De la gouvernance mondiale humanitaire…

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LA FACE CACHEE DES CASQUES ROUGES

Les déclarations décomplexées en mars 2010 d’Anders Fogh Rasmussen, Secrétaire Général de l’OTAN, qui considère que les ONG présentes dans le conflit en Afghanistan doivent devenir des auxiliaires des forces de la coalition en faisant du «soft power»(1) rappellent étrangement celles de Colin Powell en 2001 pour qui les ONG, et notamment les ONG américaines, étaient des «multiplicateurs de force» de la politique étrangère américaine.

S’intégrant dans le cadre de la doctrine otanienne de «Comprehensive Approach», ces paroles ont suscité une vive et rapide protestation de la plateforme des ONG présentes en Afghanistan – ACBAR – qui a rappelé les engagements que les bailleurs et la communauté internationale, y compris les pays de l’OTAN, ont pris concernant notamment le respect des principes de l’action humanitaire…

Dans le même esprit, mais heureusement avec un poids politique potentiel beaucoup moins fort et une aura médiatique plus ténue, certains auteurs(2) se sont prononcés récemment pour l’intervention de forces militaro-humanitaires internationales, dont la couleur des casques varie mais dont l’arrière pensée politique demeure. En reprenant les arguments d’efficience, de performance, et de coordination, l’insuffisance structurelle en termes d’efficacité qu’auraient les acteurs humanitaires non-étatiques a été soulignée par Mme Guedj et l’idée d’un grand corps «expéditionnaire» militaro-humanitaire onusien avec des antennes sur chaque continent a été avancée.

La réforme humanitaire des Nations-Unies, justifiée sur la base de ces mêmes arguments, et qui s’est traduit par la mise en place de l’approche sectorielle et la centralisation des fonds d’urgences, est pourtant encore en cours d’évaluation au sein des instances onusiennes. Quelle urgence y-a-t-il donc pour justifier pareille demande ?

La «catastrophe sociale»(3) du tremblement de terre en Haïti ? Outre la «double peine» (catastrophe et pauvreté) dont ont été victimes les haïtiens, l’absence de contrôle civil sur les opérations de secours a favorisé un certain nombre de dérives contraires aux guidelines d’Oslo(4): refus d’atterrir à des avions transportant des hôpitaux de campagne, moyens de secours de certains pays dédiés à la recherche de leurs compatriotes(5), distribution de nourriture par hélicoptères(6), refus d’accès à des blessés dans les hôpitaux civils[7].

Fallait-il accepter, comme certaines ONG l’ont fait, une stratégie d’intégration des moyens logistiques subordonnée à un contrôle militaire, même si l’urgence était réelle et immédiate ? Il faut souligner que c’est la population haïtienne elle-même – et notamment celle des bidonvilles – qui a pu accéder et porter secours aux victimes de ce séisme, bien avant l’arrivée des premiers militaires américains et des équipes humanitaires internationales.

Quant à la position de Patrick Aeberhard, elle me semble «révolutionnaire», dans le sens où, malgré ses fonctions d’ancien Président de Médecins du Monde, il a opéré depuis des années une révolution copernicienne dans sa façon d’aborder les principes fondamentaux de l’action humanitaire. Se référer à l’agonie médiatique de la petite Omayra pour justifier une «militarisation supranationale de l’aide humanitaire» parait également pour le moins inadapté.

En affirmant de plus que les ONG ne sont pas efficaces lors de catastrophes naturelles, et que leurs moyens financiers ont diminué, il pense faire la démonstration de la nécessité d’une «force internationale humanitaire de réaction rapide», justement sur le modèle des casques rouges qui pourraient préfigurer cette nouvelle «force d’intervention».

Malheureusement, cette démonstration bicéphale ne convainc pas, tant par l’insuffisance des arguments développés – plus dogmatiques que basés sur des preuves – que par l’inadéquation des solutions proposées. La militarisation et la subordination de l’action humanitaire au politique deviendraient donc indispensables pour des raisons d’efficacité et de coordination ?

Tenir compte de la réalité

Si le souhait de ces auteurs est d’établir de nouvelles normes en matière d’intervention humanitaire, quelques rappels sont nécessaires, à la fois sur la façon dont s’édictent de nouvelles normes mais aussi sur la manière dont les humanitaires composent leurs relations avec les militaires. En effet, même si Nicole Guedj et Patrick Aeberhard utilisent un champ sémantique large, du militaire à l’humanitaire en passant par le médiatique, l’énonciation d’une norme n’est pas l’édiction d’une norme et il convient de confronter ce discours – et les valeurs qu’il porte – à d’autres discours, et surtout à une mise en perspective avec la réalité.

Cette réalité est multiple, complexe, et bien sûr non linéaire. En 2006, les guidelines d’Oslo ont défini le cadre dans lequel les acteurs humanitaires pouvaient utiliser des moyens militaires, et notamment logistiques, en dernier ressort, lors de catastrophes naturelles.

En 2003, les guidelines du «Military and Civil Defence Assets»(8) ont permis de préciser les interactions entre militaires et humanitaires en situation d’urgence complexe. Loin d’être dépassée, la validité de ces textes a été récemment rappelée dans le «Consensus Humanitaire Européen»(9), signé en janvier 2009 par les 27 Etats membres de l’Union Européenne, les députés du Parlement Européen, et le Conseil de l’Europe.

En mai 2009, c’est au tour de VOICE(10), plateforme de 85 ONG européennes, de se positionner politiquement sur la question des relations entre militaires et humanitaires. Encore plus récemment, Médecins du Monde a adopté également un texte formalisant le cadre des relations civilo-militaires, notamment lors de situations de conflits et de catastrophes naturelles.

Reprendre les arguments de la moralité pour justifier une action militaro-humanitaire n’est pas une idée nouvelle. Lorsqu’elle a été formulée, elle paraissait même une bonne idée… Pourtant, censé devenir une norme au bénéfice des populations, le droit d’ingérence s’est peu à peu transformé, au lendemain de la chute du Mur de Berlin, en norme hégémonique, centralisée, qui a fonctionné comme un instrument pour les Etats, et non plus comme un soutien aux populations.

Du dogmatisme…

Paradoxalement, le droit d’ingérence a réaffirmé ces dernières années, aussi bien en Irak qu’en Afghanistan,  la primauté de la puissance des Etats et de l’intérêt gouvernemental (ou intergouvernemental) sur les convictions. Même la volonté réelle d’implication des pays occidentaux dans les missions de maintien ou d’imposition de la paix de l’ONU est remise en cause par les lobbys de sociétés militaires privées qui démontrent, chiffres à l’appui, la très faible proportion de militaires occidentaux présents dans ces missions(11) ! Dans ce contexte, l’introduction de nouveaux acteurs militarisés intergouvernementaux (ou issus de sociétés militaires privées ?) sur des terrains de conflits ou de catastrophes naturelles, au mandat peu clair et au financement incertain, représente plus un problème qu’une solution.

De façon plus générale, les acteurs humanitaires doivent néanmoins rester vigilants sur cette volonté de changer les normes de l’humanitaire, car cela aurait pour corollaire de modifier les principes sur lesquelles ces dernières sont construites.

De plus, il serait imprudent de minimiser l’impact discursif, notamment lorsqu’il devient répétitif et qu’il est repris par des personnalités comme Jean Ping(12), dont la crédibilité internationale est peu contestable.

Plutôt que de répondre au dogmatisme par du dogmatisme, il convient donc d’y opposer du pragmatisme et des solutions alternatives. Du pragmatisme certes, mais basé sur des principes qui eux doivent rester intangibles. La réponse la plus rapide à une catastrophe naturelle est toujours celle des populations, et il convient donc de renforcer les mécanismes d’alerte, d’améliorer les capacités de «disaster preparedness» et de mobilisation des populations au niveau communautaire.

Enfin, comme cela a été démontré pour les tremblements de terre(13), «les conditions de précarité socio-économiques des populations constituent le principal facteur de vulnérabilité (et donc de mortalité) lors de ces catastrophes, au final très peu «naturelles»… mais très sociales»(14).
Concernant les relations avec les militaires, force est de constater que nous évoluons sur les mêmes terrains mais avec des mandats et des objectifs radicalement différents.

C’est pourquoi il convient d’observer une «saine distance» avec eux, mais le dialogue que nous menons depuis un certain temps avec les militaires conventionnels (forces armées françaises ou de l’OTAN par exemple) permet une meilleure connaissance et compréhension de ces acteurs, sans rien céder à notre opposition aux processus de coordination que souhaitent imposer les approches intégrées (de certains Etats, de l’Union Européenne, de l’OTAN, et parfois des Nations Unies). Le dialogue mené avec des combattants «irréguliers» (rebelles du Darfour, talibans en Afghanistan, etc…) permet d’accéder aux populations dans des terrains complexes et dangereux.

Une régression…

Les regards critiques, que nous pouvons porter par exemple sur les résultats de la réforme humanitaire, ou sur les insuffisances de la MONUC(15) ou de la MINUAD(16), ne nous empêchent pas de discuter avec les responsables des Nations Unies. Bref, il est possible d’avoir une parole contradictoire, responsable et force de propositions.

Les limites et les imperfections actuelles des ONG justifient-elles «de jeter le bébé avec l’eau du bain», et les ONG qui refuseront de transiger sur les principes de l’action humanitaire ou d’adhérer aux processus d’intégration passeront-elles pour des structures conservatrices, refusant d’évoluer avec leur temps ?

La solution «évidente» préconisée,  et qui repose sur un tryptique fonctionnel associant organisation mondiale hiérarchisée, utilisation des nouvelles technologies (de type satellitaire), et dispositif préventif militaro-humanitaire, peut se révéler en fait, inopérant voire contre-productif.

En vérité, il ne s’agit pas d’une «Révolution des Affaires Humanitaires»(17) comme certains souhaiteraient le faire croire mais, au contraire, d’une régression de la capacité d’action et d’expression des sociétés civiles et ce, au détriment des populations.

Les propos de cet article n’engagent que son auteur.

[1]NGO’s are not a soft power

[2]Articles de N. Guedj et J. Ping, Des Casques rouges à l’ONU et P. Aeberhard, Pour une militarisation supranationale de l’aide humanitaire

 

[3] J. Larché «De la Louisiane à Haïti : des catastrophes sociales si peu naturelles….

[4] The Use of Military and Civil Defence Assets In Disaster Relief – “Oslo Guidelines” 2006 

[5] Témoignages d’haïtiens entendus à la radio le 17/01/10

[6] Témoignage de Marie-Pierre Allier, Présidente de MSF-F (France Inter le 18/01/10)

[7]
Témoignage sur France Inter le 18/01/10

[8] MCDA

[9] 
le CONSENSUS européen sur l’ aide humanitaire

[10] VOICE

[11] Hormis la FINUL au Liban

[12] Président de la Commission de l’Union Africaine

[13] Des chercheurs ont recensé tous les séismes survenus depuis 1900, en comparant les pertes humaines. Ils ont montré que la pauvreté constituait le premier facteur de risque de mortalité. P. Le Hir. «Catastrophe et pauvreté, la double peine». Le Monde 23 janvier 2010

[14] J. Larché «De la Louisiane à Haïti : des catastrophes sociales si peu naturelles….

[15] Mission des Nations Unies en République Démocratique du Congo

[16]
Mission des Nations Unies au Darfour

[17] Par analogie à la «Révolution des Affaires Militaires»

Jérôme Larché

Jérôme Larché

Jérôme Larché est médecin hospitalier, Directeur délégué de Grotius et Enseignant à l’IEP de Lille.