Avant-propos : quels enseignements peut-on tirer sur la gouvernance des acteurs humanitaires et son impact sur la gestion des situations de crise, de l’urgence à la post-crise ? Cette réflexion a été menée par la commission «Urgence et Post-crise» du Haut Conseil de la Coopération Internationale.
Pour rappel, au printemps 2008, le gouvernement a décidé de supprimer un certain nombre d’organes consultatifs, dont le HCCI qui existait depuis plus d’une dizaine d’années. Cette instance, rattachée au premier ministre, était constituée d’une assemblée d’une quarantaine de personnes, nommée par décret au journal officiel.
Réunis régulièrement en assemblée plénière pour formaliser des avis et recommandations dans le domaine de la coopération internationale, ses membres se répartissaient également à travers une dizaine de commissions thématiques. L’une d’elles, la commission «Urgence et Post-Crise », que présidait Benoît Miribel, s’attachait à soulever des questions d’actualités pour permettre aux participants d’échanger sur les enjeux pour les acteurs privés et publics impliqués sur les terrains concernés.
A la suite de la disparition du HCCI, plusieurs personnalités membres de la commission «Urgence et Post-crise» ont souhaité créer le Groupe de Réflexion Urgence et Post Crise (GRUPC), né début 2009.
Le Groupe de Réflexion Urgence et Post Crise (GRUPC) propose à la lecture un extrait du rapport rédigé par la commission «Urgence et Post-crise» du Haut Conseil de la Coopération Internationale, rapport publié en juillet 2008. Ce texte permet de mieux appréhender et comprendre les évolutions en cours… Voir l’intégralité du rapport du HCCI en fichier joint (bas de page).
(…) L’espace humanitaire peut se résumer en la capacité des ONG à avoir, librement et de façon indépendante, accès aux populations vulnérables en situation de crise ; peu importe où elles se trouvent et sous le contrôle de qui elles sont. L’espace humanitaire se construit au quotidien en démontrant par les actions menées l’importance de la présence des humanitaires en situation de catastrophe. Cet espace disparaît lorsque les ONG ne sont plus en mesure de choisir leurs bénéficiaires, de les rencontrer et d’évaluer leurs besoins, ceci en fonction des critères de vulnérabilité qu’elles se sont fixés (des critères de mortalité par exemple). Cela est aujourd’hui le cas dans des pays tels que la Corée du Nord, où l’aide alimentaire est détournée par le régime, ou la Birmanie, lorsque la junte au pouvoir bloque l’acheminement de l’aide aux sinistrés du typhon Nargis.
C’est aussi le cas dans des contextes de conflit armé, lorsque l’insécurité ne permet plus aux personnels humanitaires d’être en contact avec les populations qu’ils cherchent à secourir, lorsqu’ils sont pris pour cible et assassinés afin de les faire partir et d’éviter les témoins gênants… Comme nous l’avons dit, la capacité d’intervention des ONG s’est professionnalisée. Elle s’accompagne désormais de façon quasi systématique de la capacité à témoigner pour tenter d’attirer l’attention sur le sort des populations en danger ou dénoncer par exemple des violations du droit humanitaire international et des droits de l’homme.
Cette dimension du travail des ONG est essentielle pour élargir le champ humanitaire, parfois pour le créer. Car l’action humanitaire ne se réduit pas à délivrer des secours pour répondre aux besoins des populations, elle vise également à s’assurer que leur situation est connue et s’améliore. C’est pourquoi de nombreuses ONG se sont structurées pour rapporter aux députés français, aux parlementaires européens, aux représentants du conseil de sécurité des Nations unies, etc. des observations et des informations de terrain. Il s’agit, sur la base de données d’enquêtes de terrain sur l’état réel des populations, de décrire ce que ces dernières vivent et d’appeler les états et la communauté internationale à, parfois, agir pour que cela cesse. Si dans les contextes de catastrophes naturelles, la fonction plaidoyer est plus limitée, elle est importante dans les situations de conflit armé ou, par exemple, pour envisager des solutions plus globales aux grandes pandémies que sont le SIDA, la malnutrition, etc.
L’action politique est alors un élément essentiel à la prévention et le règlement des conflits, tout comme à l’identification des solutions susceptibles de faciliter l’accès aux médicaments en faveur des patients qui en ont le plus besoin, au Nord comme au Sud. L’action des ONG s’appuie alors sur leur expertise de terrain pour tenter d’influencer les décisions politiques en faveur des populations à qui elles cherchent à porter secours, pour proposer des innovations visant à soigner, aider plus de personnes et mieux.
Entre l’action directe de secours auprès des populations et l’action de plaidoyer, l’ONG pondère ses interventions, en recherchant le meilleur impact. Cela induit, en termes de gouvernance, une capacité à lancer des actions réactives et rapides, et une aptitude à la flexibilité dans la gestion des moyens, financiers et humains principalement. En fonction de l’évolution des conditions de survie des populations, et des programmes sur le terrain, des moyens plus importants peuvent alors être déployés pour répondre aux besoins évalués directement. Ce qui explique des variations importantes des ressources que les ONG mobilisent, et des budgets par essence variables d’une année à l’autre, en fonction des urgences humanitaires.
Ce mode de fonctionnement distingue, entre autre, les ONG des entreprises. Pour ces dernières, l’objectif principal est d’avoir de plus en plus de clients, bénéficiaires des produits vendus, alors que pour une ONG humanitaire, ses programmes doivent aboutir à avoir de moins en moins de bénéficiaires, ces derniers sortant d’une assistance pour retrouver progressivement leur autonomie.
Crises oubliées et vulnérabilités…
Qui pourrait s’aventurer à parler de la nécessité de pérennité («sustainability») aujourd’hui dans un pays comme la Somalie pour les actions menées par les ONG encore présentes sur place ? Mais, dans ce pays livré au pouvoir des chefs de guerre, comment peut-on encore distinguer «phase d’urgence», «phase de réhabilitation», «phase de développement», pour envisager les actions prioritaires ?
Dans ce contexte anarchique et d’une extrême violence pour les populations, ce sont les besoins immédiats de ces populations qui doivent guider le développement des programmes d’assistance. Ainsi, répondre aux vulnérabilités produites par la violence semble plus pertinent pour une ONG que les habituelles approches contextuelles distinguant «crise», «réhabilitation» et «développement», qui conviennent davantage à des logiques gouvernementales. Pour l’ONG humanitaire, il s’agit d’agir sur les causes principales de forte mortalité en espérant les réduire. Les acteurs humanitaires sont conscients qu’en attirant l’attention sur une crise négligée et ses conséquences en termes de détresse humaine, ils ont une chance d’actionner l’effet de levier médiatique. L’indignation du grand public, obtenue dans nos démocraties par le biais des médias, reste un moyen de pression sur les responsables politiques.
Globalement, la médiatisation d’une crise exerce une influence sur la mobilisation des moyens politiques ou autres consacrés au règlement du conflit et sur les financements humanitaires débloqués pour soulager les souffrances des populations. Mais il n’existe pas forcément de corrélation entre les besoins humanitaires d’une population et la médiatisation de la crise elle-même. En effet, une crise médiatisée peut en cacher d’autres, qui elles ne sont pas sous les projecteurs, alors que les besoins humanitaires sont tout aussi importants. On ne parle plus ou peu de la Somalie, alors que ce pays est complètement déstructuré et que les phénomènes de prédation sur les populations sont terribles. Derrière les crises « oubliées », les fractures du nouveau désordre mondial progressent avec en première ligne les victimes et les acteurs humanitaires qui tentent de leur porter secours. Ainsi, l’action de témoignage auprès de l’opinion publique et de plaidoyer auprès des responsables politiques prend toute son importance.
Le lien entre les organisations humanitaires et les media n’est pas qu’un lien de circonstance, c’est un lien fondamental puisqu’en interpellant l’opinion publique, « on peut obtenir la force de faire ce que le droit ne nous permet pas de faire »(6). Aussi, il est naturel que les actions humanitaires se soient développées fortement dans le sillon des limites imposées par le droit, sous l’influence du Comité International de la Croix Rouge (CICR) et des Nations unies. Il importe enfin de noter que l’action humanitaire, marquée par l’urgence et l’émotion, a pris une place laissée vacante par les politiques de développement, basées elles sur le long terme, et opérant bien souvent dans la discrétion. La responsabilité des autorités locales et la force des diasporas Aucune action pérenne ne peut vraiment être entreprise sans une volonté des pouvoirs politiques locaux et nationaux, qui restent souverains (hors situation de déstructuration totale d’un pays).
Si le pouvoir politique ne joue pas son rôle, les ONG se retrouvent prises dans un risque d’assistanat et de substitution durable. Elles redoutent, la plupart du temps, ces contextes où elles sont de fait coincées par les besoins importants des personnes vulnérables qu’elles assistent et ne peuvent abandonner.
Souvent, après une phase d’urgence, l’ONG se retrouve prise en étau entre, d’une part, les besoins des populations sur le terrain et, d’autre part, le manque de volonté d’un gouvernement de s’approprier les projets lancés par les acteurs internationaux. Les exemples ne manquent pas. Après avoir bénéficié du soutien important de la communauté internationale, durant une période plus ou moins longue de cogestion en lien avec des organisations internationales multilatérales, il n’est pas simple d’exercer sa souveraineté et de maîtriser tous les attributs propres à un état. En Afghanistan, aujourd’hui, on continue à parler de reconstruction et de rétablissement de la démocratie. Pourtant, le pays est en guerre, avec ce qu’il faut nommer une insurrection ouverte dans le Sud du pays. Dans ce contexte, certaines régions ont été délibérément favorisées au détriment d’autres plus hostiles. Des populations sont laissées pour compte.
« Lorsque 100 millions de dollars sont investis par jour dans les dépenses militaires, l’Afghanistan reçoit 7 millions de dollars d’aide humanitaire. Lorenzo Delesgues, de l’organisme d’évaluation de l’aide, Integrity Watch Afghanistan, estime, de plus, que sa répartition est trop concentrée sur certaines zones et que 70% des Afghans pensent qu’ils n’ont pas de prise sur cette aide. De fait, 70% de l’aide internationale ne passe pas par le gouvernement »(7).
Il y a les crises oubliées, mais il y aussi les populations oubliées dans des pays qui ne sont apparemment plus en crise. Si le nouveau gouvernement chargé de la reconstruction manque de moyens, il peut percevoir les ONG internationales comme des concurrents vis-à-vis des bailleurs internationaux, et comme des acteurs gênants qui, d’ailleurs, ne partagent pas toujours les mêmes priorités. Parfois, il précipitera leur départ du pays, en renforçant les mesures de contrôle et d’intimidation contre elles. Nous savons bien que les priorités humanitaires d’une ONG ne sont pas toujours les mêmes que celles des gouvernements des pays dans lesquels elles interviennent. L’appellation « Organisation Non Gouvernementale » ne rime pourtant pas avec «anti-gouvernemental».
Les ONG défendent avant tout des actions en faveur des populations les plus pauvres, et c’est au regard des actions concrètes lancées par les gouvernements et de leur impact sur le sort des populations qu’elles se permettent ou pas de les critiquer. À l’heure où l’on parle des Objectifs du Millénaire, il faut rester vigilant pour que ces objectifs ne soient pas galvaudés, se transformant en autant de facteurs aggravants des disparités entre populations «solvables» et «non solvables».
En effet, si les Objectifs du Millénaire visent à réduire de moitié, d’ici 2015, le nombre de personnes qui n’ont pas accès à une eau saine, il faut que parmi les 500 millions qui devraient sortir de ce fléau, on n’oublie pas la véritable prise en compte des populations les plus pauvres, les plus vulnérables. Comment accepter que les Objectifs du Millénaire n’atteignent des résultats significatifs que dans des pays en développement ou en croissance, en omettant les pays où décèdent quotidiennement le plus d’enfants et d’adultes, par manque de cette ressource vitale ?
Il est important de prendre en compte, dès la mise en oeuvre de programmes d’urgence, leurs effets pervers potentiels, et notamment l’incidence que cela pourrait avoir sur la phase de réhabilitation, celle dans laquelle les populations recouvrent en quelque sorte leur autonomie, après avoir été assistées. C’est dans cette phase que l’Etat, les autorités locales et les diasporas jouent un rôle majeur vis-à-vis de leurs populations.
N’oublions pas que si des ONG interviennent sur le terrain, dans l’urgence comme dans le développement, c’est pour pallier l’insuffisance des interventions étatiques. On sait que les diasporas transfèrent une aide financière internationale deux fois supérieure à celle des gouvernements de l’OCDE. Les encouragements au codéveloppement ont favorisé le développement des Organisations de Solidarité Issues de l’Immigration (OSIM). Mais d’une façon générale, les ONG humanitaires collaborent assez peu avec les diasporas. Il ne fait nul doute qu’il serait utile de développer des axes de partenariats, pour des actions de terrain ou de plaidoyer.
Du transfert des compétences et des moyens
à l’enjeu d’une appellation «ONG Humanitaire» contrôlée.
La volonté de tout mettre en oeuvre pour que chaque population puisse être un jour autonome doit rester centrale. Cela plaide en faveur d’une plus grande appropriation du concept ONG par les sociétés et les populations directement concernées par les crises. Le développement des nouvelles technologies de l’information devrait permettre de plus en plus une émancipation des acteurs locaux, concernés au premier plan (appel de fonds, communication, gestion, relation presse, etc.). La prédominance des personnels nationaux dans les équipes des ONG humanitaires est déjà une véritable avancée par rapport à ce qui se pratiquait il y a 15 ans.
Entre logique d’urgence et pérennité, au-delà de la mise en oeuvre des programmes d’assistance et des actions de plaidoyer, c’est bien le transfert de compétences et de moyens vers les populations concernées qui est un enjeu aujourd’hui pour les puissants réseaux internationaux d’ONG du nord. Il s’agit de renforcer les capacités de réponse aux crises au niveau local et régional, plutôt que de continuer à penser qu’une réponse centralisée, internationale, est le plus efficace. Les exemples ne manquent pas pour démontrer que dans les premières heures faisant suite à une catastrophe, ce sont les secours locaux et la solidarité de proximité qui permettent de sauver le plus de vies. Sans remettre en question l’aide internationale qui restera toujours nécessaire au regard des capacités mobilisées localement, la formation de secouristes locaux est un enjeu central.
Face à la volonté de maintenir une diversité d’acteurs non gouvernementaux de tous continents, l’une des questions récurrentes est de savoir à qui profitent ces élans de générosité. Sur ce point, la diversité peut être vue comme un facteur de désorganisation et de non efficacité globale. En fait, ce qui est important, c’est de disposer d’une diversité de compétences en réponse aux besoins des populations. Mais il importe de s’assurer que les moyens disponibles sont bien en adéquation avec les priorités humanitaires. Car si la diversité prônée ne renforce pas l’efficacité de l’aide humanitaire, c’est qu’elle répond à d’autres impératifs (idéaux politiques, croyances religieuses, intérêts économiques, etc.). Défendre les principes humanitaires et réguler les moyens humanitaires disponibles selon les niveaux de vulnérabilité sont deux enjeux majeurs. Toute la question est de savoir qui régule et au nom de quoi.
Les ONG humanitaires acceptent difficilement d’être régulées par des gouvernements dont on connaît les priorités variables en fonction des contextes politiques. Sont-elles (ils ?) capables de coordonner leurs moyens, d’optimiser leurs priorités pour un meilleur impact auprès des populations ? Ce n’est pas certain. Pourtant, est-il possible de défendre les principes humanitaires sans défendre en quelque sorte un label « humanitaire » d’appellation contrôlée? Tout le monde peut se prévaloir de faire de l’action humanitaire puisqu’il n’y a pas véritablement de contrôle et d’évaluation de ce qui est entrepris. Les plus habitués des terrains de crises ont acquis des repères leur permettant de se situer dans cette jungle des ONG internationales. Mais au nom de quoi tolérer une diversité si elle ne renforce pas le mobile justifiant les interventions elles-mêmes, à savoir sauver des vies ?
L’affaire de l’Arche de Zoé a relancé les débats à ce sujet sans que toutefois les grandes ONG humanitaires aient décidé d’oeuvrer pour un renforcement d’une reconnaissance commune de ce qui est du domaine de l’humanitaire au regard de toute autre action de solidarité internationale (8). Pendant combien de temps encore pourra-t-on prétendre défendre l’espace humanitaire et les principes humanitaires sans une formalisation de ce domaine d’action dans le champ des acteurs internationaux, gouvernementaux et non gouvernementaux ?
(1) M. Boutros Boutros-Ghali a donné un crédit politique au concept de consolidation de la paix en présentant, le 17 juin 1992, à la 47e session de l’ONU, son rapport intitulé « Agenda pour la paix ».
(2) Tzvetan Todorov, Le nouveau désordre mondial, Robert Laffont, octobre 2003.
(3) Le budget de l’ONG confessionnelle World Vision dépasse les 2 milliards de dollars, soit l’équivalent du budget de l’OTAN. En Angleterre, OXFAM a aujourd’hui plus d’adhérents que n’importe quel parti politique britannique.
(4) Menace sur notre capacité militaire : le livre blanc sur la défense propose de réduire les moyens de l’armée de terre, déjà affaiblie, Jean Claude Thomann, Officier général de 2e section, Débats, Le Monde, mercredi 14 mai 2008.
(5) Olso Guidelines, OCHA.
(6) Jean-Christophe Rufin, Conférence « EU Humanitarian Aid – Challenges Ahead », 20 mai 2003
(7) Le monde, mardi 27 mai 2008.
(8) Les Forcenés de l’humanitaire de Christian Troubé. Autrement – avril 2008
Derniers articles parBenoit Miribel (voir tous)
- Istanbul, et après ? – 5 juin 2016
- Défendre l’espace humanitaire: des principes pour agir… – 6 novembre 2010
- Reconstruire Port-au-Prince pour construire Haïti – 24 février 2010