Introduction
1. Ce numéro de L’Année du Maghreb est le dernier que je coordonne en tant que rédacteur en chef et responsable scientifique. J’ai passé huit ans à la tête de cette publication qui, en 2004, a succédé à l’Annuaire de l’Afrique du Nord. J’ai bien évidemment connu des moments de joie intense, tout comme j’ai été confronté à des périodes difficiles. Mais de manière générale, tout en ayant conscience d’être juge et partie et au risque de paraître prétentieux, je ne suis pas mécontent de la qualité scientifique des articles publiés par la revue. L’Année du Maghreb est désormais répertoriée par les comités de publication de l’AERES dans trois disciplines : anthropologie-ethnologie, droit et science politique. Il y a, bien évidemment, une marge de progression et je suis certain que mon successeur, Frédéric Abecassis, historien et fin connaisseur des sociétés du monde arabe est la personne idoine pour orienter la revue vers de nouveaux horizons. Je lui souhaite pleine réussite dans cette entreprise exaltante, alors que le Maghreb traverse une zone de turbulences. Je ne quitterai pas complètement les lecteurs de L’Année du Maghreb, car Frédéric Abecassis m’a proposé de siéger dans le nouveau conseil scientifique qu’il présidera. Je ne peux pas clôturer ce chapitre sans exprimer ma gratitude à tous ceux qui, membres des divers instances de la publication, m’ont apporté leur soutien dans cette entreprise.
2. Les années écoulées à la tête de la rédaction de la revue m’ont amené à me pencher sur des régimes politiques autoritaires, plus particulièrement celui de la Tunisie, dont la capacité d’adaptation aux dynamiques économique, politique et sociale internes et internationales était en apparence inaltérable. Certes, les différents contributeurs de L’Année du Maghreb s’intéressant à la vie politique tunisienne (Michaël Béchir Ayari, Larbi Chouikha, Vincent Geisser et moi-même) ont produit, au cours de ces dernières années, des analyses mettant en exergue l’essoufflement du régime de Ben Ali, l’assèchement de ses sources de légitimité, et l’avènement probable d’un nouveau cycle politique ; pour autant l’horizon d’une chute du régime de Ben Ali apparaissait bien flou et celui d’un effet d’émulation improbable. Aussi, la période inaugurée par le départ du despote tunisien, le 14 janvier 2011, constitue-t-elle une rupture dans l’histoire des régimes autoritaires arabes ouvrant la voie à un cycle protestataire sans précédent au Maghreb et au Moyen-Orient. L’Année du Maghreb ne pouvait pas ne pas s’intéresser à des dynamiques politique et sociale qui ont ébranlé les bases des régimes de la région, tout comme elles ont remis « en cause un certain nombre de présupposés scientifiques sur le caractère inéluctable de l’autoritarisme ». Le dossier de recherche coordonné par Vincent Geisser s’attèle justement à déconstruire un certain discours des sciences sociales tout en montrant que le « processus de fissuration des régimes autoritaires n’a pas commencé avec le Printemps arabe de 2010-2011 ». Dans le même temps, les contributions des uns et des autres sont confrontées à une « marge d’indétermination », pour reprendre la formulation de Michel Camau, qui est elle-même « au confluent de nos propres limites et de celles du “printemps arabe” ». Les articles du dossier de recherche, qui portent sur les pays du Maghreb et l’Égypte, mettent l’accent sur le rôle joué par les divers acteurs dans les processus de mobilisation. Ils fournissent aussi des éléments de compréhension des nouvelles réalités sociopolitiques qui émergent des mouvements protestataires et de leur gestion par les différents régimes autoritaires.
3. Les chroniques politiques par pays font, bien évidemment, écho au dossier de recherche. Cherif Dris s’intéresse aux variables explicatives de la résilience du régime autoritaire algérien. Certes, en Algérie, les émeutes se multiplient depuis plusieurs années à un rythme quasi-quotidien, mais elles n’ébranlent en rien le régime algérien et son pilier, la sécurité militaire. Elles ont un caractère infra-politique : il s’agit pour les émeutiers de réclamer leur part de rente pétrolière et gazière. Le pouvoir algérien a d’ailleurs réagi à l’onde de choc tunisienne en s’attachant à redistribuer la rente de manière plus ample sous la forme d’augmentation de salaires et de distribution de logements. Mais les logiques clientélistes n’expliquent pas, à elles-seules, la résilience du régime : le spectre de la guerre civile des années 1990, avec son cortège de massacres, hante toujours les consciences algériennes. La redistribution des revenus du pétrole ne suffit pas toujours à assurer la pérennité des régimes autoritaires. L’année écoulée en Libye, dont Saïd Haddad fait la chronique, montre les limites du paradigme de l’État rentier et de la capacité des gouvernants à acheter la paix sociale. Le Maroc, bien que ne disposant pas de rente pétrolière, montre qu’une société politique fortement structurée et liée à la monarchie a été capable de marginaliser le mouvement protestataire. Dans sa chronique politique, Thierry Desrues expose dans le détail les stratégies mises en oeuvre par le Makhzen pour cantonner le Mouvement du 20 février aux marges du système politique. La nature hybride du régime lui procure les ressources politiques permettant de recourir à des répertoires d’action qui relèvent aussi bien des pratiques démocratiques (référendum constitutionnel, élections législatives anticipées…) que des logiques autoritaires (usage de la répression, caractère discrétionnaire de l’initiative de révision de la constitution…). Le printemps arabe a également touché la Mauritanie, mais son impact, comme le rappelle Alain Antil et Céline Lesourd doit être apprécié au regard des divisions « ethniques » et du double rapport que les populations arabophones ont vis-à-vis de leurs « voisins du nord » : d’une part, ces dernières ont le sentiment que leur pays est considéré comme une marge du monde arabe et, d’autre part, elles pensent que la Mauritanie avait jusqu’en 2011 un « coup d’avance démocratique ». Sans préjuger de l’avenir du processus, la Tunisie post-Ben Ali est entrée dans une phase de transition. Des élections constituantes se sont déroulées, sans encombre, le 23 octobre : elles ont abouti à la victoire du parti islamiste Ennahda et à l’émergence d’un gouvernement de coalition. Reste à savoir sur quelle forme de régime politique va déboucher la nouvelle période inaugurée par la mise en place de l’Assemblée nationale constituante. Cette dernière formulation montre notre difficulté à résorber « la marge d’indétermination » chère à Michel Camau et est l’expression de la volonté de ne pas tomber dans la tentation du prophétisme.
Référence papier
Éric Gobe, « Un printemps arabe ? », L’Année du Maghreb, VIII | 2012, 3-4.
Référence électronique
Éric Gobe, « Un printemps arabe ? », L’Année du Maghreb, VIII |, mis en ligne le 09 octobre 2012, consulté le 27 janvier 2013.
Eric Gobe
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