Juliano Fiori, Michaël Neuman, Bertrand Taithe (1)
En novembre 2014, le quotidien britannique The Guardian publiait un article concernant l’intervention de Médecins sans frontières (MSF) dans la lutte contre Ebola en Afrique de l’Ouest. Tout en saluant le rôle positif de MSF dans la réponse à cette épidémie d’un type « nouveau », le journaliste y citait un entretien de Reuters avec le Dr Jean-Hervé Bradol, dans lequel l’ancien président de la section française de l’ONG médicale déplorait le caractère tardif de la réponse de l’organisation en ce qui concernait certains volets.
Plusieurs publications, notamment dans la presse scientifique, s’étaient fait l’écho de certaines critiques quant au traitement des patients atteints par le virus. Pourtant, au sein de MSF, la critique exprimée par l’un de ses membres causa la consternation. Un débat enflammé s’ensuivit.
Pratiquement rien ne filtra dans la sphère publique sur le fait que ce débat avait lieu, jusqu’en janvier 2015, lorsque Libération publia une interview avec Rony Brauman dans lequel l’ancien président de MSF-France l’évoquait ouvertement. Comme Jean-Hervé Bradol, Rony Brauman est un ancien président de MSF-France et un membre du MSF-CRASH, une unité chargée de promouvoir une réflexion critique sur les pratiques de MSF en vue de les améliorer.
Ce même mois de novembre, on apprenait qu’une autre organisation humanitaire non gouvernementale, Save the Children, avait décerné un prix à l’ancien premier ministre britannique Tony Blair, le « Global Legacy Award ». En l’espace d’une semaine, plus de 500 membres du personnel de Save the Children signèrent une lettre qui qualifiait de « faute morale » la décision d’honorer l’ancien premier ministre britannique et appelait à la révocation de cette distinction.
La lettre fuita dans la presse, ainsi qu’un courriel d’un membre de l’équipe de communication de l’organisation faisant allusion au « grand nombre de plaintes » que l’ONG avait reçues de ses sympathisants. Bien que le prix ait été attribué par la branche américaine de Save the Children, les présidents de Save the Children International et de Save the Children UK se déclarèrent par la suite respectivement « déçu » et « désolé ».
Ces exemples illustrent sous deux angles différents la manière dont la critique humanitaire peut être formulée au sein des ONG – à travers la remise en cause de pratiques symboliques ou de certains aspects du travail humanitaire – et comment elle finit parfois par être rendue publique. Ils incarnent la prise de parole (2) au sein des ONG humanitaires, lorsque le personnel est suffisamment mobilisé par le mécontentement pour essayer de modifier l’orientation de leur organisation à travers une protestation publique.
La critique est un domaine polémique d’engagement à la fois discursif et constructif. Une telle réflexion permet aussi à l’institution d’apprendre et de progresser, tout en stimulant l’innovation (3). Souvent présentée en termes polarisés comme une attaque ou un exercice de sape – accusée d’apporter de l’eau au moulin des opposants de l’aide humanitaire en général et d’offrir des citations croustillantes aux journalistes et autres sceptiques –, la critique continue d’occuper une place inconfortable au sein du secteur humanitaire. Elle est perçue comme une menace potentielle à sa modernisation et sa professionnalisation.
En grossissant, les ONG humanitaires ont progressivement redéfini leur notion du risque. La domination exercée par la « valeur de la marque » a intensifié la constitution du risque réputationnel comme une menace significative sur la survie de l’organisation, et créé des barrières institutionnelles à la critique.
Derrière cette stratégie de marketing de marque se cache une insécurité profonde, alimentée par la culture managériale néolibérale et ce que Michael Power appelle la « gestion du risque de tout » – the risk management of everything (4). Ce phénomène est venu renforcer la tendance chez les ONG humanitaires à édulcorer leurs communications publiques et à se rabattre sur le message plus vendeur et simpliste des « victimes et des sauveurs ».
Malgré son aversion institutionnelle pour la contestation, le secteur humanitaire se plaît à flirter avec l’idée de la critique, née du désir des humanitaires d’en faire plus face à l’urgence. Ce sentiment d’insuffisance, souvent formulé dans un discours emphatique qui surévalue la pertinence et l’influence des agences humanitaires (5), a ainsi engendré une disposition réformiste et inspiré de fait un mouvement de réforme permanent des normes et de l’architecture humanitaires au cours des vingt-cinq dernières années.
En s’attaquant aux défis posés par la mécanique fonctionnelle du système humanitaire et les pratiques opérationnelles de ses agents, cette tendance réformiste a adopté sans réserve le langage technocratique du secteur commercial.
Elle s’est en cela inscrite dans la suite logique d’une longue histoire d’échanges et de communautés de pratiques entre les secteurs juridico-commerciaux et les humanitaires. En adoptant un prisme technique au détriment d’ambitions plus larges, la critique humanitaire a évolué vers « la myopie et la déconnexion historique » (6).
Comme le souligne Taithe dans un article de blog intitulé « Poverty of Humanitarian Critique » (« Misère de la critique humanitaire »), le rapport de MSF intitulé « Où sont-ils tous ? » (« Where is Everyone ? ») est un exemple de critique historiquement et politiquement décontextualisée.
De quel genre de critique les ONG humanitaires ont-elles et auront-elles absolument besoin (7) ? Comme dans tous les domaines, la critique doit être constructive et permettre la correction ou l’atténuation de la tendance critiquée ou du moins une compensation.
Elle doit être ancrée dans une expérience vécue et se fonder sur des preuves (sachant que les preuves ne sont ni formelles ni irréfutables). Sa méthodologie doit être explicite. Elle doit également s’inscrire dans un contexte politico-historique.
Cela n’implique certainement pas de fermer les yeux sur des difficultés spécifiques et techniques. Mais plutôt que d’utiliser la critique pour simplifier une problématique et en rétrécir le champ, la critique devrait au contraire enrichir le débat, y ajouter de nouvelles strates et dimensions, et permettre ainsi de mieux en saisir toute la complexité.
Qu’elle soit le produit d’une unité de recherche semi-indépendante (CRASH), fasse partie intégrante des opérations humanitaires (SCF) ou devienne le cœur de nouveaux travaux universitaires orientés vers la pratique (HCRI), ou d’autres formes de contestations, la réflexion critique doit être vue comme essentielle à l’amélioration des secours. Elle est le meilleur antidote à sa propension à l’hubris et son désir de réparer – grâce à des outils et des mécanismes – des situations complexes qui appellent des débats passionnés et exigent une grande humilité.
Juliano Fiori est Conseiller senior aux Affaires humanitaires à Save the Children-UK
Michaël Neuman est directeur d’études au MSF-Crash
Bertrand Taithe est directeur du Humanitarian and Conflict Research Institute, Université de Manchester
(1) Les opinions exprimées ici n’engagent que leurs auteurs.
(2) Pour reprendre les catégories d’Albert Hirschman de défection, prise de parole et loyauté. Cf. Albert O. Hirschman, Exit, Voice, and Loyalty: Responses to Decline in Firms, Organizations, and States. Cambridge, MA: Harvard University Press, 1970.
(3) Pour en savoir plus sur ce sujet, lire par exemple, Marc Le Pape & Isabelle Defourny, « Controversy as a Policy », in Jean-Hervé Bradol et Marc Le Pape (eds.), Medical innovations in Humanitarian situations, New York, MSF-USA, 2011.
(4) Michael Power, The risk management of everything, London, Demos, 1994.
(5) Il circule trois fois plus d’argent sur le marché du yaourt que ce que l’on dépense pour répondre aux situations d’urgence.
(6) Bertrand Taithe, The poverty of humanitarian critique, 77 July 2014.
(7) Nous admettons volontiers qu’être « utile aux ONG humanitaires » n’est pas forcément le but de la critique.
Grotius International
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