«Vers une meilleure lisibilité et connaissance du champ des médias au Maghreb»

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couverture de la revueLa revue Horizons Maghrébins a consacré son dernier numéro à la question des Medias au Maghreb et en milieu migratoire, nous publions la présentation du numéro : depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, l’intérêt, aussi bien politique que scientifique, pour les problématiques des medias et de la communication dans le monde arabe n’a cessé de se renforcer. L’exacerbation des tensions politiques et les aventures militaires exigent des États, pour «gagner les cœurs et les esprits», de renforcer leurs dispositifs médiatiques.

Ainsi, du point de vue étatique le «Front médiatique» interne et transfrontièr semble avoir pris une importance démesurée que reflète la multiplication des initiatives dépourvues de cohérence globale : lancements de chaînes satellitaires publiques et privatisation d’une partie du secteur audiovisuel, création de mécanismes de régulation de l’audiovisuelle et répressions brutales des journalistes de la presse écrite, etc. En outre, au niveau commercial, le rapprochement récent entre les deux magnats des medias Keith Rupert Murdoch, actionnaire majoritaire de News Corporation et le saoudien al-Walid ibn Talal et propriétaire de Rotana, le plus grand réseau télévisuel de divertissement dans le monde arabe marque l’importance des industries culturelles dans la région.

Dans le domaine de la recherche, de nombreux travaux ont été consacrés aux transformations du champ médiatique arabe et à leurs implications aussi bien politiques, économiques que sociales(1). L’accumulation des connaissances à propos des interactions complexes entre les sphères politiques nationales et transnationales, les medias et les opinions publiques dans l’espace arabophone est relativement importante. En 2008, une revue scientifique a vu le jour : Middle East Journal of Culture and Communication, consacrée exclusivement à l’analyse des questions liées aux medias au Moyen-Orient(2). De même que les analyses à propos des implications des nouveaux medias et notamment internet(3), se sont multipliées au fur et à mesure que l’usage de ces nouvelles technologies se répand dans la région.

Mais, cet engouement pour les recherches sur les medias arabes touche d’une manière très marginale le Maghreb. En effet, peu de travaux ont été consacrés aux medias au Maghreb avant(4) ce qui est considéré comme la «révolution de l’information»(5) dans le monde arabe des années 2000 et les programmes de recherche sur ces problématiques, à quelques exceptions salutaires près sont, aujourd’hui inexistants(6). L’agenda politico-stratégique lié à la promotion du projet de l’Union Pour la Méditerrané, a imposé aux chercheurs, d’une manière qui semble bien éphémère, le concept de «media méditerranéen» rapidement abandonné(7).

Ce 62ème numéro de la revue Horizons Maghrébins-le droit à la mémoire- a pour objectif de participer à combler cette lacune et permettre ainsi, une meilleure lisibilité et connaissance du champ des médias au Maghreb. S’il est vrai que le renouvellement récent du champ médiatique arabe, s’est fait essentiellement, sous l’impulsion des pays du Golfe, dont l’influence dans ce domaine a considérablement augmenté, les pays du Maghreb ont néanmoins gardé leur emprise sur leurs médias nationaux et une grande capacité d’initiative dans ce domaine.

Il s’agit dans ce numéro de faire un bilan d’une manière précise et équilibrée ainsi que de montrer les tendances lourdes dans le secteur des médias au Maghreb. Les orientations et les stratégies des politiques étatiques sont fondamentales, une place de choix est ainsi réservée à l’évolution de la législation et des initiatives de régulations qui émanent des pouvoirs politiques. Les stratégies des acteurs médiatiques, notamment des journalistes et la question de la réception constituent les deux axes les plus importants de ce projet.

Nous sommes partis de l’hypothèse que l’émancipation du champ des médias au Maghreb restera durablement inachevée en raison de la persistance de l’autoritarisme des régimes.

Cependant, l’irruption de la donne technologique dans l’espace public procure aux usagers de nouvelles possibilités d’aménager des espaces de liberté et d’autonomie. Le fonctionnement déterritorialisé des medias (chaînes satellitaires panarabes) et l’usage d’Internet (blog, forum et réseaux sociaux), permet de contourner certaines formes de contrôle. Ce qui met les pouvoirs politiques dans une situation d’affrontement durable avec certains acteurs médiatiques.

Dans cette perspective, l’évolution du champ des medias au Maghreb depuis le début des années quatre vingt dix est chaotique. Ainsi Nozha Smati montre, en s’appuyant sur l’expérience française, que la presse régionale en Tunisie, confrontée au monopole étatique, se trouve marginalisée, incapable de se positionner comme une presse de proximité crédible et indépendante et se retrouve à jouer le rôle d’animateur de l’espace public régional. Cette fragilité de la presse est aggravée par la difficile institutionnalisation et professionnalisation du métier du journaliste en Tunisie. En effet, l’inexistence de barrière à l’entrée dans le journalisme favorise l’arrivée de «nouveaux acteurs» (Sameh Chabbah), qui au départ n’étaient pas destinée au métier de journaliste.

Si la contribution de Latifa Tayah de l’Institut Panos, constitue un plaidoyer militant et enthousiaste en faveur d’une plus grande implication de la société civile et en particulier des ONG dans la promotion du pluralisme médiatique au Maghreb, Aârab Issiali et Renaud de la Brosse parient, quant à eux, sur les instances institutionnelles de régulation de l’audiovisuel, notamment au Maroc, pour atténuer les dysfonctionnements des champs médiatiques nationaux.

Au Maghreb, si les logiques médiatiques nationales priment, elles sont de plus en plus soumises aux pressions des acteurs médiatiques régionaux ou internationaux qui développent activement des stratégies d’influence par les medias. Agnès Levallois, ancienne directrice de France 24 en arabe expose, avec beaucoup de prudence, les difficultés pour une chaîne d’information occidentale d’élaborer une ligne éditoriale à l’adresse des publics arabophones dans un champ médiatique arabe pluraliste et extrêmement concurrentiel.

En voulant produire le même message en trois langues (Français, Anglais, Arabe), France 24 s’est heurtée à la question de la réception et de la disparité des téléspectateurs. Indirectement, c’est le public qui hiérarchise l’information, impose son agenda et même en partie la ligne éditoriale. Dans ce processus de production de l’information, les journalistes occupent une place centrale, Mohammed El Oifi, dans le cadre d’une sociologie des journalistes maghrébins travaillant dans les médias du Golfe montre l’émergence d’une véritable «élite diasporique». Ainsi, en moins d’une décennie, les journalistes maghrébins qui étaient totalement absents du champ médiatique arabe durant le XX siècle, ont accédé à la célébrité et la notoriété dans l’ensemble de l’espace arabophone.

La délicate question de la réception et de ses mystères(8) est centrale dans le processus de communication, Karima Aoudian, Linda Saadaoui, Thiéblemont-Dollet Sylvie ont effectué des enquêtes de terrain à Montréal au Canada et à Nancy en France parmi les populations immigrées en provenance essentiellement du Maghreb. Elles décrivent des téléspectateurs actifs, exigeants et contestataires, auxquels la parabole offre une réelle liberté de choix entre des chaînes multiples, celles du pays d’accueil, des pays d’origines et les chaînes panarabes.

Ces dernières sont plébiscitées dès qu’il s’agit de s’informer sur les conflits et les tensions politiques et militaires qui secouent la région. Tout en permettant de maintenir les liens avec les pays d’origine, les chaînes satellitaires offrent aux téléspectateurs une meilleure couverture de la scène internationale. Cette exposition aux médias venant d’ailleurs fonctionne, selon les auteurs, sur le mode de la complémentarité avec les médias des pays d’accueil et non pas sur celui de l’exclusion. Ces conclusions rassurantes tranchent avec le discours alarmiste entretenu par certains spécialistes de l’islam politique qui ne conçoivent les médias arabes, que comme des machines à islamiser les esprits voire comme des véhicules des discours «jihadistes» et du terrorisme.

Enfin, les processus d’appropriation par les États, les sociétés et les individus au Maghreb des nouveaux médias et notamment d’Internet sont au cœur des analyses de Samia Mihoub, Sana Barhoumi, Réda Benkoula. L’effort fourni par les États pour améliorer les infrastructures et combler le retard technologique dans le domaine numérique contraste avec l’adoption d’une réglementation relativement répressive en raison de la crainte des implications politiques et sociales de l’usage par les citoyens de ces nouvelles technologies. Mais en dépit des conflits autour de l’usage d’internet, entre l’État et la société civile, les auteurs s’accordent sur l’idée que la transition numérique au Maghreb emprunte un schéma complexe mais prometteur et révélateur d’une forte dynamique politique et sociale.

(1)Dale F. Eickelman, Jon W. Anderson, « New media in the Muslim World : the emerging public sphere », Bloomington, Indiana University press, 1999. Franck M (dir.).- Mondialisation et Nouveaux Médias dans l’espace arabe, Paris, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Maisonneuve et Larose, 2003. Guaybess T., Télévisions arabes sur orbite. Un système médiatique en mutation (1960-2004), Paris, CNRS Éditions, coll. « CNRS Communication », 2005.
(2) Lien électronique : http://brill.publisher.ingentaconnect.com/content/brill/mjcc.
(3) Mihoub Samia, Internet dans le monde arabe : complexité d’une adoption, L’Harmattan, 340 p. Gonzales-Quijano Y., « À la recherche d’un Internet arabe », Maghreb-Mashrek, n° 178, « L’Internet arabe », Paris, Éditions Choiseul, hiver 2003-2004.
(4) Belkacem M., Les télévisions françaises au Maghreb, structures stratégies et enjeux, Paris, L’Harmattan, 1996. Wolfgang Slim Freund (dir.), L’Information au Maghreb, CERES, Tunis, 1992. Jean-Robert H (dir), Nouveaux enjeux culturels au Maghreb, Paris, CNRS, 1986. Wolfgang F. (dir.), L’information au Maghreb, Tunis, Cérès Productions, 1992, p. 73.
Chevaldonne F.- Lunes industrielles : les médias dans le monde arabe, Aix-en-Provence, Edisud, 1988
Belkacem M., « La télévision au Maghreb », Mediaspouvoirs, n°23, juillet-sept. 1991, Madani L., « Les télévisions étrangères par satellite en Algérie : formation des audiences et des usages », Tiers Monde n° 146, Paris, Armand Colin, 1996.
(5) Gonzales-Quijano Y, Guaybess T(dir.).- Les Arabes parlent aux Arabes. La révolution de l’information dans le monde arabe, Arles, Sindbad, Actes Sud, coll. « l’actuel », 2009.
(6) Bras J-P, Chouikha L. (dir).- Médias et technologies au Maghreb et en Méditerranée. Mondialisation, redéploiements et arts de faire, Actes du séminaire organisé par l’IRMC à Tunis, 6-7 octobre 2000, Tunis, IRMC, juin 2002
(7) Mohsen-Finan K (dir.).- Les Médias en Méditerranée. Nouveaux médias, monde arabe et relations internationales, Arles, Actes Sud, MMSH, Barzakh, coll. « Études méditerranéennes », 2009.
(8) Daniel Dayan, « Les mystères de la réception », Le débat, n° 17, septembre 1992.

Revue Horizons Maghrébins : Médias au Maghreb et en milieu migratoire. Etats des lieux, production réception et enjeux politiques, économiques et culturels, n° 62/2010, Presses Universitaire du Mirail. Direction : Mohammed EL Oifi et Nozha Smati.
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