« Rare », un livre sur la cause politique des maladies peu fréquentes

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Rare, un livre de Caroline HuyardLa notion de maladie rare évoque aujourd’hui des milliers de maladies graves, complexes, qui isolent et singularisent ceux qu’elles touchent. Elle renvoie également au travail politique mené depuis trente ans par des personnes qui sont tantôt vues comme les victimes d’un système de soins conçu pour traiter les grands nombres, et tantôt comme des activistes devenus des partenaires incontournables des professionnels de santé. Cet ouvrage apporte un éclairage inédit sur l’histoire de cette catégorie, sur l’expérience des malades et de leurs proches, ainsi que sur le fonctionnement des associations constituées autour de ces affections.

La première partie du livre est une mise en perspective historique. La notion de maladie rare est définie pour la première fois aux États-Unis en 1984, pour les besoins d’une loi qui créé le statut de médicament orphelin, l’Orphan Drug Act. Elle n’est introduite en Europe qu’en 2000, avec l’adoption du Règlement européen sur les médicaments orphelins – selon lequel est rare une affection qui touche moins de 1 personne sur 2000. Les maladies rares sont donc indissociables des médicaments orphelins. Mais elles le sont de deux manières bien différentes : comme solution dans un cas, comme problème dans l’autre. Initialement, la notion de maladie rare devait remédier à l’existence de médicaments « sans abri » aux États-Unis dans les années 1960. En 1962, une loi avait imposé la réévaluation de l’innocuité et surtout de l’efficacité de tous les médicaments autorisés depuis 1938.

Du fait de problèmes de brevetabilité ou de coûts liés aux nouveaux essais cliniques, les entreprises pharmaceutiques avaient renoncé à tester à nouveau certains médicaments. Ceux-ci avaient alors été retirés du marché, ou étaient restés disponibles mais en tant que simples produits chimiques, ce qui eu pour conséquence que des malades se trouvèrent privés de leur traitement. Les entreprises pharmaceutiques argumentaient que ces médicaments ne seraient pas rentables, tout en refusant de donner des éléments plus tangibles à l’appui de cette affirmation.

La mise en oeuvre de la version de 1983 de l’Orphan Drug Act, qui définissait un médicament orphelin comme non-rentable, se heurta à ce refus. Le texte fut donc amendé en 1984, avec la fixation arbitraire d’un seuil de prévalence en-deçà duquel un médicament est réputé non rentable. Ce sera la définition des maladies rares, qui doit, comme on le voit, permettre de régler un tout autre problème que ceux de ces maladies. Cela permet de comprendre pourquoi c’est l’industrie pharmaceutique qui, en Europe, est la première à s’intéresser aux médicaments orphelins, et à demander la création d’un dispositif similaire. L’administration française, interpellée, réinterprète le rapport entre médicaments orphelins et maladies rares, et impose finalement l’idée que les maladies rares présentent des obstacles spécifiques en matière d’innovation thérapeutique, qui demandent la mise en place d’une réponse adaptée, avec la création du statut de médicament orphelin. Ce renversement est rendu possible, entre autres, parce que les malades concernés ont adhéré à cette interprétation.

La deuxième partie de l’ouvrage décrit en quoi consiste l’expérience de la rareté, sous l’angle de la maladie d’abord, puis sous l’angle de l’engagement associatif. Avoir une maladie rare est souvent présenté sous un jour particulièrement sombre. Cette enquête fondée sur 79 entretiens avec des malades et leurs proches propose une vision plus nuancée. En effet, les jugements que portent les malades et leurs proches sur leur parcours thérapeutique font apparaître qu’ils sont tout à fait prêts à accepter un certain nombre de situations jugées difficiles, mais qu’ils souhaitent en revanche que leurs attentes morales soient prises en compte par les professionnels de santé.

Un exemple éclairant est donné par le thème de l’errance diagnostique : ce n’est pas le temps écoulé qui compte le plus pour les malades, mais le soutien qu’ils reçoivent pendant cette durée. D’autre part, le fait d’être atteint d’une maladie peu fréquente, et jugée importante dans le quotidien, va généralement de pair avec le besoin de rencontrer d’autres personnes ayant les mêmes préoccupations. Cet aspect est déterminant dans la dynamique associative. Des quatre motifs d’engagement associatif identifiés dans l’enquête, il est de loin le plus fréquent, après le désir d’être efficace, d’être actif et enfin d’être consommateur.

Cette observation amène, dans une troisième partie, à s’intéresser aux associations. La littérature sociologique suggère que, par comparaison avec des organisations qui se consacrent à des maladies qui touchent beaucoup de gens, elles pourraient être plus actives et plus radicales, c’est-à-dire focalisées sur un objectif précis, exigeant de leurs membres beaucoup pour l’atteindre, et se montrant dures avec leurs concurrentes. Une analyse de 8 associations différentes couvrant 6 maladies rares met en évidence que leur radicalisme n’est pas liée à leur petite taille mais à la composition des instances dirigeantes. Lorsque celles-ci sont hétérogènes (composées de malades, de leurs proches, de professionnels de santé ou autre catégorie pertinente), elles ne sont pas radicales. Elles le sont lorsque le groupe dirigeant est homogène (par exemple, composé uniquement de parents ou de professionnels de santé) et que des moyens d’action relativement importants sont disponibles. Ce résultat, qui rejoint un résultat majeur des sciences de gestion à propos de la gouvernance des entreprises, suggère que l’opposition traditionnelle en santé entre profane et expert n’est pas la plus adaptée pour comprendre des organisations.

L’articulation entre les patients, leurs proches et les professionnels de santé et le grand public est en revanche centrale pour comprendre les modalités de l’action collective des associations constituées autour de maladies rares. Ce sont notamment l’organisation de colloques et différentes stratégies visant à réaliser de manière associative la mise au point de thérapies. Enfin, l’examen des relations que ces associations entretiennent entre elles fait apparaître une certaine fragilité de la notion même de maladie rare, du fait de difficultés à articuler les niveaux intra-associatif et inter-associatif. Alors que les pathologies visées sont très différentes et très nombreuses, les principes susceptibles d’organiser une forme de solidarité entre les associations restent à préciser.

 

 

Caroline Huyard

Caroline Huyard

Caroline Huyard est docteur de l’EHESS en sociologie, agrégée de sciences sociale,et chercheuse associée à l’Institut für Sozialforschung de Francfort-sur-le-Main. Ses principaux thèmes de recherche sont la sociologie de la santé et la sociologie politique. Elle travaille actuellement à la mise à l’épreuve des théories de la reconnaissance dans le cas du handicap intellectuel.

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