Mourir du travail, triste réalité asiatique

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Chaque année plus d’un million de personnes meurent en Asie du fait de leur activité professionnelle, selon une estimation de l’OIT. Une très grande majorité sont victimes de maladies professionnelles ou d’accidents individuels. L’exposition aux produits toxiques dans l’industrie électronique, dans le démantèlement de navires ou encore des techniques comme le sablage des jeans sont autant de facteurs de mortalité silencieuse. L’amiante, dont l’Inde est l’un des principaux consommateurs, tue massivement.

Seuls des accidents comme l’effondrement du Rana Plaza à Dacca le 24 avril dernier (1,124 victimes) font les gros titres des médias et sont heureusement susceptibles de faire bouger les choses. Basé à Hong Kong, l’ONG Asian Monitoring and Resource Centre (AMRC Centre de recherche et de surveillance pour l’Asie) se consacre au droit du travail et la défense des travailleurs et des victimes. Sanjiv Pandita, directeur de l’AMRC, revient sur la tragédie de Dacca.

 Pensez-vous que la tragédie du Rana Plaza marquera un tournant pour les droits des travailleurs au Bangladesh ? 

Tout dépend de ce qui va se passer maintenant. Je serais tenté de dire que si l’on ne fait rien, dans six mois tout le monde aura oublié. Ce qu’il faut à ce stade, c’est reconnaître enfin qu’il y a un problème structurel essentiel et il faut agir à ce niveau. Si cela se fait, alors oui le Rana Plaza marquera un tournant. 

Un accord sur la prévention des incendies et la sécurité des bâtiments a été mis en place au mois de mai sous la houlette de l’OIT, entre syndicats et groupes textiles (63 entreprises signataires au 27 juin). Qu’en  attendez-vous ?

C’est une bonne chose que les entreprises étrangères et les multinationales aient été forcées de signer un accord contraignant sur le plan juridique. Mais le problème essentiel demeure, à savoir la mise en œuvre et l’application de cet accord. Si on ne s’attaque pas à cet aspect de la question, qui doit être traité au niveau du Bangladesh lui-même, je crains que le problème persiste.

Le pays a-t-il les moyens structurels et financiers nécessaires à la mise en œuvre des mesures prévues, par exemple le contrôle de chaque usine ?

Cette question est au cœur du problème. Au cours des vingt dernières années, il y a eu un afflux massif d’entreprises au Bangladesh qui compte aujourd’hui près de six millions de travailleurs dans le secteur textile. Mais il y a très peu de personnel pour procéder concrètement à l’inspection des usines, ce personnel manque de moyens, et il n’y a pas beaucoup de fonds disponibles.

Mais il ne s’agit pas tant de savoir si le Bangladesh a l’argent nécessaire, que de savoir s’il peut le trouver. Et cela n’est pas difficile, car l’activité économique est très forte en ce moment dans le pays. Malheureusement le gouvernement n’en fait pas une priorité. De plus, comme il n’existe pas de système de contrôle au niveau de l’État, la plupart des sociétés étrangères ont mis en place leurs propres audits. Si ces sociétés ont l’argent nécessaire pour des systèmes internes qui ne mènent à rien et n’engagent pas leur responsabilité juridique, pourquoi le gouvernement n’utiliserait-il pas cette manne pour se donner les moyens d’appliquer sa législation du travail ? Nous parlons rappelons-le d’une industrie qui pèse plusieurs milliards de dollars. Il y a beaucoup de façons de procéder, notamment par la taxation des entreprises, mais c’est avant tout une question de volonté politique.

La puissance financière des multinationales ne les place-t-elle pas en position de force par rapport aux autorités locales ? Certains syndicats pensent qu’à ce titre elles sont davantage responsables, par exemple de la mise en place de normes de sécurité.

Dans le cas du textile je pense que c’est en partie vrai dans la mesure où elles ont non seulement la puissance financière mais également le contrôle sur la chaine logistique. Si elles faisaient réellement pression sur la fédération bangladaise des industries textiles, la BGMEA, les choses pourraient changer. Aujourd’hui cette industrie est si puissante qu’elle peut dire au gouvernement, nous n’avons pas besoin de vos institutions, nous assurons nous-mêmes la réglementation et le contrôle en matière de sécurité et de travail. Et personne ne met la pression sur le plan structurel.

Or il existe déjà des lois, qui doivent être renforcées, et surtout appliquées pour que chaque employé, qu’il travaille ou non pour l’exportation, et quel que soit le donneur d’ordre, aie les mêmes garanties de sécurité. C’est sur ce plan que les marques ou même les gouvernements occidentaux devraient, je crois, influer sur le Bangladesh.

Justement quel rôle peut jouer l’Union européenne par exemple? Les exemptions de droits de douane devraient-elles être plus restrictives ?

C’est une question assez compliquée. Tout d’abord, l’UE peut faire beaucoup, et à deux niveaux. Premièrement, au niveau des entreprises donneurs d’ordres en les rendant pénalement responsables des dommages qu’elles peuvent causer en termes de santé ou d’environnement. Toutes les sociétés qui produisent au Bangladesh devraient pouvoir être poursuivies devant la justice, en France ou ailleurs, pour avoir manqué, parfois gravement, à leurs devoirs en matière de sécurité. Ce n’est pas le cas aujourd’hui, et les gens ne se sentent pas responsables. Deuxièmement, au niveau du Bangladesh. Mais ajouter des clauses sociales aux accords de commerce est une affaire délicate depuis des années. Les pays en développement considèrent que ce sont des mesures restrictives, ou protectionnistes, qui font baisser la production. Ce que peut faire l’Union européenne plutôt, c’est confirmer ses importations en posant comme condition la mise en place d’un cadre règlementaire, à laquelle elle doit par ailleurs s’engager à apporter un soutien technique. Vous voyez, c’est ce qui manque à l’heure actuelle, et ce devrait être une priorité.

Cela fait, qu’est-ce qui pourrait empêcher les multinationales de passer d’un pays à l’autre en fonction des coûts, et donc indirectement du degré de protection sociale et de sécurité ?

En effet… La chaîne de production cherche toujours l’endroit où elle trouvera la meilleure offre. Peut-on rendre cette chaîne éthique ? Ou doit-on penser les choses autrement d’un point de vue structurel ? De sorte à obliger les entreprises, avant même qu’elles s’installent quelque part, à respecter les lois les plus strictes – ce qui les empêchera de courir d’un pays à l’autre. On pourrait dire que rien ne change… mais il y a des progrès. Prenons l’exemple de la Thaïlande. En 1993 à Bangkok, l’incendie de l’usine de jouet Kader Industrial a fait 188 victimes. A l’époque il s’agissait du plus gros accident industriel jamais survenu en Asie en nombre de victimes parmi les employés. Cet accident, et deux ou trois autres survenus dans une période de six mois, ont tout changé dans le pays.

Quel est l’avenir du Bangladesh ?

 Je suis optimiste, mais je ne veux pas attendre tranquillement que ça se passe. Je souhaite qu’on fasse davantage pour ce pays. Il est grand temps que l’État, la nation, se décident : les lois actuelles sont peut-être faibles mais elles existent, et d’ailleurs elles auraient pu prévenir les derniers accidents si elles avaient été appliquées. La tragédie du Rana Plaza a suscité beaucoup de colère et de ressentiment dans la population. Confronté à cette colère, le Bangladesh est décidé à faire quelque chose. Il faut le pousser à agir en termes de gouvernance et de régulation. C’est un processus à long terme mais c’est une chance à saisir, il faut l’enclencher dès maintenant. Sinon les mêmes accidents se reproduiront dans deux ans, dans cinq ans, et il faudra tout recommencer.

 

 

 

Juliette Gheerbrant

Juliette Gheerbrant

Juliette Gheerbrant est journaliste à RFI (service international).