Les comptes de la dictature paraissent soldés en Argentine, à la faveur du verdict rendu le 26 octobre dernier contre dix-huit anciens militaires convoqués devant le 5e Tribunal oral fédéral de Buenos Aires. Seize condamnations dont douze à perpétuité. Parmi ces sinistres apôtres d’une répression qui fit 30 000 disparus figurent les anciens capitaines de frégate Alfredo Astiz et Jorge “Tigre” Acosta, exécuteurs des basses œuvres de l’Ecole supérieure mécanique de la marine (ESMA, devenue un mémorial), par laquelle passèrent au moins un tiers des passagers des vols de la mort, jetés vivants dans les eaux du Rio de la Plata.
“Page tournée”, “chapitre clos”, lit-on sur quelques Unes. Cette conclusion ne reflète en rien le processus de mémoire – et de réparation qui lui est lié – dans une Argentine où la société civile, de façon pionnière, a souvent anticipé à sa manière l’acte institutionnel de la justice enfin rendue. Mieux, les organisations citoyennes ont même inspiré à des administrations gouvernementales des programmes d’accompagnement des victimes et témoins de la tragédie, encore rares dans les autres pays du Plan Condor*.
“La mémoire, la vérité et la justice s’articulent et doivent s’articuler”, explique Natalia Lavalle, co-représentante en France du mouvement des H.I.J.O.S, “enfants” en espagnol, “enfants pour l’identité et la justice et contre l’oubli et le silence” selon son sigle. “La condamnation d’Astiz ne tourne pas la page. Prétendre le contraire revient à dire que la justice créerait de l’oubli au prétexte qu’elle a été rendue”, ajoute la jeune femme, fille d’un survivant, ancien détenu
Les Hijos sont pour beaucoup deux fois victimes. Enfants de disparus, ils ont bien souvent été confiés à leur naissance aux assassins de leurs parents biologiques. Parfois même en fratrie avec les enfants naturels des tortionnaires. Un traumatisme dans le traumatisme que résume assez cet exemple donné, au cours d’une récente visite à Paris, par Fabiana Rousseaux, psychologue et coordinatrice du Centre d’assistance aux victimes des violations des droits de l’homme – Docteur Fernando Ulloa, une structure dépendante du secrétariat aux droits de l’homme du gouvernement fédéral. “Imaginez cette famille où le fils aîné est l’enfant biologique d’un militaire et sa petite sœur un bébé ‘approprié’ par ce père ‘adoptant’. C’est le fils aîné qui a fini par réclamer justice contre le père tandis que la petite sœur ne voulait pas que ‘papa’ aille en prison !”
Paradoxe traumatique. Qui renverse les évidences mais aussi l’habituelle adéquation entre différentes mémoires, intime, historique et chronologique (lire également : https://grotius.fr/les-archeologues-de-la-violence-politique/). Le trauma des Hijos convoque au moins trois générations, mais les Hijos portent en eux-mêmes l’impossible oubli d’une période qu’ils n’ont pas “faite”. Lourd héritage. Et promesse d’avenir si l’impossible oubli garantit l’impossible impunité. Juste retour de l’histoire.
Au sortir de sa dictature, contrairement à ses voisins, l’Argentine juge immédiatement ses trois juntes militaires et ses sbires les plus zélés, dont déjà Alfredo Astiz. Le processus s’arrête avec les lois dites “du point final” et “de l’obéissance due” au mitan des années 80. Les militaires s’agitent dans les casernes. Les Hijos ne sont pas encore les Hijos. Leur organisation naît à la décennie suivante, en 1995, alors que le président Carlos Menem a accordé sa grâce pour presque toutes les violations des droits de l’homme commises sous les trois juntes. Sauf deux : les appropriations d’enfants et les soustractions de biens. Les Hijos héritent ainsi, avec le soutien des Grands-Mères de la place de Mai, du seul espace de justice possible. L’espace sera redevenu total en 2003 avec l’abrogation des lois d’indulgence et des décrets d’amnistie sous la présidence de Néstor Kirchner.
Militante, l’organisation H.I.J.O.S se distingue dans un premier temps par sa technique des “escraches”, terme intraduisible désignant la condamnation en public ancien tortionnaire devant son domicile ou dans son quartier. L’époque est encore à l’oubli forcé, aux restaurants qui se vident d’une traite lorsqu’un Videla ou un Astiz osent venir prendre le café au nez de leurs victimes. Pour les enfants appropriés, par ailleurs, la récupération de leur identité, volée par les appropriateurs, ne rime pas systématiquement avec le souhait de voir condamné le parent “adoptant”, et de bonne foi dans certains cas. “Le corps d’un enfant devient une preuve pénale. La révélation de son identité est aussi la révélation d’une part de la tragédie qui concerne l’ensemble de la société”, rappelle gravement Alicia Stolkiner, coordinatrice de la Commission nationale pour le droit à l’identité (Conadi). “L’ambivalence de l’enfant enlevé se traduit à la fois par des réticences fortes envers l’acte judiciaire et par le désir de connaître son identité véritable.”
A ce jour, 1 500 jeunes adultes ont sollicité un test ADN afin de connaître leurs origines. Le combat des Grands-Mères de la place de Mai et des Hijos pour la vérité a désormais trouvé le relais institutionnel représenté par le Centre Fernando Ulloa et la Conadi et des programmes d’assistance psychologique et juridique au départ initiées par les organisations elles-mêmes. Officiellement, 105 enfants appropriés ont récupéré leur identité. Vigie de la mémoire de leur pays, ces jeunes gens ont à leur tour vécu, en 2006, un épisode à l’image de celui qui a fait de certains d’entre eux des Hijos.
A la veille du verdict au procès Miguel Echecolatz, ancien commissaire de police et serviteur zélé de la dictature finalement condamné à perpétuité, un témoin clé, Julio López, disparaissait mystérieusement. L’homme reste à ce jour introuvable. L’enquête piétine. Tandis que la jeunesse chilienne se débat avec l’héritage Pinochet (voir l’article de Raphaël Morán), sa voisine argentine n’a pas fini de batailler avec les fantômes et les méthodes de la junte.
*Alliance stratégique répressive conclues dans les années 70 entre six pays d’Amérique du Sud sous dictature militaire : Argentine, Bolivie, Brésil, Chili, Paraguay, Uruguay.
[1]Contact : hijosparis@hotmail.com
Benoît Hervieu
Benoît Hervieu, Reporteros sin Fronteras, Despacho Américas .
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