Se préparer aux catastrophes urbaines – défis et recommandations

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Les ingénieurs électriques et les spécialistes de la gestion des déchets dangereux font de plus en plus souvent partie des équipes d’intervention d’urgence. Dans un contexte de prévention et de réponse aux situations d’urgence, il est désormais tout aussi important de cartographier les réseaux électriques que les risques. #fragilecities [villes fragiles] apparaît maintenant aussi souvent que #fragilestates [États fragiles] dans les résultats des recherches sur Twitter. De la science-fiction humanitaire ? Pas du tout.

Bienvenue dans ce que les démographes appellent le nouveau millénaire urbain, une période qui suppose de nombreux défis et changements pour les groupes d’aide humanitaire qui doivent répondre à des situations d’urgence en zone urbaine.

« Les gens utilisent la même recette pour intervenir dans les camps situés en région rurale et dans les villes. On fait un copié-collé des outils et des stratégies humanitaires. Ça ne fonctionne pas », a dit François Grünewald, directeur du groupe URD (Urgence, Réhabilitation et Développement), une ONG de recherche, de formation et d’évaluation basée en France. M. Grünewald étudie les réponses et les risques urbains depuis plus d’une décennie.

Il ne suffit pas de se demander si nous avons fait les choses correctement en satisfaisant aux standards minimums de l’intervention humanitaire établis par le projet Sphère. Il faut aussi se demander si nous avons fait ce qu’il fallait », a dit M. Grünewald.

« Le plus souvent, la réponse est non », a-t-il conclu.

Les journalistes d’IRIN ont analysé des évaluations afin de mettre à profit certaines leçons tirées des récentes catastrophes urbaines. Ils présentent ci-après les défis qui attendent les organisations et les recommandations de divers groupes oeuvrant dans le monde entier, de Manille à Mogadiscio ; des conseils formulés par des experts consultés au cours de la dernière année ; et une boîte à outils créée par les organisations – qui, admettent-elles, est loin d’être complète – pour relever le défi de l’aide humanitaire dite « urbaine ».

Les experts s’entendent généralement sur un point : les travailleurs humanitaires sont mal préparés aux situations d’urgence urbaines, qu’il s’agisse d’un conflit civil, comme en Syrie, ou d’une catastrophe « complexe » comme le tremblement de terre de 2011 au Japon, qui a été suivi par un tsunami et a donné lieu à des incendies, des déversements de produits chimiques et des incidents nucléaires.

Aperçu de la situation

Quelque 3,3 milliards de personnes vivent dans des zones urbaines, dont un million dans des bidonvilles. Selon le Programme des Nations Unies pour les établissements humains (ONU-HABITAT), ce chiffre augmente de 25 millions chaque année. Une telle croissance menace de devenir « le point de basculement des crises humanitaires », indique la revue Migrations Forcées (RMF) dans un numéro daté de février 2010 et publié peu après le tremblement de terre à Haïti. Le séisme de magnitude 7.0 a fait plus de 220 000 morts et plus de 300 000 blessés. Près de trois ans plus tard, quelque 360 000 personnes sont toujours déplacées.

« La réduction des risques de catastrophes urbaines, ainsi que la préparation, l’atténuation, l’intervention et la reconstruction viendront toutes dominer les politiques et les programmes humanitaires dans les décennies à venir », indique la revue.

L’aide humanitaire dans un monde en voie d’urbanisation

Les leçons tirées de l’intervention humanitaire en Haïti et les mea culpa continuent de s’accumuler : absence de consultation des groupes locaux ; absence de stratégie de sortie ; importation de biens et de véhicules étrangers sans vérification de leur disponibilité locale ; coordination entre l’armée et le secteur humanitaire basée sur la personnalité plutôt que sur le protocole ; priorité accordée à la mise en place d’abris transitoires plutôt que permanents.

Comme l’a écrit le Disasters Emergency Committee (DEC), un regroupement d’une quinzaine d’organisations d’aide humanitaire basé au Royaume-Uni, dans un rapport sur les leçons à tirer d’Haïti publié en 2011, les agences doivent apprendre les « nouvelles règles du jeu » dans la réponse post-catastrophe urbaine.

Mais quelles sont ces règles exactement ? Qu’est-ce qui distingue les vulnérabilités aiguës de la pauvreté chronique ? Comment composer avec l’insuffisance des terres au moment de reconstruire les communautés ? Quelles sont les responsabilités des travailleurs humanitaires à l’égard des communautés d’accueil et des pauvres des villes ? Et quand peut-on considérer le travail accompli dans une situation d’urgence chronique ?

Les urgences chroniques urbaines présentent des similarités avec d’autres situations dites chroniques auxquelles les humanitaires sont appelés à répondre (Kenya, République démocratique du Congo, Sahel). Si, dans le premier cas, l’urgence n’est pas forcément liée à une zone géographique précise, il arrive souvent qu’il n’y ait pas d’événement « déclencheur » clairement défini, comme dans les autres situations chroniques.

Malgré les leçons que les travailleurs humanitaires ont tirées des catastrophes urbaines passées – notamment le typhon Ketsana, qui a dévasté les Philippines en 2009, le tremblement de terre qui a frappé Haïti en 2010 et la double catastrophe qui s’est abattue sur le Japon en 2011 -, il existe toujours des « lacunes importantes », a dit George Deikun, directeur du Bureau d’ONU-HABITAT à Genève et l’un des auteurs du numéro spécial urbain de RMF, publié en février 2010.

« Il y a beaucoup de littérature [sur le sujet], mais. elle ne réunit pas tous les éléments critiques et nécessaires qui font partie du cycle de l’aide humanitaire et du développement », a-t-il dit à IRIN récemment. En règle générale, le travail humanitaire a une « durée de vie [période d’intervention] de 90 jours. [Ce délai] permet aux autorités des zones urbaines de mobiliser l’aide nécessaire pour passer à l’étape suivante, c’est-à-dire de la lutte pour sauver des vies au rétablissement de communautés durables. »

Risques urbains

Les experts estiment que la croissance des populations urbaines – incluant les résidents et les réfugiés fuyant les conflits – pourrait, combinée à l’absence de code du bâtiment ou à la mauvaise application de celui-ci, être fatale pour les habitants des zones urbaines qui, déjà, n’ont pas accès aux services offerts par la ville parce que leur revenu est insuffisant, qu’ils n’ont pas les documents nécessaires ou pour des raisons sécuritaires.

Si les opinions des experts quant au rythme de l’exode rural divergent, la plupart d’entre eux s’entendent toutefois sur le fait que les zones urbaines d’Afrique subsaharienne se développent plus rapidement que partout ailleurs et que la région Asie-Pacifique compte le plus grand nombre de résidents urbains. En 2011, la région comptait 1,8 milliard de résidents urbains, soit 43 pour cent de la population de la région.

Comment les personnes déplacées se débrouillent-elles en ville ? Comment leurs besoins se comparent-ils à ceux des pauvres urbains ? Quelles sont les responsabilités des travailleurs humanitaires par rapport aux besoins chroniques (plutôt qu’aigus) ? Selon une étude sur le déplacement urbain et la vulnérabilité menée par le Réseau des pratiques humanitaires (Humanitarian Practice Network, HPN) de l’Institut de développement d’outre-mer (Overseas Development Institute, ODI), basé au Royaume-Uni, ces questions font toujours l’objet de discussions. L’étude indique par ailleurs que les meilleurs moyens de venir en aide aux personnes déplacées qui vivent dans les villes sont encore « mal compris ».

Les villes, qui sont le siège de nombreuses transactions légales et illégales, deviennent également le théâtre d’un « nouveau genre de conflit armé… variante de la guerre, souvent dans des bidonvilles densément peuplés… [impliquant] des luttes rangées entre des groupes armés étatiques et non étatiques », écrivent Kevin Savage, de World Vision International, et Robert Muggah, directeur de recherche auprès de l’Institut Igarapé, un groupe de réflexion brésilien qui s’intéresse à la prévention et la réduction de la violence.

Réponse

Les participants à une réunion ayant pour thème principal « l’adaptation des efforts humanitaires au monde urbain », organisée en janvier dernier par le Réseau d’apprentissage actif pour la redevabilité et la performance de l’action humanitaire (Active Learning Network for Accountability and Performance in humanitarian action, ALNAP), un réseau d’organisations et d’experts humanitaires dont le siège se trouve au Royaume-Uni, ont conclu que, en dépit de leur expérience des catastrophes urbaines, « notre compréhension collective est fragmentaire, informelle, et [que] nous manquons surtout de recherches. Il est encore trop tôt pour dire quelle est la meilleure façon de répondre au défi des catastrophes urbaines : les règles n’ont pas encore été écrites. »

En 2009, le Comité permanent inter-agences (Inter-Agency Standing Committee, IASC) – une organisation qui rassemble plusieurs groupes et fixe les politiques pour la communauté humanitaire – a créé un groupe de travail afin de déterminer comment « faire face aux défis humanitaires dans les zones urbaines » et établi, en 2010, un plan d’action couvrant une période de deux ans.

Le groupe a promis de mieux préparer l’industrie humanitaire aux crises survenant dans les zones urbaines, notamment en créant une base de données réunissant toutes les informations disponibles sur l’aide humanitaire en milieu urbain (fait) ; en renforçant la capacité d’intervention technique pour répondre aux situations d’urgence urbaines (en cours) ; en développant ou en adaptant les outils humanitaires à la réalité des zones urbaines (en cours) ; et en faisant la promotion de la protection des populations urbaines vulnérables (fait). Les objectifs liés au développement de directives pour soutenir la sécurité alimentaire dans les zones affectées par les crises et à l’intégration de la préparation et de la résilience des communautés aux politiques humanitaires n’avaient pas encore été atteints début janvier 2013.

Au Kenya, le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies (OCHA), ONU-HABITAT, le gouvernement kényan et les ONG tentent de piloter un « plan de réponse multirisque » permettant de mettre en commun les efforts des autorités locales et nationales ainsi que de près d’une centaine de groupes ouvrant dans les zones urbaines afin de se préparer à de futures urgences urbaines. Les violences qui ont éclaté à la suite de l’élection kényane en décembre 2007 ont fait environ 1 200 morts et entraîné le déplacement de plus de 660 000 personnes. Nombre d’entre elles ont trouvé refuge dans les villes et ne sont pas encore rentrées chez elles.

Toutefois, selon URD, il est parfois difficile, voire impossible, de réunir les divers acteurs urbains.

Selon un rapport publié par l’ONG en décembre 2011, les nouveaux « acteurs » des zones urbaines incluent : les gangs qui contrôlent la population, les églises qui exploitent la détresse des habitants, les réseaux sociaux liés à la diaspora, les organisations communautaires qui tentent d’obtenir de l’aide pour leur circonscription et les entreprises privées qui cherchent des clients dans l’industrie humanitaire.

Le groupe met la dernière main à une « note conceptuelle » dont l’objectif est d’attirer l’attention sur l’impact sur les zones urbaines des combats qui se poursuivent en Syrie. Selon les Nations Unies, les affrontements auraient fait 60 000 victimes depuis que les manifestations ont tourné à la violence en 2010. D’après le Réseau syrien des droits de l’homme, quelque 8 200 personnes sont décédées en 2012 dans les zones entourant Damas, la capitale.

Dans le cadre du Shelter Project, le Centre de surveillance des déplacements internes (IDMC) du Conseil norvégien pour les réfugiés (NRC) et l’ONG Shelter Centre, basée à Genève, développent, en collaboration avec d’autres groupes et organisations humanitaires, des lignes directrices pour offrir des logements permanents à ceux qui occupent des abris d’urgence. Une ébauche est attendue d’ici la mi-2013.

Le Programme alimentaire mondial (PAM) revoit actuellement ses pratiques en matière de ciblage de l’aide alimentaire et développe, en collaboration avec l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), des lignes directrices destinées à renforcer la sécurité alimentaire urbaine et à améliorer l’alimentation dans les situations d’urgence.

Défis

De nombreuses recommandations ont été formulées à la suite des récentes catastrophes urbaines (voir encadré). Cinq défis importants restent toutefois à relever :

Accès urbain. « Les organisations d’aide humanitaire internationales jouent un rôle important dans les zones rurales. Dans les villes, elles assument plutôt un rôle de soutien », a dit un travailleur humanitaire. Le défi que suppose la collaboration avec les leaders des quartiers et des communautés (qui, selon les chercheurs, ne sont pas nécessairement des synonymes) ainsi qu’avec le personnel et les responsables de la société civile et de divers niveaux gouvernementaux – qui sont tous des partenaires essentiels – est encore plus complexe lorsque le gouvernement est partie à un conflit, comme en Syrie.

Chaos des « clusters ». Selon URD, il serait plus logique d’utiliser « la coordination géographique multisectorielle » dans les zones urbaines – où l’aide est fournie par un seul niveau d’autorité – que le modèle actuel de coordination de crise, en place depuis la mi-2006. Ce dernier fonctionne par « clusters », des groupes responsables d’un secteur précis comme l’alimentation, l’hébergement ou l’éducation.

À Haïti, les postes de direction de nombreux secteurs étaient vacants. Une fois en place, le système était « trop bureaucratique » et ne parvenait pas à évaluer rapidement les besoins. À titre d’exemple, plus de 400 organisations étaient impliquées dans le secteur de la santé à un moment donné. Les « clusters », ou groupes de responsabilité sectorielle, étaient incapables de répondre aux défis multisectoriels. Les réunions se déroulaient principalement en anglais pour faciliter la tâche des nombreux intervenants anglophones. Les groupes francophones ou créoles locaux avaient souvent de la difficulté à suivre les discussions.

Identification des communautés vulnérables. En ville, les personnes les plus vulnérables sont souvent très mobiles, dispersées et difficiles à retracer. Les réfugiés et les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays (PDIP) recherchent parfois l’anonymat offert par les vastes zones urbaines, car elles craignent d’être harcelées, détenues ou chassées. Il est dès lors difficile de les retracer, d’établir un profil type, de les enregistrer ou de leur fournir les documents dont ils ont besoin. En outre, il est difficile de mesurer l’impact de la atisfaction des besoins humanitaires par rapport à celles des besoins économiques, car les évaluations conventionnelles ne distinguent pas les besoins aigus (comme les traumatismes liés à la guerre) des besoins chroniques (épidémies de choléra liées aux conditions de vie dans les bidonvilles et à la pauvreté urbaine).

L’identification des populations urbaines en difficulté représente « un énorme défi », selon M. Deikun, d’ONU-HABITAT. «Le problème, c’est que la réponse d’urgence doit être mise en place rapidement, car il faudrait toujours que les choses soient faites pour hier. Elle doit donc se fonder sur les données existantes. Or celles-ci ne sont pas toujours exactes et peuvent être faussées par des considérations politiques. Il est rare qu’on cherche à identifier les populations urbaines vulnérables dans des environnements à risque élevé avant qu’une situation d’urgence ne survienne.»

Experts urbains. Les urgences urbaines exigent une expertise qui fait souvent défaut : il faut, pour ne nommer que quelques-unes des tâches à accomplir, adapter les projets d’approvisionnement en eau et d’assainissement à des environnements urbains complexes, denses et mal desservis ; mener des analyses et établir des plans pour prévenir la vulnérabilité urbaine et renforcer la résilience des communautés ; développer des plans d’aménagement du territoire et des lignes directrices relatives à l’utilisation des sols ; procéder à l’enlèvement des débris ; reconstruire les logements urbains ; réinstaller les populations affectées vivant dans des abris d’urgence ; et pratiquer des interventions de chirurgie traumatologique.

Selon de nombreuses évaluations menées à la suite du tremblement de terre à Haïti, la pénurie de chirurgiens et d’experts des traumatismes est à blâmer pour les traitements inappropriés qui ont été administrés, les amputations inutiles qui ont été pratiquées et pour diverses complications de santé. Le groupe de travail de l’IASC sur les défis humanitaires dans les zones urbaines a établi des cadres de référence pour divers domaines afin de permettre aux spécialistes de répondre aux catastrophes urbaines.

Stratégie de sortie. Les travailleurs humanitaires sont « les derniers » à développer une stratégie de sortie, a dit M. Grünewald, d’URD. « Le personnel humanitaire a pour objectif principal de sauver des vies. Nous ne pensons [à une stratégie de sortie] qu’à la toute fin. » Le problème survient lorsque les autorités locales ne sont pas suffisamment solides pour reprendre le flambeau et que « les activités principales de nombreuses agences semblent devoir demeurer en mode ‘secours d’urgence’ », comme l’indique le DEC dans son rapport. Selon M. Grünewald, il est préférable de s’adresser à un conseiller en urbanisme ou d’un spécialiste du développement dès le départ, au moment de l’évaluation des dommages, afin de déterminer le moment du retrait.

Il y a des limites à ce que les travailleurs humanitaires peuvent faire, a-t-il conclu.

«Les ONG [humanitaires] veulent intervenir dans les bidonvilles, mais l’argent des bailleurs de fonds ne serait qu’une goutte d’eau dans l’océan – et il n’y aurait toujours pas de stratégie de sortie. Les solutions de dépannage [Band-Aid system] sont chaotiques et ne peuvent être que temporaires.»

pt/cb-gd/amz

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Irin estt un service d’information et d’actualité indépendant et sans but lucratif proposant des articles sur les situations d’urgence.