Sortir de la crise au Mali : Here be, here doron (« Que la paix soit, la paix seulement »), salutation Bambara

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Pour tous ceux qui aiment le Mali et le Sahel, pour ces générations d’agronomes qui ont laissé une partie de leur cœur dans ces zones arides, les dunes des Aïrs et les hauteurs du Hoggar, mais aussi dans les bas-fonds de Kayes, les rizières de Segou, les grands champs de mil plantés de Karité de Kita ou sur les berges de Joli Bâ, le Grand Fleuve, la crise qui secoue ce pays depuis le début de l’année est tout simplement insupportable. Pour comprendre la situation actuelle et travailler sur une consolidation de la paix, il faut faire quelques retours en arrière et sortir de certains clichés.

Si l’histoire du Nord Mali comporte de nombreux épisodes depuis la visite de René Caillé à Tombouctou le 20 avril 1828 et les évènements des années 60, l’histoire de la crise actuelle s’enracine à la fois dans l’absence de vrai règlement de celle du début des années 80-90 et dans une dégradation globale des conditions de vie dans la bande sahélienne. Caricaturée sous le nom de crise touareg, la crise de la décennie 90 au Nord était d’abord celle d’un refus du non-développement par l’ensemble des peuples du Nord. Le Front uni des peuples de l’Azawad réunissait Touareg, Maures et Peuls, peuples pastoraux nomades du désert et des Adrars, mais aussi les Songhaïs et les Bozo, agro-pasteurs et pêcheurs du fleuve Niger.

Les deux rives du fleuve Niger (Haoussa et Gourma) ainsi que les arrière-pays sahariens faisaient partie d’un ensemble économique cohérent recouvrant largement les 6e et 7e régions du Mali ainsi qu’une partie de la 5e où le grand commerce transsaharien (la caravane de l’Azalaï) rencontrait à Tombouctou les commerçants du Sud : dates et sel s’y échangeaient contre des céréales. Se sentant oublié par le régime de Bamako et suite à des incidents entre touareg et police au Niger voisin qui ont déclenché un cycle de provocations et de répression, l’Azawad s’est embrasé dans une flambée intercommunautaire, avec la triste combinaison d’exactions de l’armée, de représailles par les groupes ciblés et de mise en place de milices d’auto-défense non régulées (les « Gando Koy » songhay par exemple).

Le Général Amadou Toumani Touré, lui-même originaire de Mopti (connaissant donc bien les problèmes du Nord) et ancien leader étudiant des manifestations de la fin des années 70 devenu militaire, a pu contribuer au coup d’Etat qui renversa le Général Moussa Traoré en 1991. Il a ensuite mis en place le processus qui conduisit à l’Accord de Paix de 1996, célébré à Tombouctou par la Cérémonie de la Flamme de la Paix. Deux approches programmatiques ont alors été tentées : un programme de démobilisation des anciens combattants qui a été un demi-échec et l’accélération du programme de décentralisation et d’autonomisation des régions qui ne fut qu’un demi-succès. Le Général ATT est alors devenu, avec la remise du pouvoir aux civils, puis son implication dans la vie politique nationale et dans plusieurs négociations régionales, un symbole de la démocratie africaine. Hélas, la corruption et une gouvernance vacillante ont fini par ternir les espoirs du pays de Sundiata Keita.

La bande sahélienne toute entière est ainsi entrée dans une période de turbulence. D’un côté, la pression croissante sur les écosystèmes avec une démographie galopante, l’impact observable et à venir des changements climatiques, l’urbanisation accélérée autour des capitales de la zone, son ouverture sans protection aux marchés (et les dynamiques de spéculation qui s’ensuivent) et la complexité des interrelations entre systèmes pastoraux en crises et terroirs agricoles, entraînent une croissance des inégalités, des vulnérabilités et de la pauvreté auxquelles s’ajoutent des incompréhensions entre communautés mais aussi des captations différentiées des ressources du développement entre les parties nord et sud dans de nombreux pays de la zone. De l’autre, les difficultés de gouvernance, la prévalence rampante de la corruption, la prédation sur l’argent du développement et sur la manne des matières premières du sous-sol, l’arrivée de nouveaux acteurs internationaux (Chine, pays du Golfe) et l’émergence de radicalités religieuses jusque-là « hors de l’écran radar » ont fait bouger les lignes.

Comprendre et agir au Mali et, plus largement dans toute cette zone, demande une perspective large dans l’espace et dans le temps, au sein de laquelle les sciences sociales, notamment l’économie politique, l’anthropologie, la sociologie et l’économie rurale mêlent leurs apports avec ceux des sciences du climat et des ressources naturelles.

Les grandes bandes agro-climatiques et leur stratification nord-Sud

De Goré sur l’Atlantique à Mogadishu sur l’Océan Indien, les gradients climatologiques ont formaté paysages, modes de mise en valeur des écosystèmes et sociétés, depuis les zones sahariennes jusqu’aux marges plus humides des différents climats soudaniens. Au grand nord saharien, pays de l’aridité et des oasis, des peuples du désert et du chameau, dont les si populaires « hommes bleus », vivent dans un monde minéral et d’extrême rareté.

La transition progressive de quelques millimètres de pluie à quelques 200-400 mm plus au sud entraîne le développement progressif des grands faciès climaciques à épineux, avec leurs herbages épars. Les systèmes transhumants et les différentes formes de pastoralisme arrivent à transformer herbes sèches, kram-kram (céréale sauvage) et petites feuilles des épineux (acacias, balanites, etc.) en lait, viande, cuir et « banque sur pattes ». Chameaux, ovins et caprins, par leur extrême rusticité, forment l’architecture de systèmes d’élevage particulièrement résilients et du fonctionnement de l’économie d’échange (produits animaux contre céréales) qui fait vivre une grande partie de la zone. Puis viennent les zones où l’herbe est plus abondante. On entre alors dans les grandes zones d’élevage bovin : pays peuhl en Afrique de l’Ouest, pays Borena (Ethiopie) et Karamajo (Kenya, Ouganda) vers l’Est. Avec les mouvements nord-sud du bétail, qui suit le front de l’herbe et de la pluie, commencent aussi les difficultés de coexistence avec les groupes agricoles quand les troupeaux passent près des champs cultivés. C’est dans ces dernières zones que les économies agricoles se sont le plus intégrées dans le marché régional (céréales) et mondial (coton, arachide), et en subissent le plus les aléas.

Les grands axes transversaux Nord-Sud

Ces grandes strates orientées Est-Ouest sont non seulement en perméabilité et en échange les unes avec les autres, mais aussi traversées par des grands axes Nord-Sud, souvent très anciens, qui structurent toute la région : les grandes routes caravanières. La piste de l’Azalai réunit l’Algérie à Tombouctou et de là, par un relais « chameaux-ânes », rejoint les pistes du Gourma vers Bandiagara et les bassins céréaliers : dattes et sel du Sahara s’échangent contre mil et arachide de la zone soudanienne et soudano-sahélienne. C’est aussi l’axe de la côte mauritanienne qui joint le delta du fleuve Sénégal au pays sahraoui, celui du Guidimaka mauritanien qui joint Tamanrasset à Zinder via Agadez au Niger, celui qui va de la frontière Kenyane vers Djibouti à travers l’Ethiopie, etc. Ces axes du commerce du sel, des dattes et des esclaves dans le passé (relire René Caillé) ont fait partie du système de résilience des peuples du Désert. Devenus ceux très spécifiques de la drogue, des armes et des migrants de notre époque contemporaine, ils font maintenant partie de ces économies illicites qui fragilisent la gouvernance, mais aussi l’éthique et la morale de ceux qui les pratiquent.

Le poids de l’Histoire

Cette région qui va de l’Atlantique à l’Océan Indien a une histoire complexe dont les effets continuent à se faire sentir. Liée au système de l’échange triangulaire de la colonisation française, l’Afrique de l’Ouest est encore marquée par les alliances faites par l’ancienne puissance dominante avec différentes entités socioculturelles ainsi qu’avec certaines élites. Les rezzous (raids pour piller et capturer des esclaves) étaient au cœur de la pratique de groupes sur lesquels se sont appuyées presque toutes les puissances coloniales. Dans certains pays de la zone, les cicatrices sont d’ailleurs encore ouvertes, et les gouvernements tenus par des peuples du sud ont souvent délaissé le développement des zones les plus arides, entraînant rancœurs et souvent instabilités. La crise au Nord Mali trouve là une partie de ses racines profondes.

Par ailleurs, l’arrivée de l’Islam dans la zone est ancienne et s’y est construit un « islam africain » particulier, ouvert, hospitalier, avec une tendance soufi assez marquée et de nombreux syncrétismes avec les religions anciennes. L’arrivée récente de formes plus rigoristes d’un Islam intransigeant (salafisme, wahabisme) et imbibé des pratiques jihadistes importées d’Algérie, d’Afghanistan, du Caucase ou du Yemen, complique sérieusement la donne. A un Islam de tolérance s’oppose, y compris pour les populations, un Islam d’intransigeance. Le Sahel est sans doute là à une croisée des chemins : dans certaines zones, les boubous multicolores des femmes ont commencé à être remplacés par les uniformes noirs qui couvrent de la tête au pied et ne laissent qu’une fente pour regarder. Comme les Bouddhas de Bamyan, les mausolées de Tombouctou ont été mis à terre…

Et le poids des ressources réelles ou escomptées du sous-sol

Aux mines d’uranium d’Arlit au Niger se rajoutent maintenant d’autres gisements et les mêmes couches géologiques qui recèlent du gaz et du pétrole au Soudan sont porteuses de promesses pour le Tchad, le Niger ou le Mali. Or, dès qu’une odeur provient du sous-sol, la grille d’analyse des crises doit être modifiée car d’autres enjeux et d’autres acteurs entrent sur l’échiquier. Les questions de gouvernance, notamment de redistribution équitable de la manne du sous-sol à l’ensemble des citoyens et non uniquement aux élites, sont alors au cœur des défis sociaux et politiques qui forment le paysage institutionnel de la réponse.

Pour conclure

La crise du Nord Mali s’insère dans une crise globale de toute la bande agro-climatique saharienne et sahélienne située de part et d’autre de l’Afrique. En effet, la sécheresse et les problèmes de malnutrition au Sahel, mais aussi l’équité sociopolitique, l’accaparement des ressources du sous-sol et des terres agricoles, la reproduction des élites, le terrorisme et les questions religieuses, font partie d’un nouveau Grand Jeu dont les règles sont encore en devenir. Ainsi, sous l’effet d’un évènement catalytique, des phénomènes de longue durée et des tensions non réglées peuvent plonger la zone dans une spirale terrifiante. Et c’est ce qui se passe aujourd’hui au Mali.

Pour ce qui est de la sortie de crise, la séquence politique est encore en devenir. L’évolution rapide de la situation sur le terrain a déclenché une implication militaire de la France, imprévue dans sa forme mais décisive. Les autres partenaires, africains d’abord avec les pays de la sous-région, la CEDEAO et l’Union Africaine, mais aussi européens et américains ont accéléré leur mobilisation. Va-t-on vite ainsi sortir par le haut ou l’intervention étrangère va-t-elle s’ensabler dans les fech-fech du Nord ? L’heure est en tout cas plus que jamais à la préparation de cette sortie de crise. Pour cela, il faudra travailler sur trois pistes :

Reconnaître la force de la démocratie au Mali – Poussé par le peuple, élu, déchu, puis démissionnaire, ATT a tout fait pour éviter le bain de sang et la guerre civile. Le coup d’Etat n’aura sans doute été qu’un épiphénomène. Les jeunes militaires rebelles étaient le reflet d’une espérance nationale face à des mouvements de déconstruction de l’Etat-Nation. Se sentant incompris dans leurs peurs d’être incapables de protéger leur nation, ils ont tenté le coup de force. Mais face aux défis à venir, le Mali ne peut pas se priver de leur énergie et la force de la société malienne, comme chez son voisin sénégalais, a remis le processus constitutionnel et démocratique au cœur de l’agenda. Reconnaître la vigueur de cet esprit de démocratie de la société malienne et la soutenir, au-delà du simple rituel du bulletin de vote, est fondamental.

Renforcer la division entre le MLNA et les groupes fondamentalistes, et redonner vigueur au dialogue pour le développement du Nord – L’islam targui (singulier de touareg) est un islam soufi, tolérant. L’apparition claire de divergences entre la rébellion du Mouvement National de Libération de l’Azawad et les mouvements radicaux proches d’AQMI (Ansar Dine et MUJAO) doit être optimisée. Les touaregs ne sont pas seuls au Nord et les autres peuples des trois régions ont aussi leur mot à dire. Le vrai enjeu est de faire entendre que les revendications à un meilleur développement du Nord ont été entendues et que le Gouvernement central s’engage à répondre « présent » face à ces enjeux de développement de l’ensemble des 5e, 6e et 7e Régions.

Mobiliser la communauté internationale sur cet enjeu de développement de la bande agro-climatique saharienne et sub-saharienne – Ces régions touchées par les changements climatiques qui entraînent abaissement des nappes mais aussi par les maladies des dattiers (notamment le bayoud) qui conduisent à une crise des systèmes oasiens, par la régression pastorale et la baisse du tourisme liée à l’insécurité et à la faiblesse des investissements (ces zones ne font pas partie des régions à « good value for money ») périclitent sur toute la bande qui va de Nouakchott à la Somalie et, de là, deviennent un attrait pour tous ceux qui veulent instrumentaliser la pauvreté en visant d’autres agendas. La FAO et le PNUD, pour les Nations Unies, les grands centres français spécialisés (CIRAD, IRD, INRA), les banques de développement (Banque africaine de développement, AFD, etc.), l’Europe, dans le cadre du FED et des pays ACP, mais aussi les Etats-Unis et les pays du Golfe doivent être mobilisés. Il faudra aussi travailler sur les enjeux des cultures, de la dimension spirituelle du développement et sur les enjeux de coexistence pacifique des religions car tout ne se réglera pas à coup de « Plan Marshall » et de budget. Il faudra nécessairement remettre de l’intelligence dans la compréhension des situations, de la qualité dans le dialogue et de la justice dans les échanges. La France peut jouer un rôle fort pour dynamiser une initiative forte au niveau international, si elle s’y prend bien et sans arrogance…

François Grünewald

François Grünewald

François Grunewald est directeur général et scientifique du Groupe URD. (www.urd.org).