Voyager à Paris dans le métro, c’est un peu emprunter pour quelques minutes, quelques quarts d’heure, un espace où se côtoient mille et une classes sociales, mille et une nationalités. Y entrer à la station Saint-Germain des Prés après s’être recoiffée dans le miroir de ces boutiques qui se pavanent, et s’engouffrer ainsi dans la mixité sociale… Le métro, qui est un espace chauffé pour pas mal de gens qui finalement, y dorment, comme ça, face aux autres, ceux qui y passent. Le contraste du métro, c’est choquant, non ? Cette vision frappante de tous ces gens qui dorment allongés sur les bouches comme unique chauffage. Cela me rappelle un peu mon retour du Darfour en 2009 : transit aérien oblige, on est passé de Niertiti, petite ville de déplacés au pied des montagnes du Djebel Mara, à Khartoum, puis Dubaï, vitrine du monde des riches, arrogante et fière, brillante de mille feux… Enfin, ce n’était heureusement qu’un transit, Paris, capitale de la France et des Droits de l’Homme, nous attendait pour débriefer.
Vendredi soir, gare Montparnasse, 17h14, mon train, censé partir pour Nantes dans six minutes, n’est toujours pas affiché au panneau central. Une foule commence à s’amasser dans le hall… Le personnel SNCF fait de son mieux pour expliquer à droite et à gauche qu’il n’y est pour rien : des gens ont simplement oublié leurs bagages dans le TGV, à l’aller, ils sont à la recherche des propriétaires. Dix minutes seulement à attendre et ça va bien se passer… La fatigue et le stress montent… Ce retour aux études sur les bancs de l’école de Sciences Po Paris après dix ans de vie professionnelle animée, j’avoue que ça me fait réfléchir sur le sens de la vie…
Je me trouve une place dans la foule près de la voie 5 et je mange mon sandwich, mérité. Dix minutes plus tard, ça se complique. Pas de propriétaire aux sacs. Périmètre de sécurité, police, démineurs… Attente, longue attente en vue. Et cette foule…c’est que j’ai un devoir d’économie à écrire, moi… Je suis entre crise d’impatience et indignation… Paris capitale de la France, la crainte des sacs oubliés, la peur de quoi ? La peur en moteur d’un monde incroyable. Heureusement, le train de 17h45 me sauve de la foule, des démineurs, de l’attente, et de Paris.
Deux heures et demie à 200 km/h avant mon retour à Nantes, là-bas où le vent souffle et les piétons sont rois.
Cette situation de « prise en charge de colis suspect » à Montparnasse me renvoie un peu en mission… On est quand même bien loin de Karachi, mais enfin, le temps du voyage en train étant propice à la réflexion, la professionnelle de l’humanitaire en moi s’interroge. Quel sujet pour mon devoir d’économie ? Peut-être la Chine en Afrique, le Nigéria entre malnutrition et marées noires, ou Haïti entre reconstruction et choléra, ou les vacances des petits Sahraouis à Rezé se retrouvant face à leur Histoire oubliée, ou l’Arménie enclavée, entre Histoire et avenir incertain… Et pourquoi pas la question du terrorisme international, de sa fabrication à son application, en passant par les réponses apportées par nos dirigeants ? Peut-être aussi la difficulté à trouver un sens à cette planète mise à prix? S’interroger sur l’évolution de l’ Humanitaire ces vingt dernières années, c’est finalement questionner l’état d’un monde globalisé qui choisit de mettre un prix sur chacun de nos gestes.
Quel est le sens de l’action humanitaire dans ce monde globalisé, en crise, où à toutes les échelles se creusent les inégalités ? Entre engagement militant et professionnalisation, comment se construit l’idée de solidarité au XXIe siècle? Les objectifs de l’action humanitaire, au sens large, sont-ils de travailler sur la réduction des inégalités? Y parviennent-ils ? Quels en sont les risques, à quels obstacles sont-ils confrontés pour y parvenir?
S’il faut accepter les différences pour qu’elles deviennent une richesse pour la collectivité, les inégalités, elles, ne devraient pas susciter à ce point notre indifférence. Peut-on faire un « parallèle des misères » ? La misère des galériens du métro parisien contre celle des déplacés de Niertiti au Darfour… Ce n’est pourtant pas comparable. Ce qui est choquant finalement dans une société, ce n’est pas tant son degré de misère que le contraste tel qu’il s’affiche entre pauvres et riches. En tant qu’humanitaire, mon entourage en France se demande parfois à quel point j’ai pu croiser la misère, la pauvreté, la détresse, au cours de mes missions. En y réfléchissant bien, la « différence des détresses », celles que j’ai pu croiser en mission et celles que l’on peut croiser à Paris, n’est pas tellement grande. Les pays dans lesquels j’ai travaillé en Afrique avec Médecins sans frontières sont majoritairement des pays très riches en minerai, en pétrole, en ressources naturelles et c’est paradoxalement bien souvent ce qui créé la misère de leur population. Paris, capitale d’un pays riche, deuxième puissance diplomatique, porte-drapeau des Droits de l’Homme, l’injustice y est-elle plus inacceptable qu’ailleurs ? L’indifférence y est-elle moins tolérable ?
J’étais logisticienne-approvisionnement pour MSF lors ma mission à Goma, au Nord Kivu (RDC), en 2009. Le travail consiste à gérer les réceptions internationales de médicaments et de matériels, les achats sur Goma pour ce qu’il est possible de trouver sur place, les stocks MSF, (notamment les stocks d’essence) et ensuite à faire suivre les commandes adéquates sur les quatre « terrains » MSF du Nord Kivu. La partie « approvisionnement par la route » implique de longues négociations avec les transporteurs au vu des conditions de sécurité et de la valeur du matériel acheminé.
C’est un travail qui nécessite une implication locale importante. Il est nécessaire par exemple de connaître les commerces existants afin d’évaluer les prix du marché pour en négocier les meilleurs tarifs pour MSF. L’importance des achats effectués par les ONG sur Goma a une conséquence immédiate sur l’économie locale; il est donc nécessaire de réfléchir à une certaine justice dans la « répartition des richesses » entre les commerçants. Tout est toujours négociable, il faut seulement prendre le temps. Au vu de ce contexte, j’avoue avoir été surprise du fonctionnement des « dédouanements internationaux » à Goma. L’import de containers de valeur dans un pays comme la RDC nécessite notamment une bonne connaissance juridique des lois du pays. En général, on remet le dossier d’importation à un transitaire que l’on paye et qui fait le travail à notre place. Le transitaire peut aussi être un juriste local payé par l’organisation.
Ici, le transitaire se nomme Bolloré Logitics. Étonnant ? Pas exactement. Le groupe Bolloré est présent en Afrique depuis 1927, et en 2008 la société Bolloré Africa Logistics est créée. Je suis bien reçue dans leurs locaux, et le travail est efficace, rien à dire sur ce point. C’est même agréable il faut avouer, de ne pas avoir à négocier à chaque fois et d’être reçue dans un bureau climatisé après des heures passées dans les embouteillages de Goma…
Bien au frais, j’attends le retour de mon dossier tamponné, face à une affiche vantant l’efficacité de Bolloré logitics en Afrique. Je m’interroge. N’y a-t-il pas ici un paradoxe à remettre l’argent des donateurs de MSF à Bolloré logistics pour qu’il fasse entrer du matériel d’urgence lors d’une crise comme celle du Nord Kivu ? Ce n’est peut-être pas anormal. L’entreprise internationale a des antennes dans la majeure des pays en « crise » et même si cela reste un bon « buisness », elle ne travaille évidemment pas que pour les ONG. Les questions politiques des origines de la présence de réfugiés, de déplacés, des guerres du Kivu, sont-elles passées au second plan derrière des considérations d’ordre économique ? Il ne faut pas être naïf, l’action humanitaire s’inscrit dans la globalisation des échanges comme n’importe quelle entreprise d’import-export.
En rentrant au bureau MSF en 4×4, nous passons devant l’immense camp des UN. Le temps des embouteillages est propice à la réflexion… Le ratio « salaire d’un employé des UN /efficience de la présence UN » à Goma est-il comparable au ratio « salaire d’un employé MSF / efficience de la présence MSF au Kivu » ? La question de l’engagement et de la professionnalisation du métier d’humanitaire est aussi tout à fait abordable d’un point de vue économique. Il faut définir, pour soi, la valeur de nos actes, de notre engagement. Celle-ci est-elle nécessairement économique ?
La solidarité, cette idée de répartition des richesses vers un monde plus juste et plus égalitaire, est-elle toujours d’actualité ? Ou fonctionne-t-on aujourd’hui essentiellement sur des logiques économiques qui engendrent ces crises humaines, inexorables, que l’on tente ensuite de colmater par des tentatives humanitaires ? Cette idée est questionnable à l’échelle nationale, européenne et internationale. Quelle est la part du politique dans ces logiques économiques ? Ce paradoxe ne se résume pas en quelques lignes. Cependant, il me semble intéressant d’étudier ce « contraste humanitaire », de mettre en avant cette frappante et croissante inégalité qui se creuse entre pauvres et riches, à l’échelle de nos sociétés comme à l’échelle du monde. Est-ce bien la crise pour tout le monde ?
On est loin des années 80 où il me semble que les valeurs humanistes de tolérance et de solidarité, même discutables, étaient encore d’actualité. Nous sommes au XXIe siècle, et l’urgence aujourd’hui est de sauver les banques…paradoxalement, jamais les organisations internationales d’aide humanitaire, gouvernementales ou non, ne se sont aussi bien portées que ces vingt dernières années.
L’aide humanitaire comme « pansement » là où le politique échoue sur l’économie ? On peut appliquer cette idée à l’échelle nationale avec en exemple classique, l’évolution de l’association des Restos du cœur ces trente dernières années, créée à l’origine surtout pour alerter les pouvoirs publics, mais qui aujourd’hui, avec ses 130 millions de repas distribués par an, fait presque office de cantine publique nationale.
Le monde d’aujourd’hui est certainement un marché planétaire, où les échanges et l’argent virtuel, au gré des courbes de la Bourse, s’évertuent à orchestrer l’indifférence des inégalités qui se creusent. La politique de la peur de l’autre est une conséquence des violentes crises économiques qui secouent les pays riches : fermeture des frontières, repli sur soi, montée des nationalismes, qui n’empêchent pas pour autant le monde économique de faire des affaires.
L’épisode du sac abandonné à Montparnasse pose question. Il existe une volonté ambiante de faire croire qu’on pourrait éventuellement avoir peur d’une valise abandonnée. C’est le paradoxe du terrorisme, de sa fabrication par la peur ,et des réponses que nos gouvernants choisissent d’y apporter. Certes, ce n’est pas le premier auquel j’assiste. Aéroports, métro, RER, gares, à l’échelle internationale, la crainte d’actes terroristes est réelle. Les directives du Conseil de sécurité s’appliquent partout, mais particulièrement dans les capitales. Cette crainte d’être attaqué, dans le métro comme à la gare est peut-être une conséquence de la vie d’une capitale autocentrée comme Paris, qui concentre la majorité des pouvoirs, s’étant construite sur elle-même. Ceci explique peut-être en partie ici plus qu’ailleurs en France, cette crainte presque irrationnelle du bagage abandonné… Si le plan Vigipirate existe en France depuis 1978, on peut avancer que le terrorisme international, Al Qaeda et la contre-offensive anti-terroriste américaine qui s’en est suivie, ont considérablement compliqué les relations internationales depuis 2001. Quel impact sur l’action humanitaire ? La lutte anti-terroriste a donné des excuses aux Américains et aux Occidentaux qui ont suivi, pour ouvertement bafouer le Droit international, lui préférant le droit des armes. L’éternel dilemme humanitaire se situe entre l’indispensable volonté d’indépendance, de neutralité et d’impartialité, l’objectif premier de pouvoir accéder aux victimes et ce devoir de témoignage, de prise de parole, d’indignation quand une situation humaine, humanitaire, est devenue inacceptable.
Alerter les pouvoirs publics pour qu’ils prennent leurs responsabilités tout en restant neutres et indépendants sur le terrain, voilà qui n’est pas chose facile. Mais la gestion de la sécurité se complique pour les humanitaires lorsque nos gouvernants amalgament ouvertement activité humanitaire et activité politico-militaire. Quel bilan par exemple, tirer de la gestion des otages détenus par des groupes terroristes ces dernières années ?
La fonction d’alerte des ONG sur les pouvoirs publics afin qu’ils prennent en main leurs responsabilités est aussi indispensable que difficile à mettre en œuvre. Mais on comprend mieux dès lors, l’importance des enjeux de la bataille de l’indépendance financière, qui permet l’indépendance politique et, concrètement, une certaine liberté d’action lors d’intervention d’urgence sur les terrains de crises. Les limites imposées à l’humanitaire n’empêchent donc pas son action.
Outre les risques et les limites externes auxquels elle doit se confronter pour exister, il est essentiel pour les ONG de continuellement se questionner en interne sur le ratio « prix du risque » (tant pour l’organisation que pour le pays d’intervention) / « efficacité de l’action ». L’axe de la gestion du personnel qui en découle, est un angle sur lequel il me semble, il est également important de s’interroger en interne. Entre engagement militant, associatif, et professionnalisation, pas évident en effet de définir la place d’un humanitaire dans nos sociétés ultra libérales à chômage élevé.
Dans ce monde « mis à prix », l’action humanitaire d’urgence donne pourtant son sens aux valeurs de la professionnalisation du secteur autant qu’à celle de l’engagement, celui d’apporter une aide aux victimes de crises, « À tout prix»(1). L’indifférence est mise à mal, l’action humanitaire participe à son échelle aux réductions des injustices, même si elle ne se situe pas nécessairement sur une échelle de valeur « humaniste » tel qu’on pourrait l’entendre aux premiers abords et qu’elle s’inscrit bel et bien dans le monde globalisé tel qu’il évolue.
De la question de l’action humanitaire découle celle du politique. La délégation de service public donnée aux organisations d’aide internationale est à son paroxysme : on constate les injustices et on tente de les colmater. Est-ce pour autant que l’on remet en cause le système international tel qu’il fonctionne ? Pas vraiment. Le métro va continuer d’être un moyen de transport pour les uns, un dortoir pour les autres (peut être jusqu’à expulsion …) Les passants pressés n’y prendront pas attention, par ailleurs déjà excédés par les tentatives d’abordage d’un fundraiser d’Action contre la faim ou de Médecins sans frontières… Si les injustices et les incohérences sont criantes à l’échelle internationale, comme à l’échelle nationale, il faut sans doute accepter l’idée qu’on ne peut pas changer tout un système, mais qu’on a cependant toujours le droit d’y réfléchir.
(1) « Agir à tous prix ? », sous la direction de Claire Magone, Micheal Neuman, Fabrice Weissman.