«Les hommes ne naissent pas méchants»…
Par Marie Lelièvre
Ricardo Rangel ne peut être considéré que comme une légende. On a maintes fois rappelé qu’il avait commencé la photographie avec un chasseur d’éléphants, qu’il a été le premier photojournaliste non blanc ayant travaillé dans la presseportugaise avant l’indépendance du pays en 1975…
On a parfois oublié de dire que le portrait de Samora Machel sur les billets de banque mozambicains, toujours en cours, fait partie d’une série qu’a réalisée Ricardo Rangel pour le portrait officiel à l’indépendance. Ses clichés ont fait le tour du monde. Ricardo Rangel a été exposé au Musée Guggenheim à New York, à la Maison européenne de la photo à Paris, et son travail lui a valu d’être nommé officier des Arts et des Lettres par la France en octobre 2008. Ricardo Rangel est décédé le jeudi 11 juin à Maputo, il avait 85 ans…
Ricardo Rangel avait de nombreux amis, des compagnons de route qui le connaissaient bien pour avoir partagé de longs moments de son existence de photographe, d’amoureux du jazz, de militant. Avec eux il parlait de ses passions, de leur travail, de la musique, de la situation politique et sociale. De ce fait, il existe de nombreux témoignages et commentaires sur son travail. Ricardo Rangel a su très vite qu’il fallait garder une mémoire de l’histoire qui était en train de s’écrire pour le peuple mozambicain et que c’était là l’essentiel de son travail de photojournaliste.
De l’époque coloniale à l’Indépendance, il a transmis au fur et à mesure son expérience, non seulement technique mais politique, voire critique de la politique.
De plus, jusqu’à la fin de sa vie, il discutait et répondait patiemment aux questions des plus jeunes venant à lui au Centre de Formation des Photographes Mozambicains qu’il dirigeait. La photo du berger marqué au fer rouge par son maître, d’après le récit de Calane da Silva : « à nos yeux surgit un gamin d’environ 10 ans, au front marqué par le fer à marquer le bétail. La terrifiante cicatrice avait la forme d’un 8 couché, comme s’il s’agissait du signe de l’infini. Pour quelle erreur commise cet enfant méritait une telle punition ? il avait égaré une bête… ». Le message est flagrant, accentué par la forme « esthétique » : portrait serré, la marque du fer rouge très présente, le visage du jeune garçon éclairé d’une belle lumière. Tout est là. On est attiré par la forme et on reste hanté par le contenu. Pour cette photo, il a adopté le même principe qu’Eugène Smith (son travail sur les contaminés au mercure de Minabata) sans le savoir. A regarder ses images, on s’aperçoit que chacune d’elle raconte une histoire et non une anecdote car des lectures transversales sont multiples.
Ricardo Rangel croyait que «les hommes ne naissent pas méchants». Ils ont besoin d’outils pour comprendre et s’améliorer. Très tôt, il a compris que la photographie pouvait être très efficace, chemin raccourci vers l’information, message compréhensible par tous.
C’est pourquoi il fustigeait les «analphabètes de l’image». A l’époque coloniale les médias étaient tenus par le pouvoir portugais. Pour contrer la propagande ambiante, il dénonçait les injustices sociales, les inégalités, le racisme, la répression, par la petite histoire… Il rappelait la lutte des classes en photographiant aussi bien les filles de bar, les mineurs de fond que les petits blancs et les gens de pouvoir. Il montrait la vie de chaque jour, tout simplement. La vie de Ricardo Rangel débutte en 1924 à Lourenzo Marques dans la colonie portugaise du Mozambique. Métis d’africains, de grec et de chinois (son père biologique est grec, sa grand-mère maternelle est mozambicaine d’Inhanbane, son grand-père maternel est chinois de Macau). Rangel est le nom de son beau-père mozambicain. La construction du chemin de fer de Swaziland : Ricardo Rangel faisait un reportage sur ce sujet. Ici la discrimination se passe de mots, un seul blanc qui commande et des dizaines de noirs qui exécutent, mais la situation semble normale, tout est calme. Ce chemin de fer construit par des mozambicains servira pour emmener leurs pères, leurs frères, leurs fils, travailler dans les mines au Swaziland.
Là encore, le cadrage est époustouflant, la composition est parfaite. L’œil est saisi par ces qualités et on finit par lire toute une histoire… Après 10 ans de dur labeur en tant que tireur pour un laboratoire de photo, il a été le premier photographe non blanc à travailler dès 1952 pour le journal « Noticias da tarde », puis au « Noticias », en 1956. En 1960, il entre au « Tribune » qu’il quitte en 1964 pour «clause de conscience». A partir de 1964, il collabore au « Diaro de mocambique » à Beira. Il fonde ensuite, avec quatre autre journalistes, la revue « Tiempo » en 1970 qui donne une place aux photos d’actualité.
Après l’indépendance, en 1977, il revient au « Noticias » pour élaborer une ligne éditoriale concernant la photographie avec une équipe de jeunes photographes. Il a vécu à l’époque de la colonisation portugaise, la transition de la colonie à l’indépendance, puis la guerre civile entre le Frelimo et la Renamo. Il a énormément produit mais ses archives ont subi les dégâts causés par les tourments que traversait son pays : destruction de certaines photos jugées négatives, réquisition par le gouvernement des archives au moment de l’indépendance, négatifs non identifiés (les noms des photographes n’étaient pas précisés). De ce fait, malgré un demi-siècle de photographie, ses photos restent peu nombreuses. Il est le chef de file d’une génération de photographes « de terrain » initiée par le Centre de Formation de la photographie du Mozambique qu’il dirige depuis 1984.
On peut dire que Ricardo Rangel est un« photojournaliste » car il a travaillé pour la presse. C’était une obligation pour lui de ramener une information en image, comme tout photographe d’agence de presse, mais c’est aussi un regard singulier que l’on retrouve au fil de ses reportages. Bien qu’il cite Henri Cartier Bresson, le « moment décisif » ne semble pas être sa signature ; lorsqu’il travaille sur ses sujets personnels (la nuit, la vie quotidienne), il s’inscrit dans la « photographie subjective ». Il affectionne peu le cadrage déterminé, tout paraît être instinctif dans ses photos. Elles portent en elles, d’une manière criante, toute sa sensibilité.Il existe dans son travail une alchimie constituée de ce qu’il est (métis, amateur de jazz et curieux des autres et de la politique), d’un regard sans influence et d’une pratique de la photographie sur une longue durée qui le rend unique.
Le travail de Ricardo Rangel a été présenté lors des soirées de projection à Visa pour la photographie (Perpignan, 2008) et une rétrospective lui a été consacrée au Centre Franco Mozambicain à Maputo au mois d’octobre de cette année-là. C’était la première rétrospective au Mozambique de son œuvre…
Marie Lelièvre, commissaire de la dernière exposition (Maputo, 2008) de Ricardo Rangel.
Grotius International
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