La nouvelle bataille pour la nourriture
La flambée des prix alimentaires en 2008 a fait perdre confiance dans les marchés mondiaux comme source d’approvisionnement en nourriture. Comment dès lors assurer la sécurité alimentaire de sa population quand on n’a pas assez de terres cultivables ? En acquérant celles des autres. La tendance va en s’accentuant…
La Chine, la Corée du Sud, les pays du Golfe et l’Inde, notamment, ont commencé à acquérir des régions de plus en plus vastes dans des pays pauvres qui peinent à nourrir leurs propres populations. Le phénomène, parfois qualifié de « spoliation foncière », vise en particulier l’Afrique subsaharienne considérée comme un réservoir de terres disponibles et de main d’œuvre à bas prix.
Selon l’organisation américaine IFPRI (International Food Policy Research Institute), 15 à 20 millions d’hectares dans les pays en développement ont, depuis 2006, fait l’objet de transactions impliquant des investisseurs étrangers, étatiques ou privés. Ce chiffre ne prend pas en compte l’offre la plus récente de 10 millions d’hectares faite par la République démocratique du Congo à des fermiers sud-africains.
Les exemples se multiplient. Les pays les plus visés sont l’Ethiopie, la RDC, Madagascar, le Mali, la Somalie, le Soudan… Les terres les plus convoitées se situent à proximité des ressources en eau pour l’irrigation et des axes d’acheminement vers les ports d’où les récoltes seront expédiées pour consommation vers les pays investisseurs.
La Corée du Sud, par exemple, a acquis 690.000 hectares au Soudan pour y cultiver du blé. A Madagascar, la firme sud-coréenne Daewoo Logistics a pensé tirer le gros lot en négociant un bail emphytéotique de 99 ans pour exploiter un million 300 000 hectares – soit la moitié des terres arables de la Grande Ile ! – et y produire de l’huile de palme et du maïs. Ce contrat pharaonique a été l’une des causes des émeutes qui ont provoqué la chute du président Marc Ravalomanana. Il n’a finalement pas été confirmé mais la firme indienne Varoun International a pris le relais et cherche à acquérir à Madagascar 465.000 hectares pour y cultiver du riz. En RDC, la Chine aurait acheté 2,8 millions d’hectares pour y créer la plus grande plantation d’huile de palme au monde. La Libye a loué à bail 100.000 hectares au Mali pour y produire du riz. (1)
Hors d’Afrique, les prospecteurs de bonne terre arable ciblent le Cambodge, le Brésil, l’Indonésie, le Kazakhstan, la Russie, l’Ukraine… L’Arabie saoudite a investi en Indonésie. Le premier constructeur naval sud-coréen, Hyundai Heavy Industries, a annoncé, en avril 2009, sa participation à l’effort de sécurisation des ressources alimentaires du pays. Il a acheté pour 6,5 millions de dollars, 67,6% des parts de Khorol Zerno, propriétaire et exploitant de 10000 hectares de terres agricoles dans la région de Khorolski, en Russie.
Spoliation ou opportunité de développement ?
En l’absence de toute réglementation, ce monopoly foncier à l’échelle mondiale prête le flan à la corruption à haut niveau, à la spéculation et met en danger la sécurité alimentaire des pays pauvres. Des groupes financiers alléchés par les perspectives de profit se hâtent d’y acquérir un maximum de surfaces arables avant la montée de la valeur des terres.
La razzia des pays riches se fait avant tout au détriment .des petits fermiers et producteurs locaux menacés d’être chassés des terres qu’ils cultivent depuis des décennies. Les paysans africains sont d’autant plus vulnérables qu’ils possèdent des droits coutumiers mais sont dépourvus de titres de propriété. Les transactions entre gouvernements se font souvent en toute discrétion et les populations les découvrent une fois leurs terres vendues ou en voyant des étrangers débarquer pour mesurer leurs parcelles. Leurs terres seront transformées en grandes propriétés liées à des marchés lointains.
Faut-il pour autant condamner ces investissements ? « Tout n’est pas forcément négatif » souligne Olivier De Schutter. Pour le rapporteur spécial des Nations Unies pour le Droit à l’Alimentation, ces accords pourraient offrir des opportunités pour toutes les parties et être un outil de développement à condition d’être bien gérés et d’en finir avec la loi de la jungle. « Depuis des années, l’agriculture était négligée en Afrique subsaharienne. Les investissements actuels peuvent contribuer à créer des infrastructures et des emplois, construire des routes et développer l’irrigation, encourager les transferts de technologies et faciliter l’accès des producteurs locaux aux marchés. Mais il est impératif d’instaurer un code de conduite multilatéral à respecter à la fois par le pays acheteur et le pays hôte. »
Pour une réglementation à l’échelle mondiale
Olivier de Schutter a présenté 11 recommandations. Elles préconisent entre autres, que :
– les revenus des investissements soient utilisés en faveur du développement durable et que les bénéfices soient partagés avec la population,
– tout changement dans l’usage de la terre soit soumis à l’accord préalable des communautés rurales concernées,
– les transactions soient beaucoup plus transparentes (accès aux contrats, vérification des clauses…).
Peut-on par ailleurs imaginer que les populations locales laissent partir des quintaux de maïs ou autres denrées vers l’étranger en cas de graves pénuries alimentaires dans leur propre pays ?
Les organisations de la société civile africaine s’organisent pour rendre publiques les violations des droits de l’Homme liées aux achats de terre à grande échelle et inciter leurs Etats à négocier des conditions meilleures pour les populations. Dans plusieurs pays, ces accords ont déjà provoqué de l’agitation et ils ont contribué à la chute d’un gouvernement.
Plutôt que l’achat de terres ou baux emphytéotiques, le rapporteur des Nations unies préconise l’ « agriculture contractuelle » qui permet aux petits producteurs de rester propriétaires de leurs terres, tout en augmentant leur production avec l’aide d’investisseurs.
Olivier de Schutter cite en exemple le cas du Sénégal qui, à l’initiative du président Abdoulaye Wade, a choisi de ne pas brader sa terre. Les investisseurs étrangers y financent des infrastructures et offrent un enseignement technique aux paysans locaux. En contrepartie, ils peuvent acquérir une partie des récoltes à des prix définis à l’avance, le reste de la production demeure sur place.
Les propositions du rapporteur spécial des Nations Unies pour le Droit à l’Alimentation sont déjà sur la table de l’Union africaine. Elles seront examinées par le G8 lors de son prochain Sommet en juillet.
(1) Large-scale land acquisitions ans leases. A set of core principles and measures to address the human rights challenge. By Oliver De Schutter, 11 june 2009.
Anne-Marie Mouradian
Derniers articles parAnne-Marie Mouradian (voir tous)
- Entretien avec le cinéaste Thierry Michel : «L’affaire Chebeya, un crime d’Etat ?» – 30 novembre 2011
- Afrique : un entretien avec l’évêque congolais Mgr Louis Portella-Mbuyu – 3 octobre 2010
- Haïti : l’UE face aux critiques – 30 janvier 2010