Interview de Marie-Laure Fages (1), Secrétaire Nationale du PS en charge des Droits de l’Homme et de l’humanitaire.
Dorian Dreuil : À Istanbul, le premier Sommet humanitaire mondial vient de s’achever. À chaud, que pensez-vous de l’issue de cette rencontre et du rôle de la France dans les négociations?
Marie-Laure Fages : Il me semble que dans tout processus structurel de décision, il est fondamental de poser une pierre fondatrice attestant de la future solidité de l’édifice. Le Sommet humanitaire mondial d’Istanbul a permis de poser cette pierre fondatrice. Tous les acteurs de l’Humanitaire – ONG, agences onusiennes, États, acteurs privés – ont accepté après un processus de deux ans et demi de trouver des solutions innovantes sur les principaux enjeux actuels et futurs de l’Humanitaire. Mme S. Royal et M. Vallini ont porté la voix d’une France qui s’engage dans le cadre d’une redevabilité collective des États, devant trouver un débouché lors de la prochaine Assemblée générale des Nations Unies en septembre 2016.
Le Sommet d’Istanbul a permis de penser des financements innovants pour l’Humanitaire, notamment par l’association de financements d’acteurs privés. J’entends les scepticismes de certains acteurs, mais en matière d’Humanitaire, je ne comprends pas et n’accepte pas la résignation, car cela reviendrait à dire que l’Humain est atteint de finitude.
Bien au contraire, à de nombreux moments de l’Histoire, les Hommes et les Femmes ont su se saisir de leur destin collectif. Je crois très sincèrement que nous sommes à ce moment historique. J’appelle les États à faire une juste place, et pas juste une place, à la société civile, tant dans la prise de décision que dans la mise en œuvre des préconisations du rapport de l’ONU issu du Sommet d’Istanbul. Je plaide pour la pérennisation des Sommets mondiaux sur l’Humanitaire portés par l’ONU, suite au processus initialisé à Istanbul.
D.D. : Marie-Laure Fages, dès vos 16 ans, vous rejoignez l’ONG Amnesty International, comment cet engagement associatif a-t-il évolué vers un engagement politique ?
M.-L. F. : Je suis convaincue qu’à la base de tout engagement, il y a une révolte. Très jeune, j’ai eu conscience de la complexité de notre monde et une forme de révolte est apparue. Cette révolte vient d’un refus de l’injustice et des inégalités. Alors, quelle forme d’action donner à cette révolte afin de passer de l’état de spectatrice du monde à celui de prendre une part active de responsabilité pour contribuer à le changer ?
Dans un premier temps d’engagement de ma vie, c’est à Amnesty International que j’ai pu trouver le sens des actions concrètes. Il va de soi que le débat abolitionniste et la forme d’action par l’écriture ont à la base orienté mon intérêt pour cette ONG. La publication de leur rapport annuel est un révélateur de l’état de nos sociétés.
Je garde de ces années le goût de l’engagement sincère et bénévole. J’ai rencontré des personnes de tous horizons, unis par des Valeurs, qui décident de mettre à disposition de la collectivité une quotité de leur temps pour faire vivre leurs convictions.
J’ai un profond respect pour l’action des associations, des ONG et des fondations. Elles sont les premiers lanceurs d’alerte et les curateurs de crises locales, qui souvent se mondialisent. Elles sont l’aiguillon efficace et nécessaire pour que les États enclenchent des actions positives de résolution des crises.
À 18 ans, j’ai entrepris des études de droit à la faculté où Jean Jaurès a enseigné. De ses écrits, une phrase, prononcée dans son Discours à la Jeunesse en 1903 à Albi, a été un détonateur principal : « Le courage, c’est d’aller à l’idéal et de comprendre le réel. » J’ai pris conscience que la décision politique peut changer le cours des choses, si elle est guidée par le fait que le Progrès est le mode d’action de l’Homme. Ce mélange d’idéalisme et de réalisme est un mode de pensée et d’action commun avec les humanitaires que je rencontre. Leurs valeurs humanistes les conduisent à se confronter avec la réalité et l’action de terrain.
D.D. : Le 9 avril 2016, vous avez été nommée Secrétaire Nationale du Parti Socialiste en charge des Droits de l’homme et de l’humanitaire. Comment décririez-vous cette fonction ?
M.-L. F. : Je vois cette nomination comme un signal double envoyé par la direction nationale du Parti socialiste : la confiance dans l’expertise et dans la jeunesse (34 ans). Il s’agit aussi de la nécessité d’un renouvellement des têtes et surtout, dans les têtes. La thématique des droits de l’Homme et de l’Humanitaire est une chance, surtout parce que j’appartiens à la génération Bataclan. En ce moment, nous vivons un contexte inédit avec une vague d’attaques terroristes sans précédent en France, tant par son ampleur que par la volonté de frapper au cœur la Jeunesse de France.
J’ai pleinement conscience que ma nomination intervient dans un contexte complexe pour les libertés publiques : celui de l’état d’urgence. Il faut trouver un compromis subtil entre la nécessité d’assurer les libertés et le droit à la sécurité pour tout citoyen. Je n’ai pas la Gauche honteuse sur ces sujets. De même, je n’étais pas convaincue par les arguments en faveur de la déchéance de nationalité, il fallait constater une profonde absence de compromis à ce sujet dans le pays, chose qui fut faite.
D.D. : Pouvez-vous nous détailler vos principaux chantiers et dossiers, et la méthodologie avec laquelle vous pensez les traiter ?
M.-L. F. : Un secrétariat national consiste à effectuer une veille sur les sujets dont vous avez la responsabilité, réagir, prendre des positions par des déclarations publiques et tracer des lignes de prospective. Il s’agit d’avoir la capacité d’embrasser plusieurs temporalités. De nos jours, je suis convaincue que de l’articulation entre les différentes temporalités naît l’efficacité politique.
Il est à souligner que je bénéficie d’une grande liberté d’action, tant dans les prises de position que dans les personnes rencontrées. Le secrétariat national fonctionne dans un esprit collectif et produit des bilans de ses actions régulièrement. Durant cette mission, je souhaite proposer trois axes de travail.
Tout d’abord, il y a nécessité de dépasser les partis politiques si on veut construire des actions efficaces. Je souhaite co-construire avec les acteurs associatifs et les ONG des propositions d’actions réalistes dans le cadre d’une commission de travail sur les droits de l’Homme et l’Humanitaire. La recherche du compromis le plus juste n’est pas la compromission. Il s’agit du mode de gouvernance le plus pertinent sur des problématiques systémiques.
De plus, j’ai entrepris des déplacements sur le terrain afin de me rendre compte de la réalité de la situation, d’écouter et de rencontrer les acteurs de terrain. Je suis saisie de sollicitation d’appui ou de soutien d’actions précises et je prends des positions publiques sur les sujets des droits de l’Homme par des interpellations publiques, des tribunes et des participations à des manifestations.
De façon globale, je crois profondément que la question des droits de l’Homme constitue la bataille culturelle du XXIe. Ainsi, la France doit investir la pédagogie des Droits de l’Homme dès le plus jeune âge vers sa Jeunesse. Cette pédagogie des droits de l’Homme est à mon sens indissociable de la création artistique. Il s’agit de lancer un mouvement puissant conduisant à une « Culture des droits de l’Homme et de la Femme ». Nous avons une chance exceptionnelle en France, l’éducation est une arme d’instruction massive pour notre Jeunesse et la culture est ce qui nous rappelle à notre Humanité.
D.D. : Sur le dossier des migrants, pensez-vous que la réaction des pays membres de l’UE est à la hauteur de ce qui peut être considéré comme un véritable défi pour les démocraties européennes ?
M.-L. F. : L’histoire de la construction européenne montre que l’Europe est une passerelle entre les cultures et les valeurs, pas une porte. Depuis la Seconde Guerre mondiale, l’Europe assure une paix durable et une prospérité économique permettant le développement du peuple européen sur une matrice de valeurs non négociables : le respect des droits de l’Homme.
Aujourd’hui, les pays européens font face au plus grand afflux de personnes déplacées depuis la Seconde Guerre mondiale. Si dans un premier temps, les États n’ont pas pris l’ampleur de la crise migratoire, ils sont actuellement dans la recherche de solutions structurelles dans la mesure où les migrations vont se poursuivre au moins sur 20 ans.
Ainsi, je regrette que certains pays développent une réaction manichéenne de repli sur eux avec une volonté de rétablir leurs frontières. Cette position isolationniste me paraît être suicidaire pour les pays en question, mais cela me semble surtout une position destructrice pour l’équilibre européen global. Il est important d’effectuer une révolution copernicienne sur la crise migratoire.
L’idéogramme chinois de crise a une double signification : une difficulté et une opportunité. J’appelle au réveil des consciences de tous les pays européens. Les migrants sont une chance pour nos vieilles démocraties européennes à la recherche d’un nouveau souffle démocratique, démographique et économique.
Heureusement, la France porte au niveau européen le fait que les migrants sont la solution et non le problème de l’Europe. Dans un premier temps, les associations et les ONG ont effectué un travail remarquable de traitement d’un afflux important de migrants.
Aujourd’hui, l’État et les associations doivent construire un plan national d’accueil des migrants incluant tous les aspects (formation, insertion professionnelle, logement, scolarisation des enfants) pour converger vers un traitement structurel de la question, à la hauteur de notre humanité.
Tout plan national doit s’inscrire dans une dynamique européenne qui devra réfléchir à des critères de répartition non pas quantitatifs ou pénalisants financièrement, mais qualitatifs, ce qui inclut en premier lieu de considérer l’Autre comme une chance, son futur voisin ou son futur collègue de travail.
La France, avec les socio-démocrates européens, se bat pour une politique migratoire harmonisée, solidaire et globale, sur la base d’outils préservant les droits fondamentaux.
D.D. : Devant la multiplication des attaques contre le personnel humanitaire, ne pensez-vous pas qu’il serait nécessaire de développer des mécanismes juridiques internationaux pour protéger les travailleurs humanitaires ?
M.-L. F. : Je suis très préoccupée par les attaques actuelles que subit le personnel humanitaire. La protection des personnels et des infrastructures de santé dans les conflits est une nécessité. L’une de mes premières interventions publiques est relative à la protection des personnels humanitaires.
Le Parti socialiste a félicité, le 3 mai dernier, l’adoption de la résolution 2286 par le Conseil de sécurité des Nations Unies. La France a beaucoup œuvré dans cet acte, tirant les conséquences de l’interpellation de plus de 400 humanitaires en février 2016 demandant aux États de s’impliquer davantage dans la prévention et le règlement des conflits, en prenant en compte tant la vulnérabilité des populations civiles que la protection du personnel humanitaire.
L’adoption de la résolution 2286 est une prise de conscience par les États de la responsabilité qui leur incombe. Je plaide pour la construction d’un cadre juridique solide avec un mécanisme de garantie double. D’une part, il y a la nécessité préventive d’assurer la protection de l’action des professionnels et d’autre part, en cas d’actes commis sur le personnel humanitaire, une condamnation juste des violations du droit international doit intervenir.
De même, la neutralité, principe essentiel de l’action humanitaire, doit être garantie en actes.
Il faut que les États prennent des engagements concrets pour permettre l’action d’un système humanitaire confronté à la multiplication et la complexification croissantes des conflits dans le monde.
D.D. : Vous évoquez la France comme la patrie des Droits de l’homme. Selon vous, la France assume-t-elle l’héritage de son histoire ? Sa voix est-elle encore audible à l’international sur ces sujets ?
M.-L. F. : Hannah Arendt écrivait que « Le monde est ce que nous avons en commun avec nos contemporains, avec ceux qui sont passés et ceux qui viendront après nous ». Non seulement, la France assume et revendique son héritage, mais surtout la France doit construire l’Avenir, la manière dont elle se pensera être la Patrie des droits de l’Homme et de la Femme.
Je tiens à souligner que souvent, ce sont les acteurs internationaux rencontrés qui me rappellent que la France est la Patrie des droits de l’Homme. Je constate que la France est aimée bien plus qu’elle ne s’aime elle-même. C’est une attitude que je regrette profondément. Les Françaises et les Français ont reçu en héritage ces Valeurs. Durant les moments douloureux de 2015, ils ont su s’en rappeler. La vraie générosité pour les droits de l’Homme envers l’Avenir consiste à tout donner au présent. Faisons-nous confiance !
(1) Diplômée de l’Université Toulouse 1-Capitole, Marie-Laure Fages, 34 ans, est spécialisée en droit public et constitutionnel. Elle a enseigné trois ans à la fac de droit de Toulouse et deux ans le droit administratif à Sciences Po Toulouse. Elle est aujourd’hui chargée d’enseignements en droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle est l’auteure de l’ouvrage Les biens publics mondiaux, un concept juridique pour la gouvernance mondiale (presses universitaires européennes, 2012) et spécialiste des questions de parité avec l’ouvrage Égalité-parité : une nouvelle approche de la démocratie ? (Lextenso, 2013). Elle adhère en 2006 au Parti socialiste pour participer aux Primaires dans le cadre des « adhésions à 20 euros », puis elle participe au processus des primaires citoyennes d’octobre 2011. Le 9 avril 2016, elle est nommée Secrétaire Nationale du Parti Socialiste en charge des Droits de l’Homme et de l’Humanitaire.
Dorian Dreuil
Derniers articles parDorian Dreuil (voir tous)
- Du système de l’aide internationale au dispositif humanitaire : Une nouvelle grille de lecture de la géopolitique de la solidarité internationale – 27 juin 2016
- Marie-Laure Fages : « Je suis convaincue qu’à la base de tout engagement, il y a une révolte » – 5 juin 2016
- Le discours humanitaire, du 20h à Twitter – 3 avril 2015