Nous connaissons mal le monde parce qu’on ne nous le raconte pas. Les crises sont incomprises, les acteurs caricaturés, les enjeux faussés. Le journalisme d’aujourd’hui, en Occident comme ailleurs, s’ébroue dans la satisfaction de sa propre vitesse. Ou bien se complaît dans l’abstraction froide de ses impossibles investigations.
Mais qui raconte le monde ? Ses odeurs, ses banalités, ses routines. La grandeur de ses assassins, les illuminations de ses divas, la dignité de ses esclaves. On cherche en vain, dans la presse écrite, de grands reportages nous donnant à éprouver, à notre tour, cet autre monde que le reporter a parcouru une première fois pour nous. On cherche en vain le récit d’expériences inouïes, d’obstinations généreuses, de joyeuses témérités. Or, on nous offre des choses brutes, incompréhensibles, fades, la plupart du temps simplement repeintes avec un « style maison », c’est-à-dire du mauvais goût. On nous offre des faits. On nous fait croire qu’ils sont « objectifs », ces faits, puisqu’on ne fait pas de philosophie en école de journalisme : on ne sait pas qu’ils n’ont d’autre signification que celle que nous leur donnons. On croit que la déontologie est là, dans cet équilibre de pisse-froid, d’indécis, de tiède hypocrite qui n’assume pas ses convictions. Chacun a eu la parole, moi aussi, tout le monde est content, le devoir est rempli et que l’on vienne pas nous critiquer.
Nous cherchons nos semblables et nous tombons sur une corporation. On cherche notre monde et on trouve des télex, agrémentés parfois d’une confiture d’opinion. Triste et décevant. Nous n’achetons plus les journaux. Car les faits sont désormais gratuits. Mais les grandes histoires sont rares et précieuses.
Du coup, il est tout de même amusant de voir que bon nombre de nos directeurs de journaux se drapent dans les capes d’Albert Londres et Joseph Kessel, au gré de prix littéraires distribués à des copains ou d’opportunités marketing du moment, et font tout pour que leurs employés ne « fassent pas du Blaise Cendrars ». Mais si, laissez-les faire du Blaise Cendrars, du Ryszard Kapuściński, du Jean-Claude Guillebaud ! Comme vous même, tous en rêvent secrètement ! Les lecteurs aussi en rêvent ! Supprimez vos « confidentiels » et vos « analyses », vos quatre pages de sondages et vos « petites phrases » venimeuses. Barbez-nous sur des pages et des pages avec le roi idiot du Swaziland, les amours des favelas de Rio, les villages rebelles de la Grèce. Ennuyez-nous, saoûlez-nous, ne nous donnez pas le choix. La France pourrait le faire : elle a une langue après laquelle le monde a couru pendant ses siècles. Notre patrie sait faire advenir des écrivains qui enflamment et réveillent.
Nous serions alors un peuple unique, cultivé et conscient. Nous saurions parler la langue de nos ennemis et anticiper les désirs de nos amis. Mais je rêve, bien sûr. Le changement, ce n’est pas maintenant.
Léonard Vincent
Il est l’auteur du récit « Les Erythréens » paru en janvier 2012 aux éditions Rivages.
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