-Orient / EHESS .