L’intervention humanitaire, révélateur d’une impuissance occidentale face au nouveau désordre du monde
Après quatre années de guerre, la situation humanitaire, dans le pays comme dans les États voisins et jusqu’en Europe, est largement hors de contrôle. À l’intérieur, sept millions de personnes seraient déplacées, et dans bien des cas, leurs foyers sont détruits ainsi que les infrastructures sans lesquelles un retour à la vie normale est inenvisageable. Le gouvernement syrien interdit l’accès aux régions qu’il contrôle ou qu’il vise, ou met des conditions politiques souvent inacceptables à l’accès humanitaire à la population sous son contrôle. Les zones tenues par les différents groupes armés rebelles sont également difficiles d’accès, pour des raisons de sécurité et pour des raisons là aussi politiques, s’agissant des vastes portions du territoire tenues par le groupe État islamique.
En Syrie plus qu’ailleurs, l’aide humanitaire est une arme (pour le gouvernement) ou est perçue comme une arme (par les groupes rebelles islamistes). D’autre part, l’imbrication des camps, parfois au sein d’une même ville, comme à Alep, rend l’accès et l’intervention impossibles, même si des structures administratives et médicales étatiques continuent de fonctionner dans des conditions très précaires et peuvent être soutenues par des opérations transfrontières, en télécommande, par des organisations non gouvernementales étrangères basées dans les pays voisins.
Le cas particulier de la crise syrienne, d’un point de vue juridique, est que le gouvernement du pays bafoue systématiquement le droit humanitaire international avec le soutien de pays membres du Conseil de Sécurité de l’ONU qui lui donnent les moyens de résister aux défis qu’il affronte. C’est une situation inédite depuis la fin de la guerre froide, ce conflit étant surdéterminé par une dimension géostratégique globale, impliquant des acteurs « non-régulés », la Russie qui l’utilise pour restaurer sa puissance à l’échelle mondiale et l’Iran qui y voit un élément de dissuasion du faible au fort dans sa relation avec l’Occident et avec les États arabes, et d’un autre côté l’Arabie Saoudite et ses alliés du Conseil de Coopération du Golfe qui veulent à la fois, et parfois contradictoirement, tirer un trait sur les « printemps arabes » et saisir l’occasion pour mettre un terme à l’ « exception syrienne ». On se trouve donc face à un défi à l’égard d’une gestion des affaires mondiales fondée sur la concertation des Puissances, dans le cadre de la globalisation.
À vrai dire, les besoins précis de la population syrienne à l’intérieur ne peuvent pas être satisfaits ni même évalués avec précision. Et ils font appel à des compétences et des moyens dont les organisations humanitaires ne disposent pas : leur capacité se limite à fournir de la nourriture, des soins médicaux, de l’assainissement et de l’eau potable, au mieux, mais pour des besoins limités et non à l’échelle d’un pays ; et pas à reconstruire des habitations, des équipements et des infrastructures. En tout état de cause, l’intervention humanitaire ne pourrait donc apparaître, devant une crise de cette ampleur, que comme un témoignage de solidarité et non comme une solution.
Quant aux quatre millions de réfugiés à l’extérieur, leur sort paraît à première vue plus enviable : ils jouissent de la sécurité et d’un certain soutien de la part de la population qui les accueille, des États où ils se trouvent, et de ce qu’il est convenu d’appeler la communauté internationale : agences de l’ONU d’un côté, ONG humanitaires de l’autre, même si celles-ci dépendent largement d’un financement et donc de directives de celles-là, ou de financements émanant d’États. Ces réfugiés ont par ailleurs, dans un premier temps, pour une part, des moyens financiers et des liens familiaux, culturels ou communautaires avec la population hôte. Un sujet d’étonnement pour les pays occidentaux est la solidarité dont la population et les pays voisins hôtes font preuve dans cet accueil réservé aux réfugiés syriens, en particulier les pays arabes comme la Jordanie et le Liban, qui ont accueilli l’un 800 000 réfugiés, l’autre 1,5 million.
La situation de ces réfugiés et leur relation avec la population hôte évoluent cependant avec le temps, et diffèrent selon le statut et les moyens financiers de ces réfugiés. Leur afflux est dans un premier temps, comme lors des crises précédentes au niveau régional, bénéfique pour les économies nationales : les réfugiés dynamisent le secteur du bâtiment, le commerce et la consommation. Mais ils deviennent aussi progressivement une concurrence sur le marché de l’emploi, et leur demande de biens de consommation comme de logements provoque une inflation qui crée de vives tensions dans la population hôte, une minorité bénéficiant de la crise, tandis qu’une majorité s’en trouve précarisée.
Tandis qu’une majorité des réfugiés se dissémine dans les villes et les villages d’accueil (la totalité au Liban, les trois quarts en Jordanie), le reste est cantonné dans des camps : les deux camps d’Azraq et de Zaatari en Jordanie, et plusieurs camps échelonnés le long de la frontière en Turquie. Ces camps sont gérés en Turquie par les autorités nationales et en Jordanie par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés. Celui-ci est chargé, selon ses statuts, de la protection des réfugiés. Il s’efforce donc de les enregistrer, puis d’assurer la satisfaction de besoins vitaux, dans ou en dehors des camps. L’UNHCR a éprouvé beaucoup de difficultés à s’acquitter de sa mission, par manque de moyens financiers face à l’ampleur des déplacements de population, du fait de la lenteur des États donateurs à fournir les fonds nécessaires. Mais peut-être faut-il aussi s’interroger sur les difficultés récurrentes, qui ne sont pas que logistiques, de cette lourde agence genevoise à répondre aux missions qui lui incombent et qui ne sont pas que financières. La communauté internationale est en fait peu mobilisée dans un dialogue et un partenariat avec les États hôtes pour les aider à résoudre les multiples problèmes, voire les menaces, liés à l’afflux des réfugiés syriens, et a tendance à fermer les yeux sur les multiples atteintes aux droits de l’homme dont les réfugiés sont victimes, en violation avec le droit humanitaire international, de la part des appareils sécuritaires des pays hôtes.
Avec la prolongation du conflit, se pose la question du sort des réfugiés au-delà de leur situation immédiate. Tandis que bon nombre d’entre eux tentent de gagner l’Europe, engendrant ainsi des courants migratoires clandestins, voire mafieux, et des effets négatifs dans l’opinion publique européenne, le sort des autres demeure problématique. Des indices concordants pointent une stratégie éradicatrice du gouvernement syrien à l’égard de la population considérée comme hostile, ou résidant à des emplacements névralgiques. Il y aurait même, dans la logique de repli communautaire qui prévaut en situation de danger, une volonté de modifier la balance démographique syrienne au détriment de la majorité sunnite de manière à pérenniser l’emprise alaouite sur le pouvoir. L’équation de l’installation durable sur place des réfugiés ou de leur retour chez eux, encore théorique, en attente d’un règlement est insoluble, et provoque d’ores et déjà des réactions hostiles chez les pays hôtes, la Jordanie et le Liban ayant déjà accueilli la majorité des réfugiés palestiniens qui ont dû fuir leurs foyers en 1948 puis en 1967 et qui ont fait souche dans leur pays d’accueil.
Entre émigration définitive vers le reste du monde et implantation dans les pays voisins, la crise syrienne est déjà grosse de tensions et de conflits à venir. Elle risque en effet de réveiller ou de faire naître d’autres clivages dans les sociétés d’accueil, dans la mesure où les réfugiés peuvent être, selon leur appartenance communautaire, leur origine régionale ou leur engagement politique, des facteurs de déstabilisation d’équilibres locaux toujours précaires. Et les forces délétères à l’œuvre au niveau régional, comme l’État islamique « de l’Irak et du Levant », peuvent trouver au sein de ces États fragiles des soutiens populaires en leur faveur.
Par effet de domino, les constructions étatiques nées au Proche-Orient du dépeçage de l’Empire ottoman par la Grande-Bretagne et la France au lendemain de la Première Guerre mondiale sont ainsi mises au défi. Les tentatives menées durant les années 50 et 60 pour en faire des nations semblent avoir échoué, donnant ainsi apparemment raison aux tenants d’une vision des sociétés arabes comme fondées par essence sur des solidarités primaires.
Mais l’histoire peut aussi jouer des tours à ses acteurs. Tandis que des mouvements communautaristes tentent de constituer des territoires homogènes en une marqueterie d’exclusions réciproques fondées sur des identités héritées ou imaginaires, comme ce fut le cas au Liban, et en faisant imploser les États existants, d’autres comme le groupe de l’État islamique prétendent incarner et susciter de nouvelles mobilisations vers un idéal sociétal transcendant les appartenances ethniques et dessinant de nouveaux territoires. D’autres enfin, comme les mouvements de résistance kurdes, sont à l’offensive : ils veulent saisir l’occasion historique de s’émanciper de tutelles nationalistes en bout de course. Mais leur rêve d’unité se heurte à des héritages et des identités négligées mais bien prégnantes, et les frontières des États du XXe siècle restent bien présentes, en filigrane, dans les représentations et les engagements des Kurdes irakiens, syriens, turcs et iraniens.
La crise syrienne, dans sa dimension humaine tout autant qu’humanitaire, montre l’incapacité des Puissances occidentales à prendre la mesure des évolutions des rapports de force, mais surtout des enjeux et des visions du monde dans les sociétés hier dépendantes qui s’émancipent aujourd’hui. Ni le droit humanitaire, ni les institutions, ni le système de valeurs, à la fois cynique et humaniste, mis en place par l’Occident à l’échelle planétaire ne trouvent de résonance dans les groupes en lutte pour le pouvoir et l’accès aux ressources à l’extérieur de leur sphère. Et l’effort humanitaire, dernier témoin de cet esprit universaliste et solidaire, peine à masquer ce décrochage et à répondre à ses propres engagements.
À l’heure où les percées technologiques modifient quotidiennement les perspectives d’évolution de l’activité humaine et où se joue un basculement des pôles d’activité planétaires en faveur de puissances émergentes, la crise syrienne manifeste, par elle-même et par la faillite de l’action humanitaire à y remédier d’une manière sensible, le choc en retour du passé de l’Occident et le déclin structurel d’une région, « entre Golfe et Océan », hier au cœur du monde et aujourd’hui en voie de marginalisation.
Marc Lavergne
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