Malgré un mandat clair déterminé par sa politique sectorielle datant de 2008, la Sécurité Alimentaire & des Moyens d’Existence (SAME) au sein d’ACF-FR n’intervient pas suffisamment au cœur des crises, en particulier en première urgence. Alors que les équipes des autres secteurs techniques (1) sont rapidement déployées en missions exploratoires pour évaluer les besoins et répondre aux priorités humanitaires, le secteur de la SAME reste, à quelques crises près, à quai dans les jours qui suivent un désastre. Cet article ne revient pas sur tous les déterminants de cette situation : état de la préparation aux urgences, recrutement de profils adéquats, collaboration avec le PAM et la FAO, perception du risque, ressources mobilisées à la coordination humanitaire, attachement à la qualité, etc. Nombre d’entre eux sont partagés par les autres secteurs techniques, lesquels parviennent mieux à réagir selon le tempo des crises. Il sera surtout ici du « do no harm » et de son lien avec l’aide alimentaire ; sujet certainement plus aiguë dans le cas de la SAME où les réponses en urgence, lorsqu’elles sont déclenchées, sont souvent massives, aux volumes importants. Le principe du « do no harm » est souvent brandi pour justifier l’inaction lorsque les éléments d’analyse manquent cruellement. La production de ce document accompagne des mesures en interne de façon à ce que la SAME retrouve sa place légitime et soit en capacité d’évaluer les besoins en assistance alimentaire dès les premiers jours d’une crise soudaine.
Aide alimentaire : la nouvelle donne
L’aide alimentaire, du moins ses modalités, sont souvent décriées par la communauté humanitaire, y compris au sein d’ACF pour ses effets négatifs sur les économies locales, par la présence d’OGM, la qualité irrégulière des produits, la mise sous dépendance des populations, ainsi que par les difficultés logistiques liées à l’approvisionnement. L’aide alimentaire est perçue négativement pour toutes ces raisons que nous avons tous directement vécues sur le terrain et observées souvent de près. Toutefois, j’espère que ce papier permettra à quelques lecteurs de modérer leur jugement, du moins de réévaluer leur perception au vu des nouveaux éléments du dossier.
L’aide alimentaire internationale a vu le jour aux États-Unis et au Canada au début des années 1950. Elle faisait partie de la politique nationale agricole américaine dans le but de soutenir la production des fermiers nord-américains et de stabiliser les prix des produits agricoles en développant les débouchés pour l’écoulement des surplus de production. Depuis ses origines, l’aide alimentaire n’a pas été seulement un instrument pour combattre la faim dans le monde, mais surtout un outil politique utilisé par les pays développés aux fins de promouvoir et d’accroître leurs propres marchés agricoles (2).
Toutefois, de profondes réformes sont en cours et l’aide alimentaire offre à présent des gages d’une plus grande efficacité pour combattre la faim. La révision récente de la Convention relative à l’assistance alimentaire, la production en 2010 d’une politique relative à l’assistance alimentaire humanitaire par la Commission Européenne, ainsi que la nouvelle Farm Bill des États-Unis comptent parmi les signes importants d’une meilleure prise en compte de bonnes pratiques d’assistance alimentaire. Par ailleurs, les chiffres sont éloquents. La distribution de vivres au niveau global a sensiblement baissé ces dernières années, passant de 11,3 millions de MT en 2000 à 4,1 millions de MT en 2011 ; elle a ainsi diminué son volume de deux tiers en une dizaine d’années. Les opérations de type « urgence » absorbent l’essentiel des distributions de vivres alors que l’aide « programmée » ne concerne que 3 % des volumes. Seul le gouvernement japonais continue à promouvoir une aide alimentaire « programme ».
Par ailleurs, les transferts directs sont ceux ayant le plus baissé depuis 2000, passant de 9 millions de MT à 2,2 millions en 2011. Les pays donateurs préfèrent à présent favoriser les achats locaux ou régionaux auprès d’un pays tiers, lesquels se sont maintenus en volume depuis 2000. Plus spécifiquement, l’aide alimentaire d’urgence était en 2011 assurée à 40 % par des transferts directs, à 24 % par des achats dans des pays tiers et à 36 % par des achats locaux. Nous pouvons par conséquent estimer que les pratiques internationales ont sensiblement évolué ; elles nous permettent de considérer l’aide alimentaire avec un œil nouveau et plus favorable. Un des effets notables de cette évolution récente est l’intégration des interventions monétaires parmi les réponses d’assistance alimentaire, avec une possibilité à terme de réduire les donations en nature issues des pays les plus riches. L’assistance alimentaire recouvre selon l’acception d’ACF les distributions de vivres, les transferts monétaires ainsi que les coupons (3).
De façon parallèle, alors que l’aide alimentaire a longtemps été la réponse prioritaire par la SAME dans les situations d’urgence, son intérêt s’est largement évanoui ces dernières années. Au sein d’ACF-FR, les volumes de distributions de vivres pouvaient dépasser les 20 000 MT dans les années 2000, acheminées alors vers le Soudan, l’Indonésie, l’Afghanistan et le Caucase. En 2013, ACF-FR distribuait quatre fois moins de nourritures qu’il y a une dizaine d’années. Dans le même temps, les programmes de transferts monétaires n’ont pu pleinement assurer la relève dans les situations de première urgence, souvent confrontés à la difficulté de répondre aux besoins urgents à l’échelle.
Il est nécessaire qu’ACF puisse actualiser à présent sa perception de l’aide alimentaire et abaisser ses craintes liées à l’instrumentalisation et l’inefficacité de l’aide. Le recours au principe « do no harm » a permis de justifier, souvent à propos, la réduction fulgurante de nos interventions d’aide alimentaire. Considérant la nouvelle donne, il est à présent nécessaire de replacer ce principe au cœur du processus du design de la réponse en urgence.
Analyse de la réponse : assurance qualité de la pertinence
Ainsi, le secteur de la SAME a recouru de façon croissante à des interventions monétaires (argent, coupons) souvent dans des contextes de crises récurrentes et chroniques, ainsi qu’à des systèmes diversifiés de distributions de l’argent, incluant la téléphonie mobile, le réseau internet, des distributeurs bancaires, etc. De façon schématique, en 2013, il y avait autant de bénéficiaires de transferts monétaires que de distributions alimentaires ou de soutien à l’agriculture et l’élevage.
Toutefois, ces interventions monétaires ne sont pas meilleures par nature que les distributions alimentaires. Elles peuvent également avoir des conséquences potentiellement négatives sur les économies locales, les communautés et les ménages. Les interventions monétaires peuvent ainsi réduire le pouvoir de décision des femmes par rapport aux distributions alimentaires, exclure des groupes vulnérables qui habituellement ne recourent pas aux marchés, générer de l’inflation si les produits alimentaires ne sont pas suffisamment disponibles sur les marchés. Par ailleurs, les interventions monétaires peuvent également favoriser la corruption et la fraude, accroître l’insécurité à la fois des populations et du personnel, etc.
La liste des effets potentiellement néfastes n’est pas exhaustive et les risques sont multiples comme pour les distributions de vivres. Bien que les interventions monétaires recèlent des attraits indéniables en terme de dignité, de prise de décisions souvent laissées aux bénéficiaires, de flexibilité et de transition avec l’après-crise, et a priori d’efficience, les programmes de transferts monétaires peuvent tout aussi bien s’avérer nocifs ; tout dépend des contextes d’intervention.
Le principe du « do no harm » doit aussi bien s’appliquer aux distributions alimentaires qu’aux interventions monétaires. Ce n’est pas une bonne raison pour réduire ou arrêter les interventions monétaires comme ce fut le cas des distributions alimentaires. Il ne s’agit pas de changer d’outils mais de notre approche de ceux-ci ; cette situation est un appel à une analyse renouvelée des situations dans des contextes d’urgence.
La communauté humanitaire a développé de nouveaux cadres d’analyse, en distinguant clairement l’analyse des situations et l’analyse de la réponse, laquelle n’était pas ou peu développée auparavant. Dans le protocole de réponse aux situations d’urgence, l’ « analyse de la réponse » intervient après l’analyse de la situation et avant la planification de la réponse. Sur la base des informations disponibles et des compétences techniques, l’analyse de la réponse consiste essentiellement à retenir l’option de réponse (vivres, argent, coupons) ainsi que les mécanismes de distribution (directe, téléphonie mobile, transferts électroniques, distributeurs bancaires, etc.) les mieux indiqués parmi un éventail des possibilités.
Ces analyses de la réponse sont l’opportunité de s’éloigner de réponses trop standardisées et peu innovantes vers des réponses qui prennent pleinement en compte la diversité des contextes et des acteurs. Une attention particulière doit être portée à la compréhension des marchés au-delà des besoins, à la coordination humanitaire ainsi qu’à l’analyse des risques ; cette attention permet d’écarter les options aux risques jugés non acceptables, de réfléchir à des actions de réduction des risques, et de penser notre intervention par rapport au principe du « do no harm ». Le secteur SAME est sur la voie de l’analyse des réponses.
Conclusion
L’assistance alimentaire permet de répondre ou de prévenir les crises alimentaires et la sous-nutrition aiguë dans les crises soudaines. Elle est un instrument incontournable et les équipes SAME doivent à nouveau reprendre leur place dans les situations de première urgence et faire partie des missions exploratoires. L’environnement institutionnel de l’aide alimentaire a évolué de façon positive et les pratiques se sont complexifiées pour une meilleure prise en compte de la diversité des crises et des besoins. Il est tout à fait envisageable d’intervenir en première urgence en minimisant les impacts négatifs sur les populations, prenant en compte le principe du « do no harm ».
Une programmation flexible, un suivi de l’évolution rapide du contexte et des analyses régulières des risques et des options de réponses sont à la portée d’une association telle ACF-FR. La réponse d’ACF à la récente crise irakienne en est à présent l’illustration. Les mêmes prolongements sont également à envisager pour les moyens d’existence en urgence, concernant essentiellement la relance agricole et l’appui au cheptel en réponse ou en prévention des crises. Bien que systématisées, les distributions de semences améliorées ne sont souvent pas la réponse la mieux indiquée. Il est nécessaire de revisiter les cadres d’analyse les plus couramment usités de façon à susciter des options de réponses pertinentes et innovantes.
(1) Eau, Hygiène et Assainissement (EHA), Santé Mentale et Pratiques des Soins (SMPS), Santé/Nutrition
(2) ACF, 2006, Document de positionnement sur les conséquences politiques de l’aide alimentaire.
(3) La Convention de l’Assistance Alimentaire recouvre à la fois les produits alimentaires, les moyens d’existence (semences, petit outillage, ustensiles de cuisine, cheptel), l’argent, les coupons ainsi que les produits nutritionnels et thérapeutiques.