De nombreuses ONG s’interrogent sur la révision de leur charte basée sur les 7 principes humanitaires énoncés par le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge … Ces principes sont-ils toujours opérationnels ? Doivent-ils être amendés ?
Une interview d’Antoine Peigney, Directeur des relations et des opérations internationales à la Croix-Rouge française.
Geneviève Sababadichetty : La Croix-Rouge française a fêté ses 150 ans…500 organisations partagent les valeurs impulsées par le Mouvement international du CICR et les 189 sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge réunies au sein de la FICR …L’universalité de ces principes semblent être acquise mais leur interprétation ne va pas vraiment de soi…Certaines ONG se demandent si elles ne devraient pas revoir leur charte basée sur ces principes …Est-ce que la Croix-Rouge mène la même réflexion ?
Antoine Peigney : En ce qui concerne la Croix-Rouge et sa compréhension de ces principes, je ne crois pas qu’il faille changer quoi que soit. Il y a des définitions très précises derrière chacun de ces principes de neutralité, impartialité, indépendance et humanité : on les appelle les « principe directeurs de l’aide humanitaire ». Quelle que soit la langue ou la culture à laquelle on appartient, ces principes font sens.
GS : Les principes humanitaires nés dans les années 20: d’abord impartialité, ensuite vers 65 : humanité et neutralité, 2003: notion d’indépendance. Je suppose que ces différentes évolutions répondent à des situations rencontrées sur le terrain. Est-ce que ces notions peuvent encore évoluer face à la complexité du monde actuel, des nouveaux enjeux liés à la mondialisation, la coopération, la communication nécessaire entre des peuples issus des quatre coins du monde, l’instauration de nouvelles hiérarchies, de nouveaux rapports d’égalité et de solidarité ?
Pour vérifier si ces principes ne sont plus adaptés, il faut d’abord les relire attentivement.
Est-ce que le principe d’humanité affirmant que l’action humanitaire est une fin en soi et non pas un moyen, doit être revu ? Pour moi, non. L’homme reste au cœur de notre action.
Le principe d’impartialité qui nous demande d’agir en fonction du degré de souffrance des personnes et sans autre considération me paraît toujours d’actualité.
Le principe de neutralité, qui signifie que l’on s’abstient de prendre part aux hostilités et aux controverses afin de garder la confiance de tous, ce principe-là est parfaitement adapté à notre mode opératoire dans le temps du conflit. Mais j’admets que ce principe puisse questionner les ONG qui conjuguent action et dénonciation. En décidant d’accéder aux populations sans l’accord de toutes les parties au conflit et en dénonçant, un acteur humanitaire choisit alors un camp, même si c’est pour venir en aide à des victimes. Sa neutralité peut être perçue comme relative.
Rajouter d’autres principes ? Le risque est de devenir inaudible. La quantité dilue le message et le sens. Les 4 principes fondateurs sont toujours aussi forts et ceux qui se reconnaissent dans l’adjectif humanitaire doivent rester extrêmement vigilants à leur manière de les appliquer.
GS : Le principe de neutralité, stigmatisé par « le silence « du CICR pendant la 2e guerre mondiale, a beaucoup évolué, semble-t-il sous l’influence de Médecins Sans Frontières qui a voulu dissocier neutralité, silence et complicité lors de violations avérées des droits humains …
AP : je ne crois pas que le principe de neutralité ait beaucoup évolué. En matière de protection, le CICR constate les exactions sur le terrain, les signale aux auteurs présumés pour leur demander de cesser au regard du Droit international mais ne les dénoncent pas publiquement. En complément, des ONG comme Amnesty International et Human Right Watch ou d’autres choisissent de dénoncer publiquement.
Nous gardons pour notre part ce mode opératoire pour la simple et bonne raison qu’il nous permet de rester en contact avec les parties au conflit et de conserver leur confiance. Le principe de neutralité nous permet de garder la confiance de tous. Notre silence n’est pas un silence de complaisance ou de duplicité, c’est un silence qui nous permet de ne pas rompre le dialogue.
Et en soi, c’est complémentaire de ce que font les ONG humanitaires.
Ce qu’il manquait avant, c’était des ONG de dénonciation. Maintenant que ces ONG existent, cela renforce notre action.
GS : En tant qu’organisation inter-gouvernementale, est-ce que vous condamnez les organisations privées qui font du cross-border ? Cela vous semble t-il une violation du droit humanitaire ou à l’inverse une situation exemplaire du respect des principes humanitaires ?
AP : Non je ne les condamne pas, et je les y encourage même ! Et cela toujours pour la même raison qui est la complémentarité. L’action de la Croix-Rouge et celle des ONG doivent se compléter.
Dans une situation de conflit, le CICR et les entités agissantes du Mouvement agissent avec l’accord de toutes les parties. Cela rend notre action plus lente, plus compliquée… Parce qu’obtenir des cessez-le-feu de toutes les parties, vérifier que les cessez-le-feu sont connus de toute la hiérarchie jusqu’au gardien du check-point, c’est beaucoup plus compliqué que de monter une opération qui va franchir clandestinement une frontière ou une ville assiégée en passant par des souterrains pour apporter de l’aide.
Les deux modes opératoires se complètent et nous n’avons donc aucune raison de condamner qui que ce soit. J’irai même plus loin, au risque d’être un peu provocateur. Je pense que les ONG auraient à gagner à revenir à ce mode opératoire car depuis quelques années elles se sont beaucoup institutionnalisées…Et se sont rapprochées du « mode Croix-Rouge ».
Il y a 20 ans, les ONG étaient beaucoup plus proches de leur mandat, issu de MSF, qui était de franchir les frontières et d’aller rapidement au contact des populations.
La question est de savoir si cela a du sens pour elles de coller au mode opératoire du CICR ou alors de retrouver leur ADN d’origine.
Les ONG qui font du cross-border respectent-elles les principes humanitaires ? Pour moi oui.
En cherchant à tout prix à accéder aux populations en souffrance, elles appliquent le principe d’humanité au premier chef de leurs préoccupations. En secourant les populations en fonction de leur degré de leur souffrance, elles répondent au principe d’impartialité. Leur indépendance est garantie dès lors que personne ne leur dicte leurs actions, et leur neutralité ne fait pas de doute non plus tant qu’elles agissent sans exprimer d’opinion politique ni prendre parti, si ce n’est pour les populations en souffrance.
GS : Pour en venir au principe d’indépendance, Rony Brauman reproche au CICR de trop se disperser (multiplication de programmes qui n’ont plus vraiment à voir avec son cœur de métier) et d’éparpiller ses ressources, ce qui alourdit et accroit sa dépendance vis-vis des gouvernements.
Le principe d’indépendance n’est pas lié au mode ou à la quantité de financement. Ce n’est pas parce que le CICR est financé par des gouvernements que ces gouvernements nous dictent nos choix. Nous sommes indépendants dans nos choix opératoires.
Le problème que pose la multiplicité des programmes est surtout lié à notre mandat originel qui est de veiller à ce que le DIH soit compris, connu, enseigné et diffusé…de façon à ce qu’il soit respecté en cas de conflit. Pour moi, cela doit être la préoccupation essentielle du CICR. Et en ce sens, on peut se demander si la multiplication de programmes et d’activités, et donc l’attention qu’il faut leur porter, ne réduit pas l’attention portée à la mission initiale.
L’application du DIH est un vrai problème ; les conflits internes ne respectent jamais les civils. Et donc la vraie question est de savoir quels sont les investissements à faire pour que le DIH soit respecté.
Nous sommes aujourd’hui capables de localiser les zones de conflits potentiels…C’est là qu’il faut investir massivement pour que le DIH soit appliqué et que les populations civiles soient beaucoup mieux protégées qu’elles ne le sont aujourd’hui. C’est là, le vrai défi !
Investir massivement auprès des forces conventionnelles, et tous les publics jusqu’aux plus jeunes afin que, si ceux-ci devenaient enfant-soldat malgré eux, ils soient aussi en mesure de savoir qu’une Croix-Rouge n’est pas une cible !
GS : Quel est le principe qui pose le plus de problèmes d’interprétation à l’heure actuelle ?
En termes de perception, je le redis, le principe de neutralité est celui qui nécessite le plus d’attention. Il existe aujourd’hui chez certains de nos interlocuteurs, le sentiment que les ONG «exportent» un système de pensée, un modèle économique…Cette mauvaise perception que l’on a de nous dans certains cas, nous oblige à être fidèles à nos principes et à montrer par notre comportement sur le terrain que notre action n’est pas liée à la volonté de convertir le monde à nos valeurs.
Il faut absolument distinguer ceux qui appliquent vraiment les principes humanitaires et ceux qui font du prosélytisme. La mise en œuvre des 4 principes fondateurs est primordiale pour rassurer toutes les parties.
GS : Les Etats qui qualifient leurs interventions « d’humanitaires » s’appuient-ils sur ces principes ?
AP : L’adjectif humanitaire n’est pas une marque déposée. Tout le monde peut l’utiliser, pour le meilleur comme pour le plus confus… jusqu’aux frappes « humanitaires » !
Certes les Etats ne sont pas neutres, et leur stratégie dite humanitaire s’intègre dans un schéma général, on parle « d’approche globale ».
Pour autant l’Etat français en particulier est très attentif aux mots et à leur sens et me parait bien distinguer les limites de son action humanitaire afin d’éviter toute confusion avec les ONG et la Croix-Rouge.
Enfin, que l’Etat français se soit doté d’une stratégie humanitaire est une bonne chose car ainsi il reconnait les principes et les acteurs humanitaires.
Par ailleurs, et malgré sa stratégie humanitaire, nous attendons de l’Etat qu’il assume en priorité son rôle politique pour aider à stabiliser un pays en situation de crise. Quand les leviers diplomatiques ne suffisent plus, l’armée doit intervenir. Notre mandat humanitaire n’est pas de régler les conflits, c’est aux Etats de le faire politiquement et militairement.
Quand nous appelons l’Etat français à assumer ou contribuer à cette mission en RCA, nous nous ne sommes pas belliqueux, nous disons seulement notre impuissance de ne plus pouvoir travailler à court terme si rien n’est fait sur le terrain de la sécurité.
Enfin, pour éviter la confusion des genres, nous sommes vigilants sur la distance à avoir avec les forces armées, quelles qu’elles soient. Et cette distance, c’est le respect des principes qui nous permet de la garder. Cela passe aussi par l’aspect visuel qui est le marquage de nos emblèmes et logos sur les voitures, le matériel, les locaux… Cela n’empêche pas le dialogue avec les forces armées via leur guichet civilo-militaire. Parler avec tous, agir distinctement.
GS : Diriez-vous dans ces conditions, comme on l’entend actuellement, que l’espace humanitaire se rétrécit ? La multiplication des acteurs « humanitaires » pénalise-t-il les bénéficiaires ?
L’espace humanitaire se rétrécit pour plusieurs raisons.
D’abord pour de bonnes raisons : Les pays du continent latino-américain dans lesquels nombre d’acteurs humanitaires occidentaux agissaient encore il y dix ans, dans l’urgence ou pour l’aide au développement, ont aujourd’hui leur réseau d’acteurs et d’associations nationales parfaitement en mesure de répondre aux précarités. L’Europe Centrale et les Balkans aussi. L’Asie est sur ce chemin. Ces pays n’ont pas éradiqué la pauvreté, loin s’en faut, et ils ne sont épargnés ni par les menaces de conflit ni par les catastrophes naturelles, mais ils ont développé plus de capacités pour y répondre par eux-mêmes.
De fait nous nous sommes beaucoup concentrés sur le continent africain qui, selon les classements et les indices, concentre actuellement à la fois la plus grande pauvreté mais aussi la faiblesse de capacités.
L’autre raison de la réduction de notre espace, dans le temps des guerres, est plus inquiétante et liée à cette question d’accès, elle-même conditionnée par la bonne compréhension des parties au conflit de ce que signifie le droit international humanitaire. Cela s’est dégradé.
Enfin je vois une troisième raison, plus globale et dépassant le contexte des conflits armés, qui est l’acceptance. Sommes-nous encore acceptés, désirés, nous ONG et Croix-Rouge occidentales? Ou bien agaçons-nous ceux que nous venons aider par l’exigence de notre éthique, de nos principes, de notre demande de transparence, les exigences de nos bailleurs de fonds ? Les rendons-nous amers de constater nos salaires, nos moyens, si asymétriques aux leurs ?
Beaucoup de ces sujets sont très fantasmés et régulièrement utilisés avec démagogie par nos accusateurs qui préfèrent s’en prendre « aux humanitaires » plutôt qu’à leurs propres faiblesses, ou celles de leur puissance publique. Mais fantasme ou réalité pour partie, ce qui importe, c’est la perception.
Si nous sommes convaincus d’être utiles, si nous sommes convaincus que notre mode de fonctionnements est éthique et que nous ne devons pas baisser notre exigence de qualité et de transparence, alors il faut être vigilant à expliquer plus et encore, à investir en amont de nos projets sur une compréhension d’un objectif partagé, approprié, et renforcer sans ambiguïté nos partenaires locaux, secteur associatif et puissance publique.