Mercredi 20 janvier 2010. Une équipe de chercheurs canadiens remet au conseil de sécurité des Nations Unies un rapport(1) sans ambiguïté : le bilan des deux guerres en RD Congo serait très nettement inférieur à celui proposé en son temps par l’ONG américaine International Rescue Committee. Pourtant depuis des années, le chiffre de 5,4 millions de morts depuis 1998 circule.
Ce chiffre de 5, 4 millions de morts est repris par les agences de presse, les médias et les associations de défense des droits de l’homme. Au regard des estimations avancées par IRC, les deux guerres successives en République démocratique du Congo sont devenus le «conflit le plus meurtrier depuis la Deuxième guerre mondiale»…
Aucune volonté polémique affichée du côté d’Andrew Mack, l’auteur du rapport et ancien directeur de la planification stratégique auprès de l’ex-secrétaire général des Nations unies Kofi Annan : «Nous pensons qu’IRC a tout de même fait du bon travail en attirant l’attention de la communauté internationale sur les évènements qui se sont passés au Congo. Cela a permis d’augmenter l’assistance humanitaire dans ce pays qui en avait tant besoin.»
Mais sur le fond, ce rapport fait une critique impitoyable du travail statistique produit par IRC dans le pays. Et peut-être l’exemple le plus parlant : Andrew Mack et son équipe relève qu’IRC a choisi arbitrairement comme taux de mortalité avant-guerre pour le Congo le taux de mortalité moyen en Afrique sub-saharienne.
Tout simplement parce que cette statistique, comme bien d’autres, n’existe pas pour ce pays. Or elle est nécessaire pour établir un bilan. Il faut avoir le taux de mortalité avant guerre et le comparer à celui qui existe au moment de la crise. La différence des deux donne un nombre de morts qui reste approximatif. Le problème, souligne Andrew Mack, est que ce taux moyen était vraisemblablement très inférieur à celui de la RDC dont l’économie s’effondrait depuis presque 20 ans.
L’estimation d’IRC qui inclut les victimes de malnutrition et de maladies, a été calculée à partir de cinq études de l’IRC et réalisée en partie avec l’institut Burnet, le plus grand institut de recherche australien sur les maladies infectieuses. Les deux organisations ont rejeté en bloc les critiques d’Andrew Mack, considérant que leurs estimations sont fondées sur une méthodologie «habituelle» et ayant des bases scientifiques. Ce sont toujours, selon eux, «les meilleures estimations disponibles de la mortalité liée au conflit au Congo».
Des chiffres invérifiables par les journalistes
Il ne se passe pas un jour sans nouveaux «chiffres», bilans ou estimations de catastrophes à venir. On assiste à une véritable surenchère ou compétition entre les agences de l’Onu et les ONG. Les premiers à sortir des statistiques attirent l’attention des médias. Les journalistes –eux- en sont gourmands, c’est même souvent ce qui déclenche une couverture médiatique. Et comment ne pas réagir lorsque l’on sait que dans les prochains mois, ce sont près de 10 millions de personnes qui seront touchées par une grave crise alimentaire dans la région du Sahel (Oxfam) ou que 860.000 enfants sahéliens de moins de cinq ans «pourraient» avoir besoin de traitement contre la malnutrition aiguë sévère dans des centres thérapeutiques (Unicef).
«On vit à tort ou à raison sous le règne de l’«evidence based», la réalité par la preuve. Aujourd’hui si vous n’avez pas une étude pour montrer que tel programme est plus efficace ou que telle situation mérite l’attention de la communauté internationale, rien ne se fait», explique Jérome Larché, membre du conseil d’administration de Médecins du Monde. «Avec son étude, IRC a donné un indicateur de gravité de la situation au Congo et c’est important. Même si ce n’est pas parfait, cela permet de tirer la sonnette d’alarme. Après, on peut engager un débat», estime Nicolas Vercken, chargé de la prévention des conflits et de la protection des populations pour Oxfam France.
Le problème, c’est que de ces bilans naissent parfois, et trop rarement peut-être, des controverses. C’est vrai pour le Darfour, la Somalie, l’Irak ou en encore le Kosovo. Sur un terrain de conflit, compter les morts n’est pas chose aisé. De même que le nombre de femmes violées ou d’enfants enrôlés de force par les groupes armés. C’est ce que regrette d’ailleurs Nicolas Vercken d’Oxfam : «Il n’y a pas vraiment de données consolidées sur ces problématiques. En République démocratique du Congo, cela tient parfois plus du doigt mouillé qu’autre chose.
Et pourtant, il y a des rapporteurs spéciaux au niveau des nations-unies, des commissions et des sous-commissions. Mais aucune véritable enquête». Cela n’empêche pas les estimations. Comme au Tchad, où en 2008 l’Unicef a avancé le chiffre de 8000 à 10.000 enfants soldats, sans avoir eu accès aux groupes rebelles, aux milices ou même à l’essentiel des bases de l’armée tchadienne.
Mais ces controverses existent également sur les bilans de catastrophes naturelles ou des statistiques liés problématiques de développement. Un rapport de l’Université de Washington vient par exemple de revoir à la baisse le chiffre de la mortalité maternelle grâce au développement de nouvelles méthodes d’études et de meilleures mesures. Environ 200.000 femmes de moins que ce que l’on pensait meurent chaque année des suites de complications liées à la grossesse.
Approximations…
Il y a deux manières de «produire» des statistiques. Certaines ONG se contentent de communiquer sur les données issues de leurs activités. Une politique que revendique Médecins du Monde. «Nous, on donne des chiffres qui sont les chiffres produits par nos missions. Et on ne sort pas de cela. Nos plaidoyers se basent uniquement sur ce qu’on a vu ou fait. C’est nécessairement moins global que ce que font d’autres ONG. Et on est conscient que cela a parfois moins de poids. Mais c’est notre choix», explique Jérôme Larché.
Selon lui, cette production de statistiques «maison» n’évite pas pour autant l’écueil de l’approximation. «Ce n’est tout simplement pas facile de produire des statistiques dans des zones de conflit, surtout dans des pays qui n’ont aucune histoire de production de données. On n’a pas non plus toujours beaucoup de moyens. Mais ce qui compte en situation d’urgence, c’est d’abord le bon ordre de grandeur».
Oxfam France a – elle – développé son activité de plaidoyer, parallèlement à son activité dite «programmatique». «Nous avons cette ambition de faire du plaidoyer au sens plus large du terme, de ne pas seulement traiter les conséquences d’un conflit, mais aussi les causes», explique Nicolas Vercken.
Mais pour cela, Oxfam ne se contente pas des données qu’elle a elle-même produite. Trop «locales». Il lui faut donc «peser» les statistiques produites par d’autres, des partenaires ou des Nations Unies, juger de leur fiabilité. «On est toujours transparent sur le degré de fiabilité de nos chiffres et on prend toujours l’hypothèse basse. On sait qu’on n’a pas le droit à l’erreur. Sinon, on ne nous croira plus», précise Nicolas Vercken.
Et quand bien même des erreurs sont commises, que penser de ces controverses sur les bilans? Ont-ils vraiment pour conséquences de décrédibiliser le travail des ONG ou de l’ONU? «Le premier qui sort avec un chiffre aura le bénéfice de la publicité médiatique. Si le chiffre est contesté, ce sera bien plus tard.
L’impact initial aura déjà eu lieu.», explique un responsable onusien. «Personne ne vérifie, y compris les médias», commente encore un bailleur. «En fait, la tentation peut être grande, reconnaît Jérôme Larché. Parce qu’il n’y a pas grand monde qui soit capable de vérifier les chiffres. Cela nécessite du temps, des moyens et de l’expertise».
Ceux qui sont pris en flagrant délit de distorsion des statistiques, intentionnelle ou non, plaident l’importance de la cause. Et leurs détracteurs sont accusés de banaliser une tragédie. Au final, très peu s’y risquent.
Et pourtant il y a de quoi se poser des questions dans des régions comme l’Afrique sub-saharienne où il n’y a aucune histoire statistique et où il est même difficile de connaître le nombre total d’habitants dans un pays. Les recensements sont le plus souvent produits dans le cadre d’un processus électoral. Le dénombrement des habitants et donc des électeurs n’est alors plus un outil, mais une donnée stratégique, manipulée par tous.
Produire des statistiques est un acte politique à partir du moment où ils sont destinés à un usage publique. Tous les acteurs impliqués ont leur propre agenda. Les ONG et les agences de l’Onu communiquent pour provoquer une réaction de la communauté internationale, diplomatique ou financière, ou même attirer les donateurs, individus ou bailleurs.
Les décideurs politiques et les bailleurs s’en emparent pour justifier leurs décisions. «Il s’opère une forme de légitimation par tous les acteurs de ces chiffres, c’est une manière pour chacun de légitimer leurs actions», explique un bailleur. «On s’autoalimente et c’est un cercle sans fin».
Note : Oxfam France produit chaque année un baromètre de la protection des civils. Cette étude compare les besoins de population en crise à la réponse internationale mise en œuvre pour adresser ces problèmes, y compris la couverture médiatique de ces crises.
(1) The Shrinking costs of war, Human Security Report Project 2009
Sonia Rolley
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