Un sentiment contrasté accompagne l’élection du premier Pape des Amériques sur le continent dont il est issu et particulièrement en Argentine, son pays d’origine. Le cas Bergoglio, mis en cause pour son attitude sous le régime militaire, illustre à sa manière la délicate transposition du clivage progressiste/conservateur d’une rive à l’autre de l’Atlantique.
Il est apparu en simple habit pastoral blanc et avec un sourire affable qui n’était pas sans rappeler celui de son éphémère prédécesseur Jean-Paul 1er (1). Rompu à la normalité quotidienne – il l’a démontré dans son diocèse de Buenos Aires – Jorge Mario Bergoglio devenu François a sans doute ramené le décorum pontifical à une expression plus en phase avec un monde en crise. Le 266e successeur de Pierre marque sans conteste un tournant dans l’histoire de la première Église chrétienne du monde. Non européen (malgré ses proches ascendances italiennes), de l’hémisphère sud et jésuite, il fait déjà symbole par son seul profil. Humble et réputé proche des plus démunis, il incarne à première vue ce traitement purgatif à laquelle semble promise une institution engluée dans les casseroles pédophiliques et les scandales financiers. De la révolution en perspective ?
“Hugo Chávez [décédé une semaine avant le conclave – ndlr], depuis le ciel, a influé sur cette élection pontificale. Jésus lui a dit : ‘l’heure de l’Amérique du Sud est venue’”, a osé Nicolás Maduro, intérimaire chef d’État vénézuélien, suivi de son homologue équatorien Rafael Correa. Cet enthousiasme peut se comprendre à l’aune de la dynamique d’intégration régionale qui mobilise actuellement le continent et au nom du catholicisme revendiqué d’une bonne partie de ses dirigeants, de gauche compris. Il est pourtant loin de résumer le sentiment général, autrement plus ambivalent, vis-à-vis d’un nouveau pape dont la trajectoire porte aussi les parts d’ombre de l’Église locale.
Progressiste, le pape François ? “Pour le pape, c’est encore à voir”, estime le professeur de l’Université de Buenos Aires (UBA) et spécialiste du catholicisme régional Fortunato Mallimaci. “Tout dépendra de sa volonté réelle à mener une véritable réforme de la structure ecclésiale. Au plan moral, il demeure sur une ligne intransigeante et s’est d’ailleurs montré nettement moins discret et effacé au moment où le gouvernement Kirchner a fait voter le mariage pour tous ou la loi sur le choix du genre.”
Un catholicisme compassionnel, sans doute, mais bien loin des enseignements de la théologie de la libération (2) – encore prégnante sur le continent -, et une compassion elle-même sujette à caution durant la redoutable dictature militaire qui mina l’Argentine de 1976 à 1983.
Car cette dictature-là, parmi celles du Plan Condor (3), a bel et bien eu pour spécificité de reposer sur une alliance stratégique entre l’Armée et l’Église. Rarement, en effet, une hiérarchie ecclésiale nationale ne s’est à ce point portée caution spirituelle et morale d’un régime de terreur qui fit plus de 30 000 “disparus”, quitte à sacrifier dans ses propres rangs. En témoignent, dès 1976, le massacre de cinq religieux de la congrégation missionnaire des pallotins, l’assassinat de l’archevêque de La Rioja, Enrique Angelelli ou encore la disparition des deux jésuites Francisco Jalics et Orlando Yorio.
Bien qu’ayant intercédé en faveur de la libération, finalement obtenue, de ces deux derniers, Jorge Bergoglio ne leur a pas accordé d’emblée la protection qu’il leur devait, en tant que supérieur des jésuites qu’il était alors. La polémique divise néanmoins entre défenseurs des droits de l’homme. Si le nouveau pape bénéficie aujourd’hui du regard indulgent du Prix Nobel de la Paix 1980 Adolfo Pérez Esquivel – voire même du père Francisco Jalics -, beaucoup lui reprochent encore une passivité complice durant ces années noires et son refus de reconnaître l’implication de l’institution catholique argentine dans ce passé qui ne passe pas. “Jamais il n’a protégé ceux qui ne partageaient pas ses options théologiques et pastorales, comme il n’a jamais assumé le compromis en faveur de la mémoire, de la vérité et de la justice après le retour à la démocratie”, rappelle, sévèrement, Fortunato Mallimaci.
Les comptes de la dictature argentine ne sont pas encore soldés du côté de l’Église. Jorge Bergoglio devenu François ordonnera-t-il l’ouverture d’archives ? Prendra-t-il langue avec les Mères et Grands-Mères de la Place de Mai ? De par ses nouvelles fonctions, ces gestes marqueraient aussi un tournant pour tout un continent où la Guerre Froide fut brûlante.
1) Surnommé le “pape au sourire” et prédécesseur direct de Jean-Paul II, le cardinal Albino Luciani, décédé en septembre 1978 trente-trois jours après son élection, a eu le pontificat le plus court de toute la papauté.
2) Théologie née dans les années 60 dont le concept clé est l’option préférentielle pour les pauvres, destinée à rendre ces derniers acteurs de leur devenir. Très combattue sous le pontificat de Jean-Paul II.
3) Plan répressif commun conclu dans les années 70, avec l’aval des Etats-Unis, entre six pays sud-américains sous dictature militaire : Argentine, Bolivie, Brésil, Chili, Paraguay, Uruguay.
Benoît Hervieu
Benoît Hervieu, Reporteros sin Fronteras, Despacho Américas .
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