Démographie (3/3) : Devoir nourrir plus de bouches

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Certains pays devraient voir leur population doubler d’ici à vingt ans, portant à deux milliards le nombre d’Africains en 2050. La question de la sécurité alimentaire alimente de plus en plus les débats.

Olivier de Schutter, le rapporteur spécial de l’Onu pour le droit à l’alimentation, s’il montre la route à suivre, n’est pas sûr de se faire entendre. « Le passage à une agriculture durable est vital pour assurer la sécurité alimentaire à l’avenir », prévenait-il en 2011 dans un rapport, invitant les Etats à « investir dans des activités s’étalant sur plusieurs années ». Des programmes ambitieux, s’ils doivent être lancés, ne doivent pas occulter les problèmes de base. Les soucis d’ordre matériels entravent en effet la possibilité de bénéficier de bonnes récoltes. C’est notamment le cas pour le stockage des denrées. Le manque d’infrastructures de stockage fait en effet perdre entre 20 et 30% des récoltes : des quantités pharamineuses de nourriture pourraient être sauvées. Le manque criant de mécanisation est aussi une des raisons de la sous-productivité : selon une étude réalisée par l’Organisation de l’ONU pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), à surface égale exploitée, un fermier Indien produit deux fois plus qu’un Africain, et un Chinois en moyenne quatre fois plus.

Des tentatives de résolutions de ces difficultés dépendent la capacité des Etats à nourrir leur population. Des pays ont cependant entrepris dans l’agriculture avec des résultats significatifs. Si l’on a beaucoup parlé du Malawi qui a subventionné l’achat de semences par les petits exploitants, le Rwanda montre aussi le bon exemple. En l’espace de sept ans, la stratégie adoptée a fait du Rwanda un pays autonome du point de vue alimentaire : depuis 2006, la production agricole croît à un rythme annuel voisin des 20%. Le lancement, en 2006, du  programme « Une vache par famille » procure du lait et des revenus aux Rwandais. Les 11 millions d’habitants de ce pays d’Afrique des Grands lacs sont à présent en mesure de manger de tout.

La réussite rwandaise ne doit surtout rien au miracle. Elle est possible partout en Afrique, à condition de le vouloir vraiment. Dix ans après la Déclaration de Maputo, la part des Etats africains qui respectent le seuil des 10% d’investissement dans l’agriculture se comptent sur les doigts des deux mains. Ce délai, déjà supérieur à celui fixé en 2003 – qui était de cinq ans -, n’a pas changé beaucoup de choses. L’application de ces 10% des budgets nationaux dédiés à l’agriculture avaient pourtant été décidés, dans le cadre du Nouveau partenariat pour le développement en Afrique (Nepad), afin de résoudre, en partie, les problèmes liés à la pauvreté et la famine d’ici à 2015 ou 2020.

Dix ans après, quelques bons élèves se distinguent pourtant : ils respectent tous le seuil des 10%. En 2012, selon les chiffres de l’Union africaine, ils étaient sept avec une forte représentation de l’Afrique de l’Ouest. Dans l’ordre décroissant, le Burkina Faso, le Niger, l’Ethiopie, la Guinée, le Sénégal, le Mali, et le Malawi étaient les seuls sur le continent à respecter les critères de la Déclaration de Maputo. Le Burkina Faso, lui, faisait mieux que se défendre avec près de 20% de son budget attribué à l’agriculture et notamment à des projets d’irrigation. Certains pays, comme Madagascar, le Tchad, ou le Zimbabwe, sont, certaines années, en mesure d’y parvenir mais échouent à maintenir leur régularité à ce poste budgétaire. Pour les autres pays du continent, la période actuelle n’est pas facile pour respecter le seuil des 10% dédiés à l’agriculture. Les bailleurs internationaux, confrontés à leurs propres problèmes, sont moins généreux, et les déclarations d’Abuja en 2001 sur la santé et de Dakar en 2000 sur l’éducation primaire les poussent à devoir faire des choix.

L’agriculture africaine devra aussi compter avec deux facteurs dont les conséquences sur la vie des populations devraient croitre avec le temps. Le changement climatique est l’une des premières menaces planant au-dessus de la tête des fermiers africains. Une étude, publiée courant 2011 par l’université américaine de Stanford et menée en Afrique de 1999 à 2007 sur le maïs, montre clairement qu’en cas de hausse des températures, les pertes seraient énormes sur cette culture. L’intérêt de l’étude est donc de montrer l’importance de diversifier les productions afin de ne pas être pris au dépourvu.

Le Kenya, par exemple, ferait face à une terrible crise en cas de mauvaises récoltes : actuellement, le maïs représente 50% de l’alimentation quotidienne de la population kenyane. Mais le ministère kenyan de l’Agriculture a réagi : il a en effet décidé de distribuer des semences des cultures dites « orphelines ». Il espère ainsi développer les pommes de terre, le manioc, les haricots, ou encore le pois chiche. Tout cela dans un but clair : celui de réduire la dépendance au maïs. Le Rwanda, lui, a anticipé depuis quelque temps déjà les changements du climat : à Kigali et partout dans les provinces, des arbres par centaines sont plantés, et on veille sur les forêts avec un œil attentif.

Le potentiel de production africain – gigantesque avec 60% des terres arables mondiales non cultivées – pourrait aussi subir l’accaparement de millions d’hectares de terres par des puissances étrangères. Entre 2004 et 2009, l’équivalent de terres grandes comme la Belgique serait passé sous bail étranger. Vingt-sept pays d’Afrique se sont déjà laissé séduire par des promoteurs fonciers, pour un total de 180 opérations. Comble de ces affaires : on retrouve en tête des transactions l’Ethiopie, Madagascar et le Soudan pour un total de 70 opérations. On aura remarqué que ces trois pays, qui acceptent que des exploitants étrangers s’approprient pour plusieurs décennies des centaines de milliers d’hectares, n’ont pas assuré leur sécurité alimentaire. Enfin, l’Union européenne avec son projet de voir 10% de son parc automobile rouler au biocarburant en 2020 pousse inconsciemment ses membres à acheter et à investir en Afrique.

Dernier épisode en date de cette reconquête de l’Afrique par les grandes puissances : la conférence du G8 intitulée « La nouvelle alliance sur la souveraineté alimentaire et la nutrition en Afrique », le 8 juin dernier à Londres. Pour les activistes africains, il n’y a pas de doute : l’offensive est lancée du côté des multinationales. Cette « alliance » est ainsi dénoncée par les organisations non-gouvernementales (ONG), et notamment par l’Algérienne Meriem Louanchi, de l’Association de réflexion, d’échanges et d’actions pour l’environnement et le développement. « Aujourd’hui, cet intérêt pour l’Afrique doit être replacé dans le contexte plus général des crises mondiales menaçantes dont les dimensions sont multiples et touchent les domaines financier, alimentaire, énergétique et écologique. Et l’Afrique, avec ses terres soi-disant “abondantes” mais “sous-utilisées”, est vue comme la nouvelle frontière », explique la militante. De nombreuses multinationales ont en effet annoncé des ouvertures d’usines un peu partout. Elles auront besoin de matières premières et donc de terres agricoles : une aubaine pour les semenciers mondiaux, comme l’Américain Monsanto, qui ont d’ores et déjà lancé des intrants spécialement conçus pour les sols africains…

Autant d’éléments qu’il ne faudra pas sous-estimer. Pour Olivier de Schutter, l’essor des multinationales est même contraire aux solutions qu’il préconise, comme  l’adoption de l’agroécologie (contraction d’agronomie et d’écologie).  Cela permettrait de meilleurs rendements : le rapporteur du droit à l’alimentation parle d’un doublement des récoltes en une décennie. En recyclant les nutriments et l’énergie utilisée, et en n’ayant pas recours à des éléments extérieurs comme les engrais chimiques, le sol supporte bien mieux les variations du climat et les fermiers réalisent du même coup d’intéressantes économies. Il s’agit de produire mieux, tout en préparant sereinement l’avenir. L’un des avantages de l’agroécologie serait de « gonfler » les revenus des exploitants. Une importance cruciale en Afrique, où la population vit encore dans certains pays à plus de 75% en zone rurale, le plus souvent sous le seuil de pauvreté. La FAO enfin dans son rapport 2011 demande aux Etats de s’appuyer sur les femmes pour garantir leur sécurité alimentaire : c’est en leur donnant un accès facilité à la production qu’elles pourront comme leurs homologues masculins avoir du poids et ainsi augmenter les rendements actuels.

Arnaud Bébien

Arnaud Bébien

Arnaud Bébien est journaliste (Tanzanie)