L’Irak entre confusion et incertitudes

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Près de trois mois après les élections législatives, la confusion prévaut à Bagdad… Celle-ci résulte tout d’abord de la contestation des résultats dans certaines régions, notamment dans les 11.000 bureaux de vote de la province de Bagdad. Le premier ministre sortant, M. Nouri el Maliki estime que 750.000 bulletins seraient en cause.

La commission électorale vient d’accepter un recomptage manuel de la totalité des 2,5 millions de bulletins de vote des électeurs de Bagdad. Ce décompte des bulletins contestés prendra sans doute plusieurs semaines. Il est peu probable que cette opération contribue à clarifier la situation : on peut redouter le contraire.

En outre la commission a invalidé l’élection de 51 candidats, dont 20 appartiennent au Bloc irakien de Iyad. Allaoui, provoquant de vives réactions de ce dernier qui a menacé d’en appeler à l’ONU et de se  retirer du processus électoral.

La confusion vient également de la multiplicité et de la diversité des mouvements politiques. On peut ainsi dénombrer trois cents groupes politiques, réunis, pour l’essentiel, au sein de six coalitions. Car en Irak, depuis la dissolution du parti Baas, il n’existe pas de partis politiques structurés, à quelques exceptions près : il s’agit plutôt de «mouvements» menés par des personnalités, avec une autorité sur leurs troupes très relative.

En fait, le résultat des élections reflète assez bien les rapports de force qui existent dans le pays, même si le nombre exact de sièges ne peut encore être arrêté avec certitude. Comme prévu, les coalitions menées par Iyad Allaoui – le Bloc Irakien – et Nouri el Maliki  – l’Alliance Etat de Droit – sont au coude à coude, réunissant respectivement 91 et 89 sièges.

L’Alliance Nationale Irakienne, regroupant des mouvements religieux chiites, représente avec 70 sièges un acteur incontournable, en raison d’un net succès imprévu des partisans de Moqtada El Sadr qui disposent de 39 députés contre 30 dans l’ancien parlement. Enfin, l’Alliance Kurde a fait élire 43 députés. S’y ajoutent 33 députés, appartenant à divers mouvements ou coalitions.

De cette confusion, quel gouvernement verra-t-on émerger ? Dans ce domaine les incertitudes demeurent également grandes. Iyad Allaoui, dont la coalition arrive en tête, peut faire figure de vainqueur.

Cependant plusieurs éléments le desservent. Il a été «inventé» par les Américains, financé par la CIA à ses débuts, ministre de la Défense dans le Conseil de Gouvernement Irakien, sorte de gouvernement fantoche mis en place en 2004 par Paul Bremer, puis premier ministre cautionné par les Etats-Unis.

Il apparaît également, aux yeux des Irakiens, comme un ancien baassiste reconverti qui a récolté l’essentiel des voix sunnites : les deux tiers des députés de sa coalition sont effectivement sunnites. Quant à Nouri el Maliki, le premier ministre sortant, malgré des succès incontestables – pour l’opinion, il apparaît comme l‘homme qui a restauré la souveraineté irakienne et qui est crédité de la baisse du niveau des violences – il se heurte aux réticences des Sadristes, qu’il a réprimé durement. Il est suspecté d’autoritarisme.

L’Iran comme l’Arabie Saoudite, pour des raisons différentes, lui sont hostiles et n’hésiteront pas à manipuler leurs relais irakiens pour faire obstacle à son choix comme premier ministre. Ainsi, l’Alliance Nationale Irakienne comme l’Alliance Kurde joueront-elles un rôle  important dans la formation d’un gouvernement.

Le «troisième homme»…

Cette confusion peut bénéficier à un «troisième homme» qui sortirait d’un compromis entre coalitions, en permettant de réunir les 163 voix  nécessaires, c’est-à-dire la majorité des voix des 325 députés. A ce stade un gouvernement réunissant Etat de droit et Alliance nationale Irakienne, dirigé par une personnalité nouvelle, avec l‘appoint de quelques députés «indépendants» dûment récompensés, apparaît comme le scénario le plus probable. Mais d’autres combinaisons, plus sophistiquées, peuvent se dégager. En toute hypothèse la formation du nouveau gouvernement passera par des tractations longues et laborieuses.

Cette phase de transition, avec un gouvernement faible qui expédie les affaires courantes, risque de durer. Or l’Irak a à faire face à de graves problèmes. La menace terroriste persiste, même si Al Qaïda a été durement touché par la mort de ses principaux responsables avec la mort le 18 avril de son chef politique Abou Omar Al-Baghdadi et de son chef militaire Abou Ayyoub al-Masri. Mais des groupes terroristes, liés ou non à Al Qaïda  – la filiation n’est pas toujours évidente –,  manipulés le cas échéant par des voisins qui ont intérêt à maintenir un climat de violence, conservent sans doute une capacité de nuisance et peuvent rendre plus difficile le retour à la paix civile.

En fait les enjeux les plus importants sont ailleurs. L’Irak doit faire face à des défis majeurs : la reconstruction d’un pays sinistré par 30 ans de guerres et de sanctions ; le maintien de l’intégrité alors que le pays kurde organise son indépendance de fait ; la réintégration dans le jeu politique des sunnites qui demandent une révision de la constitution ; la mise en valeur d’un potentiel sous-exploité en hydrocarbures et la définition de la clef de répartition des revenus, de son exploitation entre les provinces ; le statut de Kirkouk revendiqué par la population  kurde et arabe.

Le prochain gouvernement devrait disposer de plusieurs atouts. L’influence de l’ayatollah Sistani jouera dans le sens de l’apaisement. Le futur premier ministre bénéficiera de l’appui d’une opinion soucieuse de retrouver la paix civile et de tourner la page. Les Etats-Unis, malgré un retrait progressif des troupes combattantes en 2010, continueront à exercer une influence stabilisatrice, directement ou indirectement, à travers des «conseillers» placés dans les administrations sensibles et les agents des «contractors» – les sociétés militaires privées – qui resteront sur place.

Mais à l’inverse, ce gouvernement devra également tenir compte de l’influence de voisins peu bienveillants à son égard, notamment la Syrie, l’Iran ou l’Arabie saoudite, qui jouent leur propre jeu et ont un objectif commun : maintenir une Etat irakien uni mais faible.

A cet égard l’année 2010 sera en Irak celle de tous les dangers mais devrait confirmer, peut-on espérer, de nouveaux progrès dans  sa reconstruction et dans sa marche vers la paix civile.

(30 avril 2010)


Denis Bauchard

Denis Bauchard

Ancien diplomate, Denis Bauchard a effectué une grande partie de sa carrière au Moyen Orient ou à traiter des affaires de cette région au Ministère des Affaires étrangères. Il a été ambassadeur en Jordanie (1989-1993), puis directeur pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient (1993-1996), directeur du cabinet du ministre des Affaires étrangères, Hervé de Charrette (1996-1997) et ambassadeur au Canada (1998-2001).

Après avoir été président de l’Institut du Monde arabe (2002-2004), il est aujourd’hui consultant, notamment auprès de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Il est l’auteur de nombreux articles et études, consultables sur le site de l’IFRI.

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Denis Bauchard
Ancien diplomate, Denis Bauchard a effectué une grande partie de sa carrière au Moyen Orient ou à traiter des affaires de cette région au Ministère des Affaires étrangères. Il a été ambassadeur en Jordanie (1989-1993), puis directeur pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient (1993-1996), directeur du cabinet du ministre des Affaires étrangères, Hervé de Charrette (1996-1997) et ambassadeur au Canada (1998-2001). Après avoir été président de l’Institut du Monde arabe (2002-2004), il est aujourd’hui consultant, notamment auprès de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Il est l’auteur de nombreux articles et études, consultables sur le site de l’IFRI.