En RDC, la tyrannie du chiffre… un entretien avec Andrew Mack

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La crédibilité des ONG est en jeu…

Le bilan de 5,4 millions de morts pour les deux guerres en République démocratique du Congo est-il crédible ? Ce chiffre avait été  avancé par l’ONG américaine International Rescue Committee. Il est aujourd’hui contesté par un groupe de chercheurs de Vancouver. Sans mettre en cause la bonne foi de l’organisation, l’équipe d’Andrew Mack, le rédacteur d’un rapport sur la sécurité humaine élaborée  à l’Université canadienne Simon Fraser, estime que faute de statistiques fiables en RDC, notamment avant guerre, ce bilan était presque impossible à donner. Un problème que l’on trouve sur la plupart des terrains d’urgence aujourd’hui.

Sonia Rolley : Vous contestez le chiffre de 5,4 millions de morts donné par l’ONG américaine International Rescue Committee, IRC sur le nombre de morts pour les deux guerres en république démocratique du Congo… Pouvez-vous donner un chiffre plus précis ?

Andrew Mack : Justement, nous sommes très prudents et nous préférons ne donner aucun chiffre car honnêtement, personne ne peut vraiment savoir combien de morts il y a eu à cette époque. Nous pensons qu’IRC a tout de même fait du bon travail en attirant l’attention de la communauté internationale sur les évènements qui se sont passés au Congo. Cela a permis d’augmenter l’assistance humanitaire dans ce pays qui en avait tant besoin.

Mais pour calculer le nombre de personnes qui sont mortes depuis le début de la guerre, il faut avoir le taux de mortalité avant guerre et le comparer à  celui qui existe au moment de la crise… La différence donne un nombre de morts approximatif. Le problème est qu’IRC n’avait pas de données sur le taux de mortalité avant guerre. L’organisation a donc choisi comme de taux de référence le taux de mortalité moyen en Afrique subsaharienne.

Un taux qui selon toutes vraisemblances était très inférieur à celui de la République démocratique du Congo dont l’économie s’effondrait depuis presque 20 ans. Donc la différence entre les deux taux choisis par IRC était énorme. Il a donc donné ce chiffre faramineux de 5,4 millions de morts.

S.R : Comment IRC a-t-elle pu commettre une telle erreur ?

Andrew Mack : En Irak, au Darfour, partout, il existe des controverses sur les bilans… Deux organisations cherchant à faire un bilan sur le même endroit et pour la même période peuvent arriver à des chiffres complètement différents… On peut se dire que l’un des deux a tort. Ou peut-être même que les deux ont tort. Tout simplement parce que la plupart du temps, il n’y a pas de statistiques de référence (recensement de population, taux de mortalité…).

C’est le cas dans la majorité des pays d’Afrique subsaharienne. Il n’y a pas de statistiques fiables. Et sans ces chiffres de référence, les bilans seront presque impossibles à donner. La méthode n’est tout simplement pas la bonne. Cela fonctionnerait pour des guerres plus courtes, comme le Kosovo. C’est aussi un pays où il existe des statistiques préexistantes et solides. Mais pas pour les deux guerres du Congo.

En revanche, on peut faire des comparaisons plus fiables. Dire par exemple que, à l’est du Congo à une certaine époque, on mourrait 3,5 fois plus que dans le reste de l’Afrique subsaharienne. Cela peut donner une idée de la gravité de la situation.

On comprend bien sûr pourquoi les organisations non gouvernementales préfèrent les chiffres précis à des comparaisons plus floues. Les chiffres – 5 millions de morts en l’occurrence – sont plus choquants et marquants que de dire qu’au Congo, on meurt 3,5 fois plus que dans le reste de l’Afrique. Ce n’est déjà pas facile à dire.

S.R : Est-ce de la mauvaise foi ?

Andrew Mack : Dans la plupart des cas, nous ne pensons pas qu’il y ait une véritable volonté de manipulation ou de gonfler les chiffres. Parfois c’est vrai que les chargés de communication des organisations poussent au chiffre. L’objectif est encore une fois louable puisqu’il s’agit d’alerter les opinions publiques et la communauté internationale sur une situation d’urgence.

Mais cela peut aussi nuire à la crédibilité des ONG. On l’a vu avec le Darfour. Le gouvernement soudanais a pris un malin plaisir à contester les chiffres des organisations comme Save Darfur. Et cela lui a permis de railler le travail des ONG en général. Il faut donc rester prudent quand on décide de donner un chiffre. Ces querelles de bilans peuvent également créer des tensions entre les ONG et les pays donateurs qui ont l’impression de se faire manipuler par les humanitaires à la recherche de fonds.

S.R : Que recommandez-vous ?

Andrew Mack : Il y a tout d’abord des organisations qui auraient naturellement vocation à produire du chiffre et pourraient se placer au dessus de la mêlée. Je pense naturellement à l’organisation mondiale de la santé, au Democraphic and health survey de l’Usaid ou à l’Unicef. Mais la démarche d’IRC, en l’occurrence, s’opposait justement à celles de ces grandes organisations qui sont aujourd’hui les seules à produire du chiffre au niveau national. Mais qui ne le font pas toujours ou pas bien.

Ce que nous recommandons, c’est déjà que ces enquêtes ne soient pas faites par ceux qui reçoivent l’argent des pays donateurs. Mais qu’elles soient faites par des équipes d’experts indépendants. Cela ferait une véritable différence.

Ensuite quand l’ONU déploie une mission de maintien de la paix quelque part ou que la communauté  internationale s’investit dans une crise, il faudrait que les programmes prévoient un monitoring des indicateurs de santé et de population. Pour toute politique, que ce soit de l’aide d’urgence ou du développement, produire ses statistiques ne serait pas de l’argent perdu.

Sonia Rolley

Sonia Rolley

Sonia Rolley est journaliste indépendante, auteure de «Retour du Tchad – Carnet d’une correspondante» chez Actes Sud (2010).

Sonia Rolley

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