«Les chemins d’Hébron – Un an avec le CICR en Cisjordanie»

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Envoyé en 2008 et 2009 par le Comité International de la Croix-Rouge (CICR) en Cisjordanie, dans la région d’Hébron, Ghislain Poissonnier a été, un an durant, au contact permanent de la population civile palestinienne et des militaires israéliens. Il décrit, dans un ouvrage « Les chemins d’Hébron – Un an avec le CICR en Cisjordanie »,  la réalité de la colonisation et de ses conséquences humanitaires sur la population civile palestinienne : démolitions de maisons, destructions d’oliviers, expropriations des paysans, fermetures de routes, harcèlement des bédouins, violence restée impunie des colons etc. La description est celle d’un délégué de terrain du CICR, sans parti pris et avec le souci de l’impartialité et de la rigueur juridique.

Extraits de son ouvrage « Les chemins d’Hébron – Un an avec le CICR en Cisjordanie », L’Harmattan 2010, (256 pages).

« En Palestine, la ville d’Hébron présente une situation très particulière. Sur 200.000 habitants, elle compte, en effet, environ 6.000 colons israéliens. La population israélienne d’Hébron vit principalement dans Kiryat Arba, une colonie clôturée et inaccessible aux Palestiniens, située en périphérie de la ville. Toutefois, environ 600 colons se sont installés dans la vieille ville. Il s’agit d’une particularité unique en Cisjordanie, car toutes les autres colonies de peuplement y ont été établies autour des villes palestiniennes et jamais en leur cœur. L’histoire contemporaine de la ville est ponctuée d’évènements tragiques. En 1929, des émeutes éclatent et la communauté juive de la ville subit des pogroms. Une foule arabe massacre une soixantaine de juifs. En 1994, Baruch Goldstein, un Israélien ultra orthodoxe partisan de la colonisation, entre dans la mosquée du tombeau des patriarches avec une arme de guerre et vide son chargeur sur les fidèles, tuant vingt-neuf Palestiniens. Cette tuerie est suivie de nombreux accrochages. Pour y mettre un terme, le protocole de la ville d’Hébron est signé en janvier 1997 entre l’Autorité palestinienne et le gouvernement israélien. En vertu de ce protocole, la ville est divisée en deux zones : H1 (pour Hébron zone 1) et H2 (pour Hébron zone 2). Une sorte de rideau de fer les sépare.

H1 est la partie exclusivement palestinienne de la ville, sous contrôle de l’Autorité palestinienne. Elle est relativement étendue, occupant 80% de l’espace urbain. H2, sous contrôle israélien, couvre la partie centrale et historique de la ville, qui compte 30.000 Palestiniens et environ 600 Israéliens. Une force internationale, composée d’observateurs non armés scandinaves, suisses, italiens et turcs, y est déployée depuis 1997. Elle est chargée de rendre compte aux autorités israéliennes et palestiniennes ainsi qu’à la communauté internationale du respect du protocole d’Hébron et de la commission d’éventuels actes de violence entre communautés dans la ville. Ses observateurs ne cessent de constater et de dénoncer le harcèlement et la discrimination dont sont victimes les Palestiniens de la part des colons et de l’armée israélienne dans la zone de H2.

L’armée israélienne a fait fermer la plupart des commerces. L’accès en voiture, et même à pied parfois, est interdit dans certains tronçons de rues aux Palestiniens résidents. Ils rentrent chez eux par des ruelles latérales et en sautant de toit en toit. Une partie de la vieille ville est fermée aux Palestiniens non résidents. La violence des colons et les différentes mesures administratives prises par l’armée israélienne ont pour effet de provoquer le déclin économique, social et finalement démographique de la population palestinienne de H2, tandis que la zone de H1 connaît au contraire un regain de sécurité et de prospérité. La vieille ville de Hébron se vide petit à petit de ses habitants palestiniens, faisant de la place pour les colons.

Dans le district d’Hébron, une zone beaucoup plus rurale qui entoure la ville, toute une série de colonies israéliennes de peuplement et de postes avancés a été construite. La plupart sont dispersés tout au long de la frontière avec Israël, notamment dans le Sud du district. Les colons des gros blocs de colonies, comme Gush Etzion ou Maale Adoumim autour de Jérusalem, s’y sont installés pour des motifs essentiellement économiques, puisqu’en raison de mesures de soutien par les pouvoirs publics israéliens, le coût des logements et des charges (eau, gaz, électricité, transports, impôts) y est beaucoup moins élevé qu’en Israël. En revanche, ceux d’Hébron et de son district sont des colons dont la motivation est le plus fréquemment religieuse ou idéologique. Ils ont aussi la réputation d’être plus violents.

Or, la IVème Convention de Genève impose à l’armée de la puissance occupante d’assurer l’ordre public et la loi dans le territoire qu’elle occupe et donc de protéger la population civile du territoire occupé contre toute forme d’insécurité. Ainsi, chaque cas de violence des colons contre les Palestiniens est susceptible de constituer une violation du droit international humanitaire, dès lors que l’armée israélienne n’a pas mis en place des mesures pour prévenir ces actes de violence, les faire cesser et les réprimer. Depuis le début de la colonisation en 1967, les rapports des ONG et des agences de l’ONU ne cessent de souligner que la violence des colons s’exerce le plus souvent en toute impunité.

Les Bédouins de Palestine ont tendance, petit à petit, à se sédentariser. Ceux du district d’Hébron n’échappent pas à la règle. Sous l’effet de la modernité, de la réduction des pâturages disponibles et de la pression démographique, les migrations sont devenues difficiles. Surtout dans la région, des conflits successifs ont redessiné les frontières. Beaucoup de Bédouins ont été chassés d’Israël ou sont partis d’eux-mêmes, soit après 1948, date de la première guerre israélo-arabe faisant suite à la création de l’État d’Israël, soit après 1967, date du début de l’occupation de la Cisjordanie après la guerre des Six Jours. Enfin, depuis cette date et encore plus depuis le début de la construction de la barrière dite de sécurité à partir de 2002, ils n’ont plus le droit de se rendre en Israël. Les voilà enfermés dans un espace qui se réduit de plus en plus : à proximité, les villes palestiniennes qui grossissent ; au Sud et à l’Ouest le mur de séparation entre Israël et la Cisjordanie ; à l’Est la mer Morte.

Toutefois, ces Bédouins cherchent à maintenir leurs traditions. Ils se logent toujours sous la tente l’été et dans des habitations troglodytes l’hiver, vivent en famille, le plus souvent avec trois générations sous le même toit, tirent encore l’essentiel de leurs ressources des troupeaux, se nourrissent des produits locaux. Les hommes portent la djellaba avec le keffieh blanc maintenu par un serre-tête noir, tandis que les femmes arborent encore la tenue traditionnelle palestinienne, dont la couleur noire ou bleu foncé est relevée par de jolis motifs rouges, jaunes et verts.

Mais depuis les années 1980, une autre menace à leur mode de vie est venue rompre l’équilibre qu’ils cherchent à trouver. Les colonies israéliennes se sont installées dans la région et se sont emparées de nombreuses terres. Depuis 1967, 121 colonies de peuplement (dont 12 à Jérusalem-Est) et 102 postes avancés ont été établis en Cisjordanie. Aujourd’hui, 300 000 colons vivent en Cisjordanie et 200 000 à Jérusalem-Est, aux côtés de 2,2 millions de Palestiniens. Dans le district d’Hébron, plus de 24 colonies ont été établies et 10 postes avancés ont été érigés, créant ainsi une ceinture autour des centres de peuplement palestinien et provoquant une fragmentation des zones agraires. L’État d’Israël a ratifié la IVe Convention de Genève, qui fixe, entre autres, les règles internationales applicables en cas d’occupation. Or, l’article 49§6 de cette Convention prohibe le transfert par la puissance occupante de tout ou partie de sa population dans un territoire occupé ou l’encouragement de la puissance occupante à un tel transfert. Le droit international coutumier, qui s’impose à tous les États, contient également une règle interdisant ce type de «colonisation» d’un territoire occupé. Et dans un avis rendu en 2004, la Cour internationale de justice de La Haye a d’ailleurs rappelé que la création et l’extension de colonies israéliennes en Cisjordanie étaient contraires à cette disposition : « Les colonies de peuplement installées par Israël dans le territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est, l’ont été en méconnaissance du droit international. » C’est également la position constante depuis 1967 du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale des Nations unies. Le CICR, pourtant généralement avare en dénonciations publiques, a, quant à lui, indiqué en 2001 lors d’une conférence internationale des États parties aux Conventions de Genève que le transfert par l’État d’Israël de parties de sa population dans les territoires occupés palestiniens constituait une violation du droit international humanitaire.

Au-delà de la contrariété au droit international de toutes les implantations israéliennes en Cisjordanie, une curiosité locale ne manque pas de susciter l’étonnement. La justice israélienne a jugé que les colonies autorisées par le Parlement et le gouvernement israéliens étaient légales. D’autres colonies ont été déclarées illégales par cette même justice, qui a prononcé leur démantèlement parce qu’elles ont été construites sur des terres privées palestiniennes, sans autorisation parlementaire et gouvernementale. La communauté internationale parle pour désigner ces colonies dites illégales au sens du droit israélien de «postes avancés». L’expression de «colonies sauvages» est aussi parfois utilisée. Pourtant, les décisions de la justice israélienne ne sont exécutées ni par la police, ni par l’armée.

Au contraire, dans le même temps, une partie des pouvoirs publics israéliens finance et développe ces implantations illégales (même aux yeux de la justice nationale), en leur fournissant eau, électricité, transports et infrastructures. Ces postes avancés sont également gardés et protégés par l’armée. C’est un peu comme si les occupants illégaux d’une maison, l’illégalité de l’occupation ayant été clairement constatée par la justice, étaient protégés par les forces de l’ordre pour leur éviter d’éventuelles représailles des propriétaires. Comment ne pas interpréter la présence de ces forces de l’ordre comme une forme d’encouragement à un comportement illégal ?

Les responsables politiques israéliens se sont tous engagés à un moment ou à un autre à faire évacuer les « colonies sauvages » puis à les détruire. Depuis 2001, trois ou quatre ont été démantelés en Cisjordanie, en dépit de nombreuses décisions de justice, alors que de nouveaux étaient aussitôt érigés. La presse israélienne, dite de gauche, parle d’« ambiance de Far West » à propos du sud de la Cisjordanie, considérant que l’État de droit n’existe pas dans la zone. Elle souligne que les Monts Hébron ont été abandonnés à des « milices armées », tolérées par Tsahal et la police. Il est vrai que beaucoup de colons y sont armés et n’hésitent pas à porter une cagoule ou un masque lorsqu’ils conduisent des actions visant à effrayer les paysans et bergers palestiniens installés dans cette région. Là encore, il semble logique que ces groupes violents perçoivent dans l’attitude passive de l’État et l’impunité dont ils bénéficient un encouragement à leur attitude. Ici, près du lieu-dit de Shani, un groupe de colons israéliens a installé en 2002 un poste avancé au sommet d’une colline. Le poste avancé d’Asa’el bénéficie d’un point de vue idéal sur la région et les plateaux rocailleux des Monts Hébron. Les colons ont « gelé » les pâturages des alentours : tout Palestinien qui s’y approche est accueilli par des tirs de sommation. Les colons y ont installé des caravanes, un château d’eau, un bassin pour les bains rituels, une synagogue, une salle des fêtes, quelques arbres et des places de parking. En dépit de son illégalité, le poste avancé dispose de tout le confort moderne fourni par les autorités israéliennes : eau, électricité, route d’accès bitumée, et même une antenne pour le téléphone et la télévision. À quelques centaines de mètres, les Bédouins palestiniens vivent légalement sur leurs terres mais dans des conditions légèrement plus… rustiques.

Si le principe de colonisation est critiquable en droit, ce sont surtout ses conséquences économiques, sociales et humanitaires pour la population palestinienne qui heurtent le plus. Les organisations internationales soulignent qu’en pratique l’installation et le développement des colonies se font au détriment de terres et de ressources appartenant aux Palestiniens. Car, comme l’a calculé avec précision l’ONG israélienne Peace Now, après avoir analysé la structure foncière des terres concernées, la plupart de ces colonies ont été construites en partie ou en totalité sur des terres privées palestiniennes, réquisitionnées ou expropriées, faisant de ce fait des dizaines de milliers de paysans sans terres. Les colonies utilisent une large palette de moyens pour s’étendre : la force (expulsions, destructions de maisons et parfois un harcèlement continu qui décourage même les propriétaires palestiniens les plus tenaces), l’argent (il arrive que des Palestiniens, qu’ils aient besoin d’argent ou qu’ils soient candidats à l’émigration, vendent leurs terres aux colons), et l’apparence du droit.

Les confiscations de terres en Cisjordanie reposent le plus souvent sur deux motifs juridiques : des réquisitions de terrains pour des raisons de sécurité et des confiscations de terrains transformés en terres d’État, appelées « zones d’utilité publique ». Les réquisitions de terres se fondent parfois sur d’authentiques raisons militaires, imposées par le souci légitime d’assurer la sécurité des habitants d’Israël. En pratique, les raisons militaires invoquées sont peu évidentes, surtout quand le terrain réquisitionné est donné après quelques mois ou années aux colons pour qu’ils construisent ou étendent leurs implantations. Par ailleurs, l’extension des terres d’État repose sur la règle selon laquelle tout terrain est supposé appartenir au domaine public israélien, sauf si un propriétaire palestinien en apporte la preuve contraire. En outre, si une terre agricole n’est plus utilisée pendant plus de trois années consécutives, elle est déclarée comme appartenant au domaine public israélien et peut ainsi être ainsi donnée aux colons. Or, ces zones d’utilité publique, qui devraient pourtant être mises au service de la population locale comme le prévoient les règles du droit de l’occupation issues de la IVe Convention de Genève et du Règlement de La Haye de 1907, sont utilisées exclusivement pour y construire des colonies ou les agrandir.

Quand ces moyens juridiques ne suffisent pas, les colons n’hésitent pas à recourir à la violence physique contre les paysans ou contre leurs biens. Ainsi, les terres palestiniennes qui se trouvent autour ou à proximité des colonies font l’objet de saccages réguliers, sans que l’armée et la police israéliennes n’interviennent. Les oliviers et les arbres fruitiers sont souvent arrachés ou détruits. L’olivier est le symbole de la Palestine et demeure une importante source de revenus pour sa population rurale. Pour beaucoup de Palestiniens, l’arrachage de ces arbres constitue un déchirement profond. Les colons les plus violents ne s’en prennent pas aux oliviers par hasard : l’ONG israélienne de défense des droits de l’homme Yesh Din a recensé depuis 2005 environ 70 raids de destructions d’oliviers, pour un total de plus de 3.000 arbres concernés. Aucune de ces attaques n’a donné lieu à la moindre inculpation ».

 

 

 

 

 

 

 

 

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La rédaction de Grotius International.

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