Peu connues jusqu’à il y a un an et demi, les combattantes kurdes défraient actuellement la chronique. Cet engouement de la part des médias s’explique pour des raisons qui n’ont rien à voir avec les luttes des principales intéressées.
Ni leur cause (sinon que c’est vaguement « féministe »), ni le contexte (quelque part dans Moyen-Orient), ni le projet social qui les anime ne sont expliqués, si ce n’est qu’elles font apparemment peur aux barbus de Daech.
Leur apparence farouche, jolie, voire sexy avec leurs grosses mitrailleuses phalliques, sert de contrepoids médiatique à leurs contemporaines voilées de pied en cap sous leur niqab funèbre. Elles sont néanmoins devenues des représentantes d’une certaine résistance au féminin. Mais laquelle ?
Aujourd’hui, la résistance des femmes, celle que l’on médiatise, passe fatalement par le champ militaire. On ne parle pas de celles qui se battent à l’arrière pour normaliser un tant soit peu le quotidien monstrueux de la guerre pour leurs proches. Et pourtant, ce sont celles qui assurent réellement l’avenir de toute leur société, par des gestes tirés de la banalité, véritables prouesses quand ils se réalisent sous les bombardements.
Faut-il s’étonner de cet oubli (1) ? Dans un monde de plus en plus militarisé, en dépit d’hypothétiques aspirations des instances onusiennes à la paix, la norme est fondée sur la permanence des conflits armés, de haute ou basse intensité. Toute la politique intérieure ou extérieure est réduite à des configurations liées au champ de bataille comme le prouve le vocabulaire usité, que ce soit la question des élections, des réfugiés, qui pour la droite et l’extrême droite en plein essor, sont perçus comme des envahisseurs, terme qui s’applique également aux migrants et à leurs descendants.
Le langage de l’économie libérale passe par le lexique guerrier (« conquête des marchés », « l’assaut de nouvelles clientèles » et « des prix massacrés ») pour attirer une clientèle réticente à se saigner. Lego (2), premier fabricant de jouets au monde, a été critiqué dans une étude récente à cause des images et des jeux de plus en plus liés à la guerre. Les enquêteurs ont trouvé que le niveau de brutalité serait passé de 20 % en 1980 à 58 % en 2015. Une tendance comparable s’observe dans les dessins animés où le taux de morts violentes serait deux fois et demie plus élevé (3) que dans les films destinés aux parents.
Avec cette normalisation de la violence dès le berceau, quid de la question du genre ? Une certaine évolution sociale a permis l’éclosion d’un refus militant des stéréotypes. Pour une minorité généralement blanche, urbaine, occidentale issue des classes moyennes, le transgenre, exhibé par le vêtement, la façon de se mettre en scène, est à la mode.
Sujet d’études doctes et thème de publicités (comme le spot pour des protections hygiéniques qui met en scène un mannequin trans (4) dans une campagne intitulée ‘People with periods’), la différence des sexes est estompée à la faveur d’une neutralité de genre qui permet ce qui a été appelé une certaine fluidité, soit la possibilité de passer d’un genre à l’autre sans encombre.
Cette liberté, car c’en est une, qui s’accompagne par l’acceptation juridique de l’homosexualité et l’homoparentalité, est le privilège de pays qui se trouvent être parmi les leaders du marché de l’armement. À l’exception de la Russie, les États-Unis, l’Angleterre, la France, les pays scandinaves (dont la patrie du Lego) et Israël sont tous connus pour leur tolérance et leurs mouvements en faveur des droits humains et sont les premiers marchands de canons sur la planète.
Cependant, à l’inverse, les pays récepteurs de ces armes, acheteurs (les pays du Golfe) ou victimes de cet armement ultra-sophistiqué (une bonne partie du Moyen-Orient, l’Afghanistan, l’Afrique, etc.) sont caractérisés par une polarisation extrême des sexes avec des fonctions prédéfinies. C’est dans ces pays que sont quotidiennement bafoués les droits humains, en particulier ceux des femmes, réduites au rang d’objet dans un discours sexiste qui leur impose la soumission aux hommes (mères-épouses-filles-sœurs). C’est dans ce contexte qu’il faut mesurer la valeur des combattantes, surtout dans les armées irrégulières et les mouvements révolutionnaires parce qu’elles luttent contre les préjugés tout autant que contre l’ennemi extérieur. C’est ainsi que la figure de la combattante kurde est perçue de façon radicalement différente selon l’univers dans lequel on se trouve.
Que vaut la résistance armée au féminin ?
Dans notre univers sur-militarisé, il faut se poser la question de savoir si l’accès au combat armé, légal (par l’armée) ou illégal (par les guérillas révolutionnaires) constitue un progrès du point de vue de l’émancipation des femmes. Le mythe de la libération des femmes et de leur accès au monde du travail après les deux guerres mondiales a longtemps perduré jusqu’à ce que la réalité de leurs vies soit examinée.
C’est alors qu’on a pu constater qu’elles travaillaient bien avant la Grande Guerre dans les usines et que, concernant les droits civiques, la Grande-Bretagne en 1918 et la France en 1945 n’avaient fait que s’aligner sur d’autres exemples. En fait, la nouveauté est que les ouvrières avaient pris la place des hommes dans la fabrication des armes et de l’outillage de la mort, jusqu’ici le privilège des hommes, ce qui a suscité toute une iconographie érotique – qui n’est pas sans rappeler les représentations actuelles des combattantes kurdes. On se souviendra de la tenue mise en vente par la chaîne H&M appelée « Peshmerga Chic » avec des treillis cintrés et photos de mode assorties.
L’égalitarisme supposé dans les combats révolutionnaires a fait couler beaucoup d’encre. Cependant, les droits des femmes, même pour les principales intéressées, ont toujours été une question secondaire, à traiter après la victoire contre l’ennemi déclaré – généralement une armée bien équipée.
Dans presque toutes les luttes de libération, pour les LTTE au Sri Lanka, au Zimbabwe et contre l’apartheid en Afrique du Sud ou en Palestine, les droits égaux ont été considérés comme secondaires, ce qui fait que les combattantes menaient et mènent toujours une lutte démultipliée, fatalement à leurs dépens.
Tel est le cas pour le Hamas à Gaza (5) qui depuis cinq ans a adopté une politique islamiste répressive envers les femmes, les poussant dans une situation ambiguë de double contrainte où toute protestation pourrait être considérée comme une forme de trahison. Il n’y a que chez les FARC en Colombie et dans le mouvement PKK en Turquie et sa branche au Rojava, le Kurdistan syrien, que la parité est au cœur du projet révolutionnaire, mais de cela on parle moins. La glorification actuelle des combattantes kurdes censure avec soin leurs liens avec le PKK, toujours inscrit sur la liste des organisations terroristes.
En attendant, la participation effective des femmes sur un pied (plus ou moins) d’égalité s’est produite à partir de la fin des années 1960 et 70, coïncidant avec les mouvements mondiaux de revendications, celles des étudiants, des minorités et surtout le mouvement de libération des femmes.
Depuis les années 1980, une certaine réflexion égalitaire plutôt que féministe s’est banalisée et influence les relations de genre dans les structures militaires légales ou non, ce qui a transformé la perception qu’ont d’elles-mêmes les femmes engagées. La nouvelle génération de recrues militantes et militaires exige plus d’autonomie et le droit de gérer leur propre santé et leur sexualité. Le cas du militaire Bradley-Chelsea Manning, bien qu’exceptionnel, est emblématique : condamné à 35 ans de réclusion criminelle pour avoir livré des milliers de documents confidentiels sur Internet (par Wikileaks), Manning a exigé le droit d’un changement de sexe en prison, ce qu’elle a obtenu en 2015, aux frais de l’administration militaire (6).
Droits des femmes et révolutions
Du côté des mouvements révolutionnaires, les leaders ont senti la nécessité de promouvoir les femmes pour un bon nombre de raisons, y compris celle d’attirer un plus grand soutien international, moral et financier ainsi que l’attention des médias. Parfois, l’instrumentalisation de principes qui se voudraient féministes paraît néfaste pour les femmes.
L’attitude des FARC, comme Élodie Gamache l’a démontré (7), est instructive. Ici, ces militants se sont montrés remarquablement égalitaires en admettant des femmes dans les combats dès le début (1964) en instituant le partage de toutes les tâches, y compris les plus subalternes (soins infirmiers, lessive, cuisine). Comme le nombre de recrues féminines a énormément augmenté dans les années 1980 et 1990, la direction a estimé qu’elle devait réguler la sexualité par l’obligation de la contraception et l’avortement si nécessaire, la procréation étant interdite – une mesure extraordinaire en Amérique du Sud catholique.
Les relations personnelles et la création de couples sont mal vues, car elles sont supposées détourner les combattants de leur mission révolutionnaire. Des guérilleras ont été contraintes de se faire avorter même dans les derniers stades de leur grossesse. Les enfants, quand ils naissent, sont placés dans des familles paysannes locales. Souvent les combattantes fuient le mouvement (ce qui est interdit) pour retrouver leurs enfants.
Dans le but d’anéantir toute trace de domination patriarcale, la lutte révolutionnaire est présentée comme la seule forme de vie pour tous ceux et celles qui la rejoignent. Les FARC représentent un cas extrême. Dans d’autres groupes rebelles d’Amérique du Sud, la grossesse est considérée comme un obstacle à la carrière et peut signifier l’affectation à des tâches serviles. C’est ainsi que la division sexuelle du travail du monde civil est reproduite dans les milieux révolutionnaires.
LE PKK kurde en Turquie et le Rojava en Syrie ont pris un chemin alternatif pour arriver au même but que les FARC. Dans un cas comme dans l’autre, la libération des femmes du patriarcat est inscrite dans les objectifs premiers de la révolution. Depuis la fin de la Guerre froide, le leader kurde du PKK, Abdullah Ocalan, a fait évoluer son idéologie marxiste-léniniste pour s’orienter vers le confédéralisme démocratique, proche du municipalisme libertaire exercé par les Zapatistes en Mexique. Il faut préciser (ce que les médias en général ignorent) que ce projet n’est pas du tout appliqué par les Peshmerga du Kurdistan irakien où même si les femmes font partie des forces armées, leur statut est moindre et demeure relativement traditionnel.
Au Rojava, afin de cautionner la présence des femmes dans une armée mixte, il a fallu faire des concessions de taille à cette société largement tribale où l’honneur du groupe est porté par le comportement sexuel de ses femmes. Ici, la sexualité est complètement interdite aux combattants, aux hommes et (surtout) aux femmes. La chasteté obligatoire des jeunes filles sert de garant de respectabilité tant pour elles que pour leur environnement, plus à même d’accepter la transgression, sur le champ de bataille, des limites entre les sexes et surtout cette promiscuité traditionnellement honnie. C’est que les crimes dits d’honneur pour la moindre incartade continuent à être une réalité pour la communauté kurde même si, sous l’influence du PKK, cette pratique a été criminalisée.
Pour les combattantes kurdes en Syrie que l’auteure de ces lignes a pu rencontrer en juin 2015, cet interdit n’est pas toujours perçu comme un sacrifice. Le fait de pouvoir rejeter en tout honneur, par l’intégration dans un bataillon féminin YPJ, les contraintes liées au mariage dans leur milieu rural d’origine constitue effectivement une véritable libération pour un bon nombre d’entre elles. La transgression des normes de genre explique aussi la violence des représailles. Les nazis et les gouvernements fascistes d’Amérique du Sud, notamment en Argentine, réservaient un sort effroyable aux femmes capturées. La police turque avilit spécialement les combattantes du PKK à cause des transgressions contre les normes de genre. Outre les tortures, ils postent les images de ces femmes nues et brutalisées sur les médias sociaux : ces révélations dans l’espace public constituent le sommet de l’insulte dans ces sociétés patriarcales. Ainsi on peut citer le cas de la militante PKK Kevser Eltürk, torturée, tuée, traînée nue dans les rues et filmée par la police turque.
Malgré ces limites, la présence des femmes, bien que restreinte dans les armées régulières mais souvent très élevée dans des mouvements tels que le LTTE au Sri Lanka, le Sentier lumineux au Pérou et surtout le Rojava en Syrie, a suscité la mise en place de nouveaux standards et de nouvelles exigences dans un milieu hyper-viriliste. Pourtant, la continuité dans la paix n’est nullement garantie. Après la démobilisation et lors des pourparlers de paix, la reconnaissance formelle de la contribution féminine, avec la prise en compte des valeurs typiquement féministes fondées sur la non-violence et la protection des droits sexuels et reproductifs, ne fait guère partie des priorités des chefs de guerre. Tant que les organisations onusiennes persistent à leur confier la restructuration des sociétés qui émergent des conflits armés, en excluant systématiquement les femmes des débats, comme en Afghanistan, en Libye ou en Syrie actuellement, les combattantes seront longtemps contraintes de se battre pour revendiquer leur place dans la paix. On ose espérer qu’il en sera autrement au Rojava. La véritable victoire de la résistance au féminin viendra quand les combattantes kurdes de cette région unique arriveront à imposer leur idéal social unique dans les négociations de paix.
(1) Oubli auquel j’ai moi-même essayé de remédier en observant ces femmes héroïques parmi toutes en Bosnie, en Afghanistan, en RDC, en Syrie.
(2) Have LEGO Products Become More Violent?
(3) Children’s Cartoons Contain 2.5 Times More Death Than Adult Horror Movies
(4) Thinx, la marque de protections hygiéniques, sort sa pub avec un homme trans
(5) Islamization in Gaza Erodes Women’s Rights, « Al Monitor », May 3 2012.
(6) Benoit Le Corre : « Armée, Chelsea Manning autorisée à changer de sexe. Et en France ? »
(7) Élodie Gamache : Les études de genre comme grille de lecture des conflits armés : le cas des combattantes de la guérilla des Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC), thèse de doctorat en cours, Université de Paris III.
Carol Mann
Derniers articles parCarol Mann (voir tous)
- Genre et résistance – 2 mai 2017
- Accoucher à 12 ans en Afghanistan : l’échec le plus cuisant de l’aide humanitaire ? – 28 mai 2014
- La fable du «balai Bourdieu»… – 13 décembre 2010