De retour d’Haïti, Bérangère Musseau, ex-log MSF notamment, mettait les derniers mots à son texte, les dernières virgules à des lignes très personnelles (La ‘Une’ de Grotius International – Edition de janvier 2012) quand ce communiqué de Médecins Sans Frontières (MSF) est tombé, confirmant la mort de deux membres de son personnel, tués suite à une fusillade fin décembre dans un bâtiment de l’organisation à Mogadiscio. Philippe Havet, un coordinateur d’urgence expérimenté de 53 ans, travaillait avec MSF depuis 2000, et ce dans de nombreux pays dont l’Angola, la République démocratique du Congo, l’Indonésie, le Liban, la Sierra Leone, l’Afrique du Sud et la Somalie. Et Andrias Karel Keiluhu, mieux connu sous le nom de « Kace », qui était un médecin de 44 ans. Il travaillait pour MSF depuis 1998, tant en Indonésie, dont il était natif, qu’en Ethiopie, en Thaïlande et en Somalie. Tournons vite cette page 2011, sans oublier.
12 Janvier 2010… Ce jour-là je suis à Nantes. Le séisme d’Haïti envahit les médias. Trop d’infos qui tournent en boucle. Trop d’images déversées. Derrières celles-ci, des gens morts, blessés, ou qui recherchent un proche. Perdus sur ce morceau d’Ile fracassé. Haïti, frappé par une malédiction…
Après avoir absorbé le choc de la nouvelle et des premières images, ce 12 janvier 2010, je postais un mail à Séb – Sébastien Gimenez, un ami de Bioforce mais surtout de la coloc’ Charentaise de Rétaud. Séb, je le savais en mission là-bas pour la Croix-Rouge. Un pressentiment, une angoisse, une frayeur m’ont fait penser à lui d’abord. Parmi ce flot d’images, d’informations, d’email de tous ces copains de l’humanitaire s’affolant sur le net, j’ai eu ma réponse. Séb était vivant, il avait déjà pris les choses en main et poursuivait son travail d’humanitaire avec une ardeur redoublée.
Haïti, Port-au-Prince 08 Mars 2011… Je suis à Port-au-Prince. Haïti ne guérit pas de ses maux. C’est finalement d’ici que j’apprends sa mort, soudaine, injuste et parfaitement incompréhensible. Séb est mort. Un paludisme foudroyant au retour de sa mission au Congo Brazzaville, le diagnostic est sans appel. Sous mes yeux, Port-au-Prince… Vue de la terrasse du bureau MSF, où je travaille depuis quelques semaines en tant que logisticienne. Le choc de la nouvelle me laisse sans voix, perplexe. Le soleil brûle et mes larmes sèchent à l’intérieur. Survivre à un séisme et mourir d’un palu!
La ville face à moi, semble m’inviter à échanger nos peines. Les souffrances d’une capitale et de ses centaines de milliers de gens qui ont perdu leurs proches… Que dire ? Que faire ? A qui en vouloir ? Et à qui parler ?
Tout comme Damien, autre collègue de cette promo Bioforce, mort en 2008 dans une voiture piégée en Somalie, Séb connaissait les risques de son métier et partait en connaissance de cause. Mais bon, tellement de pays encore à voir, de missions à réaliser, de fêtes, de moments de partage et d’amitié, à 30 ans, on a encore toute une vie à écrire…Pourtant,
« Souriez vous êtes vivant », disait le mur d’en face de la maison de la coloc’ de Retaud. Clin d’œil de Séb à nos états d’âmes de jeunes « humanitaires », de petits chercheurs de sens alors que nous nous enflammions sur l’état du monde et son devenir, autour d’un apéro en terrasse au soleil…
Lettre à Séb
Nantes, 22 Novembre 2011… Le hasard de la vie me propose une nouvelle fois une mission en Haïti, pour un reportage cette fois, pour Grotius et la Croix-Rouge. Depuis mon retour de Port de Prince en avril dernier, je ne suis pas remontée dans un avion.
C’est depuis ta mort je crois que tout me semble si réaliste.
La part de rêve de la visite de tous ces pays étrangers que nous proposait ce métier, le côté magique, presque surréaliste, de travailler avec plaisir tout en assumant les objectifs de nos associations respectives louables et respectables…Le bonheur également de s’engager dans une voie atypique, loin de schémas définis, peut-être en opposition – croyions-nous, à une société déréglée, une voie que le Pôle Emploi ne sait où ranger.
Aujourd’hui, finalement, je me pose la question de cet engagement. J’ai peut être enfin pris la mesure de tous ces risques. Je le savais bien, mais ça n’est pas un jeu. Sincèrement Séb, je me demande juste aujourd’hui, si tout ça valait le coup.
Le coût de ta mort, je veux dire.
Je pars maintenant pour une semaine à Port au Prince, accueillie par la Croix-Rouge, là même où tu étais le 12 Janvier 2010. Je voulais juste te le dire, vieille habitude de « bioforçats » de se signaler en arrivant sur un lieu jadis habité par un copain, d’ici que de là où tu es, la connexion soit possible…
Haiti, Port au Prince, 24 Novembre 2011…
« Souriez, vous êtes vivants ! »
Le monde des humanitaires n’est pas celui des « Bisounours »…Ce n’est pas le monde des gentils contre les forces du Mal. Nous ne sommes pas des « Jean Valjean » où des « Zorro » du 21ème siècle. Pourtant, dans le milieu, l’image du « meilleur sauveteur » est à atteindre…De celui qui nourrit à celui qui soigne, en passant par celui qui loge et qui habille…Ou en prenant des décisions politiques à la place, et bien sûr, pour le bien des bénéficiaires… La grande bannière « humanitaire » flotte. L’Arche de Zoé qui brouille notre action. Ou encore, Nicolas Sarkozy et son gouvernement, qui selon leur propre lecture, ont fait de « l’humanitaire » en Lybie et en Côte d’Ivoire. Au nom de l’humanitaire, la guerre. Oublier la Syrie, bien sûr. Mais notre Ambassadeur aux Nations unies a parlé de « honte », « honte » au Conseil de sécurité pour ne pas décider d’une guerre humanitaire contre Damas. Et pourquoi ne pas revenir en Somalie ? Restore Hope…
On mélange tout sous la bannière humanitaire, un bon shaker de gens cadavériques, de témoignages larmoyants, un méchant qu’il faut abattre, un drapeau bleu blanc rouge étoilée en fond d’écran, et au milieu coule un bunker…Et notre engagement que nous n’arrivons même plus à décoder, à penser…
S’il fallait définir en une phrase l’état d’esprit des Haïtiens, deux ans après le séisme et un an après l’arrivée du choléra, j’emprunterais des mots à Séb : « Souriez-vous êtes vivants ! »…De cette photo post mortem reçue via internet peu après son enterrement, on peut sans doute écrire un roman… Une histoire de vie d’humanitaire. Et pour les autres, assumer d’être des rescapés. « Souriez, nous sommes vivants ».