Pas moins de 20 communications et adresses ont pu être entendues lors du colloque international Quelle sécurité alimentaire en Inde ? Une mise en miroir francilienne, qui a eu lieu le 15 novembre 2013 au Centre Sèvres à Paris (financement Région Ile-de-France, avec le soutien de la Fondation Maison des Sciences de l’Homme et des UMR LAVUE et CEIAS). Français et Indiens, chercheurs, journalistes, militants, hauts fonctionnaires s’étaient donné rendez-vous pour parler de l’Inde lors de ce colloque organisé par l’Association France-Union Indienne (AFUI).
L’Inde, un pays mal connu en France, sinon souvent par des clichés. Une originalité supplémentaire de la journée était la comparaison avec l’Ile-de-France : celle-ci a tenu toutes ses promesses, et les auditeurs indiens ont beaucoup appris des politiques françaises mises en œuvre – tout comme certaines problématiques indiennes ont fortement résonné aux oreilles des spécialistes de l’Ile-de-France. Comme l’ont souligné lors de la séance inaugurale Maurice Aymard, président de l’AFUI, Isabelle This Saint-Jean, vice-présidente du Conseil régional, et Arun Kumar Singh, ambassadeur de l’Inde, les deux pays se pratiquent encore peu. François Houllier, PDG de l’INRA, a noté que la collaboration scientifique existe, notamment dans les domaines de l’agronomie, mais il est sûr, insista Philippe Vinçon, chef de service au ministère de l’Agriculture, que les liens pourraient être davantage resserrés, notamment pour peser dans les instances internationales en raison d’intérêts similaires.
La question de la sécurité alimentaire indienne a depuis une décennie acquis une dimension nouvelle en raison de deux paramètres.
1. La nouvelle définition de la « sécurité alimentaire », très globale, prend en compte la disponibilité de produits alimentaires non seulement à l’échelle nationale mais aussi aux niveaux inférieurs, jusqu’à l’individu. La disponibilité physique, mais aussi l’accessibilité économique des produits en termes de pouvoir d’achat, une alimentation qualitativement satisfaisante et des produits culturellement appréciés par les consommateurs sont donc autant de conditions à remplir.
En Inde, les disponibilités au niveau national apparaissent satisfaisantes à quelques importantes exceptions près (importations structurelles d’oléo-protéagineux – comme en France). Mais la ration calorique stagne voire baisse, la moitié des enfants souffre de sous-nutrition, et autant de femmes d’anémie. Les morts de faim n’ont pas lieu seulement dans de lointaines régions tribales, mais parfois aussi dans la banlieue de Bombay. Pourtant, a rappelé Frédéric Landy, géographe à l’université de Nanterre, la révolution verte et l’intensification de l’agriculture ont permis l’essor de l’aide alimentaire subventionnée par l’Etat dans le cadre du Public Distribution System (PDS). Alors même que l’Inde est premier exportateur mondial de riz en 2013, elle n’a pas encore atteint une véritable sécurité alimentaire, ainsi que l’a rappelé Bernard Valluis, Président délégué de l’Association Nationale de la Meunerie Française.
L’objectif apparaît pour le moins distant dans un proche avenir : non seulement en raison de la croissance démographique, mais aussi à cause de la « transition alimentaire » qui fait que l’on consomme davantage de viande, de légumes, de produits laitiers, et ce en premier lieu en ville.
Le premier défi est socio-économique, puisqu’il pousse les budgets des ménages vers des calories plus onéreuses. Le second défi est écologique, puisque davantage de céréales ou de légumineuses sont nécessaires pour nourrir davantage d’animaux. Comment nourrir 1,2 milliard d’hommes dans un pays trois fois plus petit que la Chine, si les rendements agricoles stagnent ou ne croissent que lentement ?
Le retard dans la transition alimentaire de l’Inde, où notamment la consommation de viande demeure très faible, peut ainsi apparaître comme une chance…
2. C’est là qu’entre en jeu le second paramètre : la sécurité alimentaire concerne bien d’autres enjeux que la seule nourriture.
– C’est un enjeu social : dans l’Inde « émergente », le sort des populations pauvres peut passer au second plan au profit de l’objectif d’attirer les investissements privés et de promouvoir la croissance. P. Sainath, journaliste au quotidien The Hindu, a réévalué à la hausse le nombre des suicides paysans et en a dénoncé les causes.
– C’est un enjeu économique : tous les programmes d’emploi dans les chantiers publics et d’aide sociale ne pourront jamais remplacer des sources de revenu stables et autonomes pour les ménages défavorisés.
– C’est un enjeu politique : l’inflation des prix alimentaires a déjà fait tomber bien des gouvernements en Inde. A une autre échelle, il s’agit de souveraineté alimentaire et du statut de la nation. Le gouvernement indien et les grandes sociétés agro-alimentaires doivent-elles investir dans le land grabbing (accaparement des terres) à l’étranger pour nourrir le pays ? L’interdiction des exportations de blé, de riz ou de sucre en période d’inflation des prix alimentaires mondiaux est-il la bonne réponse à la crise ? M.S. Swaminathan, Prix mondial de l’alimentation, dont une adresse a été lue en public, et Jean Drèze, économiste à la Delhi School of Economics et militant, ont analysé le tout récent Food Security Act, qui va inscrire dans la loi l’aide alimentaire publique – à défaut de représenter une radicale nouveauté : il améliorera la situation dans certains Etats de l’Inde, mais représente une régression pour les Etats qui avaient beaucoup développé leur PDS.
– C’est un enjeu culturel : en France, la grande distribution a contribué à standardiser et canaliser les consommations des habitants. L’ouverture récente de l’Inde aux grandes surfaces va-t-elle donner lieu à de semblables processus – ainsi qu’aux réactions qui se développent en Ile-de-France, avec les succès de l’agriculture de qualité et l’essor des filières courtes ? Brigitte Sébastia, ethnologue à l’Institut Français de Pondichéry, a souligné les conséquences nutritionnelles négatives du déclin de la consommation des céréales à petits grains (millets), tandis qu’Amita Baviskar, sociologue à l’Institute of Economic Growth de Delhi, analysa la valorisation culturelle de produits alimentaires manufacturés, en plein essor par leur « modernité ».
– C’est un enjeu écologique enfin : cela fait longtemps que la révolution verte, tout comme la Politique Agricole Commune dont elle est contemporaine, est accusée de mettre en danger les ressources en eau (forages), la fertilité du sol (excès d’engrais chimiques) et la biodiversité (pesticides, homogénéisation des cultures et des variétés). Aujourd’hui le problème est aggravé par de nouvelles occupations du sol en raison de l’urbanisation ou du développement des infrastructures : l’Inde connaît schémas directeurs et villes nouvelles, mais ces régulations sont moins efficaces qu’en Ile-de-France. De plus, de récentes politiques favorisent les agrocarburants (jatropha) aux dépens de terres communales. La question planétaire des crédits carbone et de sa fixation est un facteur supplémentaire de complexité, puisqu’elle peut mettre en danger les biens communs si les reboisements sont faits pour le seul profit de l’Etat ou d’entreprises privées.
L’Inde n’ignore certes pas ce qu’est la mégapolisation. Elle compte trois agglomérations de taille supérieure à la population de l’Ile-de-France. Tout comme la région francilienne garde rurale la moitié de son territoire, l’Inde conserve la majorité de sa population dans les campagnes. L’agriculture continue même d’occuper la moitié des actifs. Les différences n’en sont pas moins nettes, au delà de la seule disparité d’échelles : l’Inde a une agriculture de l’émiettement, aux exploitations petites, avec des intrants subventionnés mais des prix de vente assez bas, d’une part en raison de la faiblesse des prix d’intervention publics, d’autre part en raison de la pauvreté des consommateurs.
Dans les deux types d’espaces, l’urbanisation apparaît comme une menace et une contrainte, mais aussi comme un avenir et une solution. L’empreinte urbaine a été perçue dans le colloque à travers 5 perspectives.
- L’empreinte spatiale et foncière : la surface cultivée se contracte en Inde, du fait d’un « développement » mal contrôlé puisque les schémas directeurs ne sont pas respectés, que la législation est souvent laxiste (zones franches) et que manquent certaines institutions inventées en France (SAFER). A l’inverse, Ségolène Darly, agro-économiste à l’université de Paris 8, a finement décrit les mécanismes de planification alimentaire des villes franciliennes comme nouvel outil de sécurisation des terres agricoles face aux pressions urbaines : zonages et ouverture de nouveaux marchés agricoles par des circuits courts apparaissent relativement efficaces.
- l’empreinte économique : le marché urbain peut-il être un moteur de l’intégration de l’agriculture, périurbaine ou distante ? Une agriculture de proximité, ressemblant aux filières courtes franciliennes, pourrait se développer, mais il semble que ce soit plutôt l’intégration dans l’industrie agroalimentaire et des filières traditionnelles qui prenne le dessus, malgré les protestations politiques. Sunit Arora, rédacteur en chef du magazine Outlook, a analysé l’essor de l’agro-alimentaire en Inde et l’ouverture contestée du grand commerce de détail aux capitaux étrangers, tandis que Monique Poulot, géographe à l’université de Nanterre, décrivit les différents modes de labellisation ou certification des produits alimentaires en France : autant de modèles qui inspirent déjà partiellement l’Inde, même si, comme l’a rappelé Laurent Muratet, d’Alteréco, le développement du commerce équitable ne se fait pas sans mal.
- l’empreinte culturelle : la transition alimentaire, assez peu avancée en Inde, pousse à une (légère) hausse de consommation de viande en ville. L’Inde peut-elle « sauter » ce stade pour une recherche de régime alimentaire plus « biologique » et fondée sur une agriculture de terroir, comme ce qui est en train de se passer en Ile-de-France ? Cela apparaît difficile. Dans les deux pays, comme l’a rappelé en conclusion André Torre (INRA), le défi de l’étalement urbain tend à pousser à l’augmentation des rendements alors même qu’on vise désormais plus de qualité.
- l’empreinte politique : alors que la France redécouvre l’enjeu alimentaire pour des populations paupérisées par la crise, l’Inde a conservé le système de distribution publique subventionné auquel ont droit tous les ménages pauvres, urbains ou ruraux. Celui-ci, selon certains projets, doit cependant être remplacé par des aides financières versées directement sur les comptes bancaires – du moins pour les familles qui en ont. Quel « droit à l’alimentation » pour les populations défavorisées, et quelle responsabilité des pouvoirs publics en la matière ?
- l’empreinte écologique enfin : la révolution verte a tari des nappes souterraines, stérilisé des sols par excès d’intrants, mis à mal la biodiversité cultivée, et subit les mêmes critiques que la Politique Agricole Commune dont elle est contemporaine. Christine Lutringer, politiste à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne, a finement décrit deux types de mouvements paysans opposés, le premier (BKU) poussant aux subventions aux intrants (de type FNSEA), et l’autre altermondialiste (Chhattisgarh Seed Satyagraha) opposé à l’entrée des multinationales et dénonçant l’artificialisation des écosystèmes. La délicate gestion de l’irrigation par nappes souterraines donne parfois lieu à une véritable « tragédie des communaux », rappela Olivia Aubriot, chercheuse au Centre d’Etudes Himalayennes (CNRS). Engendrer une « révolution doublement verte », une agriculture « écologiquement intensive » est donc une priorité dans les deux pays. Comment faire pour que les agriculteurs ne perçoivent pas ces nouvelles contraintes comme des lubies environnementalistes de citadins, alors qu’en Inde, comme l’a rappelé Bruno Dorin (CIRAD) en conclusion, la notion de services écosystémiques demeure embryonnaire ?