A côté de cette case, n’importe quelle chambre de bonne parisienne aurait eu l’air d’un triplex. L’endroit était minuscule, dépourvu d’aération, et une mama anonyme avait jugé bon d’y faire un feu. Une fumée épaisse se dégageait de l’âtre, rendant l’atmosphère irrespirable, sans grande surprise. Un peu plus loin, assis par terre, un bébé pleurnichait…
Supputant que la fumée la dérangeait, je me penchai, attrapai la gamine – tentant d’ignorer qu’un bébé poussiéreux et en haillons sur la hanche, couplé à mon tee-shirt à logo, risquait de me faire basculer dans un douloureux cliché humanitaire – et l’amenai dehors. L’air pur, ou le fait de recevoir un peu d’attention, la fit cesser instantanément.
Le responsable du camp eut un rire emprunté. Un peu las aussi. L’après-midi était morne et tiède. Je soupirai, rendit l’enfant à sa mère et continuai le tour du camp.
L’intervention avait commencé depuis environ une semaine, et fatigue et lassitude commençaient à se faire sentir, aussi bien dans nos rangs que dans ceux des réfugiés. Il avait encore plu cette semaine, éloignant la perspective d’un prochain retour à la maison. Mais ce jour-là, il faisait beau, et il y avait du vent. Si ce temps-là continue, tous ces gens pourront bientôt rentrer, avais-je avancé gauchement, dans une tentative un peu pathétique d’encouragement.
La scène se passait dans le petit village de Kobala, à 40 kms de Homa Bay. Un hameau sablonneux, en bordure du lac Victoria, traversé par un torrent boueux. Un coin déshérité dont l’excavation de sable était la seule richesse, ce qui dans le même temps conduisait lentement le village à sa perte. Sur les flancs de la latérite qui menait jusqu’au cœur du village, s’offrait à nous un paysage bombardé. De chaque côté, le sol était déchiqueté, torturé, creusé à l’extrême. Mais à force de creuser, les forçats de l’or beige finirait par atteindre le niveau du lac. Il semblait miraculeux que le sol tienne encore debout, et je me disais en traversant que la prochaine urgence qui nous tomberait dessus serait consécutive à un glissement de terrain.
Mais pour l’heure, c’était à des inondations que nous répondions. La saison des pluies avait été anormalement longue et abondante. Et comme un ennui n’arrive rarement seul, le torrent avait fini par déborder, submergeant avec une intolérable discourtoisie les champs, les puits, les latrines, les maisons, et le moral déjà faiblard de la population. Dont huit cent cinquante représentants n’avaient pour seule solution que de s’entasser dans l’école primaire, fermée pour les vacances de Noël et transformée pour l’occasion en camp de réfugiés.
Que je traversais donc en cet après-midi venteux.
Huit cent cinquante personnes, dans une école conçue pour abriter au maximum une centaine de gamins, croyez moi que ça fiche un « sacré bordel ». La cour de l’école, un gigantesque pré, bien supérieur en surface aux bâtiments eux-mêmes, était envahie par une foule de représentants d’espèces bovines, ovines, canines, et félines. Et les vaches, nullement concernées par les règles basiques en matière d’assainissement, avaient rendu le terrain à peine praticable.
Le camp était relativement calme, cet après-midi là. Les gens sont aux champs, m’expliqua le responsable, un type vaguement gonflé par sa propre importance, que je n’appréciais pas en excès. Mais il faudrait que vous veniez le soir. Trente-deux personnes dorment dans cette pièce. La pièce en question était une salle de classe et devait mesurer à vue de nez vingt-cinq mètres carré. Un minuscule chaton s’était endormi au beau milieu de l’entrée. Lui aussi, je le ramassai. Il se mit d’office à ronronner comme un moteur.
Nous leur avions déjà fourni les kits de bases. Nous avions vu naître les demandes les plus fantaisistes, depuis que l’intervention avait commencé. Je n’aimais pas trop aller au camp, où je passais quand même pas mal de temps. Il était difficile d’expliquer que non, nous n’étions pas des envoyés spéciaux du Père Noël, ni du grand consumérisme, et que non, nous ne pouvions pas accéder à toutes les demandes, et que de plus nous n’étions là que pour assister les sinistrés, et les sinistrés seulement. Mais, venus d’ici et d’ailleurs, nombreux étaient ceux qui cherchait à profiter du malheur des autres. La liste des sinistrés avait été falsifiée, le jour de la distribution des fameux kits, des amis d’amis d’on ne sait pas qui, nullement les pieds dans l’eau, avaient été rajoutés. Mais le staff national avait découvert la supercherie à temps, heureusement parce qu’on aurait manqué de kits, sinon.
Et quotidiennement, il fallait repousser, poliment, avec le sourire, mais malgré tout fermement, ceux qui venaient quémander des bottes en caoutchouc, des toiles en plastique, un kit en échange de quelques pièces, des bidons… Et en regardant autour de moi ce village ravagé, je les comprenais. Ils en bavaient tous, inondés ou pas. Et ça rendait les choses encore plus difficiles. Des femmes s’approchaient de moi et formulaient leur demande, le sourire mauvais. Le staff national, lui, nous rapportait que des voisins, des amis d’amis, venaient les voir, puis, face au refus, clamaient à qui voulait les entendre à quel point ils étaient méchants. Et on ne pouvait rien y faire. Que répéter, comme des perroquets maniaques, que c’étaient seulement les sinistrés, qu’il fallait être sur la liste.
Je crois que le pire, c’était les demandes de nourriture. C’est vital la nourriture. Mais ce n’est pas notre domaine. Et il y avait deux autres ONG sur la brèche, plus les autorités locales, qui s’en occupaient, de la nourriture.
Nous, ce qu’on cherchait vraiment à éviter, c’était le choléra. Histoire de ne pas rajouter de la m… là où il y en a déjà suffisamment. Ce qu’on fournissait, c’était de l’eau. Les citernes de l’école avaient été souillées par la pluie, l’eau qui en sortait était invariablement maronnasse. Il avait fallu installer des citernes gonflables, qui trônaient, gigantesques, jaunes, et providentielles, dans la cour de l’école. Stabilisées par un socle de sable acheté sur place, ce qui ne manquait pas d’ironie.
Un camion-citerne bleu roi venait les approvisionner quotidiennement. Camion dont le chauffeur balbutiait à peine l’anglais, ce qui me compliquait singulièrement l’existence, soit dit en passant. Et regarder les femmes remplir leur jerrycans d’eau potable, les enfants remplir leurs verres au robinet et boire avidement, réchauffait le cœur de toute l’équipe.
De l’eau, et une assistance médicale. A quelques mètres des rives du lac et des champs noyés d’eau stagnante, le paludisme se répandait sur le camp comme un suaire. Nous avions fourni des médicaments en quantité au dispensaire du village, et payions les consultations. Ça fonctionnait bien, le camp entier avait pu se faire soigner.
Et l’épidémie tant redoutée n’avait pas eu lieu. Le camp avait fermé quelques jours avant Noël, les champs avaient fini par sécher, grâce au vent – comme quoi – et les familles étaient rentrées chez elles. Nous avions démonté nos deux monstres de citernes, finalement pas si encombrantes, une fois pliées dans le coffre du pick-up. Les villageois avaient reçu de quoi continuer à traiter l’eau, une fois rentrés chez eux. Ça avait marché. Pas d’épidémie.
La petite école avait rouvert ses portes normalement, pour la rentrée. Les écoliers y portaient un uniforme vert tendre et rose. La cour était redevenue propre. Tout était calme.
Soline Richaud
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