Un événement aura chassé l’autre, au cours de l’année 2010 au Chili. Et le fraîchement investi à la présidence Sebastián Piñera, que d’aucuns surnomment le “Berlusconi du Cône sud” en sa qualité de magnat de la presse, aurait d’ailleurs aimé voir les plaies du passé englouties dans le présent. “Un nouveau Chili est né !”, a-t-il juré le 13 octobre dernier, en accueillant un par un les 33 miraculés de la mine de San José. Un Chili censément loin de ce 11 septembre 1973 qui plombe encore les consciences. Loin aussi de ce 27 février 2010 où le nouveau locataire de La Moneda a vu son investiture contrariée par un tremblement de terre. Un mois et demi après la tragédie haïtienne.
“Le sauvetage des mineurs a relégué au second plan voire au troisième plan le séisme du 27 février. Nombreux sont les médias communautaires à avoir subi de lourds dégâts, en particulier dans la région de Concepción, l’épicentre du tremblement de terre”, explique Luis “Polo” Lillo, représentant de la chaîne communautaire Canal 3 dans le quartier populaire de La Victoria, périphérique de Santiago. “Le séisme a reposé à sa manière la question de la place de ces médias dans l’espace audiovisuel chilien. Malheureusement, le processus de déconcentration s’est accéléré à notre désavantage et l’épisode de la mine a fait oublier tout le reste !”
“Le reste”, c’est d’abord la mobilisation d’une catégorie de médias importante dans cette partie du monde, mais bien en peine de donner de la voix entre une presse privée largement dominante et un service public lui-même émergent. La légalisation de ces médias indépendants de proximité – à majorité des radios parfois comparables aux “radios libres” d’avant-1981 en France – suit son cours en Argentine, en Uruguay, en Bolivie, en Équateur et peut-être demain au Brésil où plus de 1 000 doivent fermer de force chaque mois quand le même nombre repousse clandestinement. Au Chili, leur sort reste en suspens. Au pire moment.
“Le séisme du 27 février a démontré encore une fois notre utilité. Sans nos petites radios ou chaînes qui leur appartiennent, les populations les plus exposées n’auraient pas cette possibilité de relayer leurs attentes, d’organiser la solidarité dans l’urgence. A Concepción, une radio communautaire a mené un travail formidable au milieu des dégâts, quitte à pointer aussi les carences des secours ou des moyens engagés par les autorités. Or cette même radio a été fermée avec d’autres quelque temps après le séisme. Pourquoi ? Parce qu’elle n’avait toujours pas reçu son autorisation d’émettre”, raconte Cristián Valdivia, un autre animateur de Canal 3 La Victoria.
Un mois après le séisme, la loi sur les services de radiodiffusion communautaire, si longtemps en souffrance, est enfin adoptée. Elle autorise les médias concernés à amplifier leur diffusion de 1 à 25 watts (40 watts pour les médias indigènes, selon les standards de la jurisprudence interaméricaine sur la promotion des cultures minoritaires). Journalistes et associations de médias alternatifs ne s’en sentent pas quitte pour autant. Les communautés mentionnées dans la législation se réfèrent uniquement à des périmètres – limités – et excluent les “communautés d’intérêt” (ethniques, éducatives, associatives) qui dépassent naturellement ce cadre. Plus grave, selon les intéressés, l’adoption de la législation aurait dû donner lieu à une vraie refonte du paysage audiovisuel et à un partage équitable des fréquences. “Au lieu de quoi, constate Luis Lillo, les médias communautaires déjà légalisés ont obtenu une place au détriment des autres et un décret-loi, promulgué par Sebastián Piñera au mois d’octobre, a autorisé une nouvelle déconcentration des fréquences mais selon la loi du marché, donc destinée aux médias qui en ont les moyens. La concentration reste en l’état.”
Concentration. L’enjeu communautaire bouscule un statu quo acquis sous les dictatures et guère remis en cause depuis. Au Chili – mais la situation vaut encore sur l’ensemble du continent -, deux groupes de presse majeurs se partagent publications, fréquences et manne financière afférente : El Mercurio (qui donne son nom au principal quotidien du pays et détient à lui seul une trentaine de radios) et Copesa (en pointe dans la presse magazine). Les deux entités – seules tolérées sous le régime Pinochet, bénéficiaient annuellement de 5 millions de dollars de subsides de l’État, ajoutés aux bénéfices du marché. “Le retour à la démocratie n’a malheureusement rien modifié. Les publications nouvellement autorisées ont dû affronter les règles de la concurrence mais les subsides publics sont restés aux deux groupes”, rappelait récemment Francisco Martorell, ancien vice-président du Collège des journalistes du Chili.
Engagés et militants, établis dans un bastion historique de la résistance à la dictature où le prêtre français André Jarlan fut assassiné par l’armée en septembre 1984, les animateurs de Canal 3 La Victoria attendent peu du gouvernement actuel tout en cherchant du soutien. Ils viennent d’effectuer dans ce but une tournée en Europe. “Nous devons nous organiser en réseaux de télévisions communautaires. Auprès des pays voisins et au-delà”, explique Cristián Valdivia, qui ne cache pas sa crainte de voir des télévisions locales privées imposer une logique de concurrence aux quelque vingt-cinq chaînes communautaires chiliennes qui n’en veulent pas. Mais Canal 3 La Victoria a trouvé une parade avec le développement d’un projet pédagogique : une école de communication, instituée le 8 mars dernier. Divisée en quinze ateliers (tournage, techniques du journalisme, graphisme…), elle compte six professeurs pour dix-huit élèves actuellement. “Nos cursus durent quatre mois, à raison d’une session par semaine. L’école est mobile, elle va chercher des élèves qui n’auraient pas accès normalement à des études de communication.” Là encore, là surtout, l’aide extérieure va devenir urgente pour tenir le projet.
Benoît Hervieu
Benoît Hervieu, Reporteros sin Fronteras, Despacho Américas .
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