Bilal-el-Sudan : Le pays des Noirs, devenu Soudan
Imaginez : un pays grand comme plus de deux fois la France et deux fois moins peuplé… Un pays qui s’étend des sables des déserts de Libye et de Nubie jusqu’aux monts semi-équatoriaux et aux épaisses forêts galeries des franges de l‘Ouganda et de la RDC. Une bande de steppe aride et de savane borde la région des grands marais du Sud-Soudan.
Dans chacune de ces zones vivent des peuples pastoraux en conflit pour les pâturages des zones de contact depuis les temps immémoriaux… Un pays doté d’une riche histoire plongeant certaines de ses racines dans la plus haute antiquité et d’autres au plus profond de la préhistoire et des premières heures de l’humanité… Un pays aux interfaces du Moyen Orient et de l’Afrique peuplé de plus de 20 ethnies parlant autant de langues…
Un pays doté d’une intelligentsia créatrice, d’universitaires renommés, d’une tradition complexe mais ancienne d’opposition à la fois parlementaire et militaire… Un pays entouré par 9 pays en état d’instabilité permanente au cours des 3 dernières décennies. Ceci l’a amené à donner abri à des centaines de milliers de réfugiés des pays voisins, dont encore plusieurs milliers vivent à la frontière avec l’Erythrée depuis le milieu des années 60…
Un pays qui s’est trouvé sur toutes les articulations de la guerre froide et des crises de l’après guerre froide dans la Corne de l’Afrique et dans l’Afrique des Grands Lacs… Un pays qui a cru il y a vingt ans qu’il serait le grenier de l’Afrique et du Moyen Orient et dont une frange importante de la population survit grâce à l’aide alimentaire… Un pays enfin qui, outre le fait de posséder des réserves importantes de pétrole, est traversé sur plus de deux mille kilomètres par le système Nilotique, source de vie et de pouvoir pour les civilisations à l’amont du 12ème parallèle…
Et vous saurez que nombre de lectures classiques de ce pays (notamment celle encore prévalente sur affrontement Arabophones islamisés contre Noirs chrétiens) sont largement insuffisantes pour comprendre la crise, ses évolutions, ainsi que pour définir une stratégie crédible vis-à-vis d’un Etat qui va connaître une phase délicate de partition.
La présente note s’articulera autour de quatre points :
- les grandes tendances politico-militaires de la crise et leurs évolutions ;
- les stratégies politiques des intervenants internationaux ;
- les enjeux humanitaires ;
- les ouvertures possibles pour la France.
Dépression Nilotique – Champs pétroliers – Fronts de l’herbe
La carte ci-dessus établie lors d’une mission pour le Groupe pour la Paix au Soudan de l’IGAD en 2001 montrait déjà les interactions entre les grands agro-écosystèmes et entre ces derniers et les zones productives de pétrole. Ce sont ces zones qui sont au cœur du risque actuel.
Les conflits emboités : perspective des crises du Soudan
Plus que jamais, les derniers mois de la vie du Soudan ont démontré combien un certain nombre de principes façonnaient en profondeur la politique soudanaise. Ces principes, qui depuis plus de 40 ans jouent tantôt en cohérence, tantôt en contradiction, sont essentiellement l’adage bien connu « les amis de mes ennemis sont mes ennemis, les ennemis de mes ennemis sont mes amis » et la règle du jeu des « chaises musicales »…
Les conflits pour les pâturages de saisons des pluies (zones non inondées rares durant la crue du Nil) sont au cœur des relations entre les grands groupes pastoraux de la dépression nilotique : les conflits entre Dinka et Nuers, comme conflits entre clans et sous-clans de chacun de ces groupes forment une trame de fond qui sera sans cesse réactivée et instrumentalisée par le Nord pendant les décennies de crise au sud. Tant les guerres internes au sud, notamment entre la faction de John Garang et de son ex-frère d’arme Kérubino, qui a conduit à la famine du Bahr el Ghazal en 1998 que la réémergence des tueries dans la région de Bor en fin 2010 peuvent se lire sur cette base.
La stratégie d’armement des milices Muralihin (des tribus Baraga, Rezigat et Myseria) contre les Dinka du Bahr el Gazhal en 1998 le long de la ligne de train de Wau ou l’instrumentalisation des Janjawid du Darfur, correspondent à une stratégie initiée en 1988 par El-Madhi s’inscrit elle aussi dans ces principes. Il y a en effet des siècles d’antagonisme et en même temps d’échanges économiques entre les tribus islamisées de la Zone de transition et les peuples nilotiques Dinka et Nuer. Avec le danger qu’actuellement, ces milices non seulement continuent de tuer, piller et entretenir un climat d’insécurité dans toute la zone de transition, mais deviennent « incontrôlables ».
De même que ces principes expliquent aussi bien le retour en première ligne politique de Sadik-El-Madhi et de l’UMMA que la recherche d’alliance entre Hassan El Turabi, le puissant chef des Frères Musulmans avec le SPLM/SPLA de feu John Garang. Ceci conduisit le premier en prison au début des années 2000, et participa vraisemblablement à l’émergence du conflit au Darfour. C’est bien là une des craintes de certains militaires de Khartoum et d’une partie des chefferies traditionnelles de ces tribus dont sont issues les milices. Mais c’est aussi sur cette base que reposent depuis plus de vingt ans les scissions qui déchirent l’opposition sudiste.
Avec la création du SSIM de Riek Machar et ses alliances et retournements d’alliance avec le gouvernement de Khartoum, le Sud ne peut plus prétendre à une stratégie unifiée et cohérente. Ainsi, en fonction des rapports de forces « au temps T » de la guerre au Sud , les différentes factions ont pris alternativement des positions « pro-indépendance » ou « pro-autonomie ».
Ils permettent de comprendre, d’une part, les nombreux antagonismes entre combattants de l’intérieur et opposition politique en exil, qui ont entravé depuis plus de quarante ans (depuis l’insurrection de Torit en 1971) l’établissement d’une politique unitaire au Sud. Ceci a ouvert la part aux nombreux déchirements au Sud depuis le début 1990. Les conflagrations sur les provinces de Unity, de Upper Nile, de Jongley autour de Malakal, de la rivière Sobat et de Bentiu reposent sur la triple recherche d’accaparement des ressources pétrolières, de contrôle des pâturages du nord de la dépression nilotique et d’opposition des tribus Nuer contre les Dinka.
Dans le passé, dès qu’il y a eu des rumeurs de négociations, certains des « porteurs d’armes » ont cherché à se positionner en travaillant sur les rapports de force en leur faveur par des gains territoriaux. Là encore, les conflagrations de la fin 2010 dans l’Upper Nile et l’apparition de nouveaux commandants Nuer et Dinka à la recherche de notoriété et de gains politiques ne sont sans doute pas sans relation avec la dynamique nouvelle vers l’indépendance.
Les décennies de guerre on fait comprendre un certain nombre de choses aux acteurs politiques et militaires impliqués dans les différentes crises soudanaises :
il ne pouvait pas y avoir de victoire militaire. Le gouvernement du Nord n’arrivait réellement ni à motiver ses forces armées, ni à monter la moindre offensive d’envergure (situation aggravée par la perte de Gogrial en 2005) malgré les moyens théoriquement disponibles grâce à la ressource pétrolière. Les signes de malaise dans l’armée, comme par exemple le renvoi d’étudiants vers leurs foyers, ont été autant d’indices d’un malaise de l’armée qui sent qu’elle n’apportera pas de fait la solution au problème du sud.
Ceci néanmoins ne l’a pas empêché de bombarder et de mener un certain nombre d’opérations. Reste que l’arme principale du gouvernement ne passe pas par l’appareil militaire mais par un soutien, beaucoup plus contestable, aux milices tribales de la zone de transition.
La perduration du conflit et de la politique d’ostracisme face aux Sud a entraîné un blocage évident de toutes les dynamiques de développement. Non seulement du fait du détournement des ressources vers l’effort de guerre, mais aussi en raison de l’embargo américain et de la décision politique occidentale de ne pas débloquer des fonds pour l’aide au développement. De facto, le pays a vu se dégrader ses conditions économiques jusqu’à ce que les avancées de la diplomatie pour le sud et l’implication économique de la Chine permettent une inversion des dynamiques. Khartoum a alors bénéficié d’un « boost » économique majeur.
La population a commencé dans la fin des années 90 à exprimer un certain ressentiment face à ces politiques qui n’arrivent pas à ramener la paix. Ceci serait une des explications du fait qu’il n’y a aucune manifestation réelle lors de l’arrestation de Turabi.
L’initiation de la crise du Darfour, à un moment où toutes les attentions du monde diplomatique suivaient les négociations de Naivasha (au Kenya), représente une de ces tentatives du Gouvernement de Khartoum à essayer de garder plusieurs fers au feu.
A milieu des années 2000, il y a eu de fait une certaine prise de conscience du côté gouvernemental qu’il fallait donner des signes positifs face à la négociation au sud. Ceci a entraîné certaines améliorations : délivrance plus fluide des autorisations de circulation pour les expatriés des agences de l’aide, notamment pour le travail dans les quartiers de Khartoum, autorisations données à la publication d’un nouveau journal en anglais porteur d’idées favorables au Sud ; nomination d’un deuxième vice-président cette fois issu du Sud, le très respecté Moses Machar, et le doublement des portefeuilles ministériels donnés à des personnalités originaires du Sud.
Le référendum a eu lieu, finalement, et la date prévue pour la déclaration d’indépendance est le 7 Juillet. Reste à savoir si ces avancées sont simplement des « écrans de fumée » (alors la guerre pourrait bien reprendre) ou la partie émergée d’un iceberg de changements beaucoup plus importants qui sont, à termes, porteurs d’un vraie démocratisation au Nord.
Reste que les crises du Soudan sont en fait une somme de conflagrations. Si la plus connue et la plus importante, celle du Sud, semble se régler, les avancées diplomatiques avec le Tchad semblent réduire les risques d’un conflit transfrontalier avec ce voisin, mais la crise du Darfour n’est en rien réglée. Il ne faut pas oublier d’autres dynamiques, qui sont en train de rejaillir. La situation dans les Monts Nuba redevient tendue car le pétrole du Kordofan attise beaucoup d’appétit.
La crise de l’Est (avec les activités militaires dans la région de la Mer Rouge (Red Sea Province) continue de brasiller sous la cendre. Chacune de ces situations a ses dynamiques propres, mais les jeux d’alliances conjoncturelles peuvent conduire à des évolutions pouvant passer de confusion à conflit ouvert.
Guerres, indépendances et déplacements de populations :
les défis de la relation urgence-réhabilitation au sud soudan
Sécheresses et famines de 1984-85 et de 87 à l’Ouest et à l’Est, guerres et désastres nutritionnels au Sud puis au Darfour, centaines de milliers de réfugiés sur le territoire des pays voisins, millions de déplacés à travers tout le pays et notamment autour de Khartoum : l’action humanitaire et l’aide alimentaire font partie intégrante du paysage soudanais depuis plus de 20 ans. Les questions de violations des droits de l’Homme et du Droit International Humanitaire abondent depuis plus de trente ans.
Esclavage, enfants soldats, islamisation forcée, raids tribaux, attaques de sites d’actions humanitaires, enlèvements et assassinats de personnel d’ONG ou de l’ONU, on a trouvé de tout au « supermarché de l’horreur » du Soudan au quotidien. Les différentes facettes de la guerre au Sud ont induit des mouvements massifs de populations tant dans cette région même ou du Sud vers le Nord, comme l’indique la carte ci-jointe, établie par l’auteur en 2001 :
La situation actuelle fait montre de retours massifs depuis plus d’un an et qui se sont accélérés d’une part avant le référendum, puis de plus en plus à l’approche de l’indépendance formelle. Ceci entraîne une évolution significative de la sécurité alimentaire de l’ensemble des populations du Sud, mai aussi de l’économie du Nord qui va perdre une main d’œuvre importante et peu chère.
Selon le HCR, depuis la signature de l’accord, deux millions de déplacés ont rejoint leurs communautés d’origine dans le Sud-Soudan et dans les soi-disant « trois zones »: Abyei, le Nile Bleu et le Sud Kordofan et 330.000 autres réfugiés sont rentrés de leur exil.
Selon le SSRRC, pour l’Etat de Warrap, 4 500 personnes sont rentrées de janvier à octobre 2010. Ils attendent environ 25 000 personnes qui vont encore rentrer. Pour l’Etat de Western Bahr El Gazal plus de 68 000 personnes sont rentrées depuis 2007 jusqu’à juin 2010. Plus de 77 000 personnes sont enregistrées à Khartoum et plus de 36 000 sont prêtes à rentrer. Il y a un système de recensement coordonné par l’OIM qui enregistre les retours. Les personnes recensées reçoivent à leur arrivée dans les zones de retour une ration de 3 mois fournie par le PAM.
Les défis auxquels ces personnes sont confrontées lors de leur retour sont considérables. Les éleveurs ayant perdu la quasi-totalité de leur bétail pendant la guerre aujourd’hui se transforment en agriculteurs mais maîtrisent moins bien cette activité. Avec les longues périodes d’absence, la forêt et la végétation de marécage ont repris leurs droits et le manque d’outils pour défricher les terrains se fait sentir. Trouver des semences est dans de nombreuses zones un vrai casse-tête. Les enjeux fonciers sont eux aussi explosifs.
Les Sud-Soudanais absents pendant environ 20 ans et leurs descendances doivent reconstituer leurs droits à la terre alors qu’il n’existe pas encore de loi sur le foncier. Les retours dans ce Sud si grand, si dévasté par des années de guerre et d’abandon, ne sont pas faciles et les défis pour les planificateurs et les acteurs du développement agricole de ces espaces immenses sont énormes.
Par ailleurs, les migrations des campagnes vers la ville qui ont été gelées par les décennies de guerre ont repris à un rythme accéléré. Les dernières années de paix ont permis aux principales villes du Sud de croître. Ce processus s’accélère avec le retour des déplacés qui ont passé des années dans les camps au Nord, notamment à Khartoum, et qui y ont acquis des modes de vie urbains. Ceci crée de nouveaux bassins d’emplois alors que l’économie en est encore à ses prémisses de développement. Les marchés pour les produits ruraux vont se développer très fortement dans un proche avenir. Les agences de développements bilatérales et multilatérales ainsi que les ONG cherchent leur place dans ce contexte dans des conditions difficiles. Par rapport aux questions stratégiques sectorielles, elles sont confrontées à la fois :
– aux besoins vitaux à court terme pour certaines populations dans certaines circonstances (attaques et déplacements consécutifs) ;
– à la gestion difficile des retours dans leurs zones d’origine des personnes déplacées internes de longue durée (dans les villes garnisons du Sud et dans les principales agglomérations du Nord) ;
– aux difficultés conceptuelles et opérationnelles que rencontre la mise en place de programmes de soutien à la résilience des populations ;
– aux difficultés de protéger les populations civiles contre les violations des Droits de l’Homme et du Droit International Humanitaire (DIH) au Nord comme au Sud ;
– à la difficulté de marier les principes humanitaires (notamment ceux d’indépendance et d’impartialité), les pressions politiques et les nouveaux enjeux développementaux ;
– à la réduction des fonds due à la « fatigue des bailleurs », qui commencent avec raison à se demander si les millions de dollars dépensés dans l’aide humanitaire et l’aide alimentaire aéroportée n’ont pas contribué d’une façon ou d’une autre à faire durer la crise politico-militaire et qui veulent passer à des investissements de développement ;
Au Sud, les contraintes de sécurité, les aléas climatiques, le coût de la logistique pour le transport de l’aide alimentaire et l’immensité du territoire à couvrir rendent la mise en place des programmes humanitaires et de développement très difficile. Il y a eu certes des progrès très importants depuis un an pour créer un premier niveau de routes principales à travers le pays. Mais on n’en est encore qu’au tout début. La coordination « Sécurité » peut faire perdre aux ONG leur indépendance de lecture de la situation et d’intervention. Or chaque incident de sécurité entraîne souvent un retrait plus ou moins localisé et durable des opérateurs. Ceci laisse à la fois les populations sans assistance, et conduit parfois à un certain ressentiment : « on aurait bien aimé que vous soyez avec nous quand ça allait mal ».
Les risques de sécheresse qui affectent régulièrement la zone de transition au Nord du Sud pendant la dernière saison des pluies peuvent jouer fortement sur la conflictualité locale et ses risques d’instrumentalisation. La raréfaction des pâturages, l’épuisement des nappes phréatiques de surface entraînent des pertes importantes en bétail. Les éleveurs tentent de vendre mais les disponibilités alimentaires ont elles-mêmes été réduites par le déficit pluviométrique. Les termes de l’échange entre bétail et céréales peuvent atteindre les seuils critiques qui entraînent une rapide décapitalisation des systèmes pastoraux. S’il y a peu de risques de voir se développer des situations de famine extrême (du fait notamment que toute la logistique du PAM est déjà en place), on peut s’attendre néanmoins à voir se développer deux dynamiques : une nouvelle vague de personnes déplacées vers les centres urbains ; une nouvelle vague de raids et de razzia sur les systèmes pastoraux plus au sud par les milices Muralihin dont les diverses tribus sont justement celles touchées par la sécheresse. Ceci pourrait par rebond conduire à une nouvelle crise en pays Dinka, notamment dans le Bahr-El-Ghazal et de façon plus grave sur l’ensemble de l’interface entre le nord et le sud.
Face à ces défis, il a semblé intéressant de remettre en perspective la connaissance accumulée par divers acteurs sur la sécurité alimentaire et économique du sud rural à un moment où des plans d’actions, des stratégies d’investissement et de plans globaux de développement rural sont en court d’élaboration.
La sécurité alimentaire au Soudan: note ci-jointe.
François Grünewald
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