Le commerce des armes légères et de petits calibres : les intérêts économiques au détriment de la sécurité internationale

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Arme petit calibre
© Tacit Requiem

Une économie en pleine expansion

Le prix Nobel de la paix a récompensé le 6 octobre dernier la Campagne Internationale pour l’Abolition des Armes Nucléaires (ICAN), alors que l’escalade des tensions entre le président américain et la Corée du Nord et les menaces d’un recours aux armes de destruction massive est plus que jamais sur le devant de la scène. Pourtant, les armes qui causent le plus de morts, celles qui sont considérées comme les “vraies armes de destruction massive” sont les armes légères et de petits calibres (ALPC), armes dites classiques et conventionnelles. En effet, plus de 800 millions d’armes sont en circulation dans le monde et causent 90% des victimes des conflits armés. Les ALPC sont ainsi les armes les plus utilisées durant les conflits car elles sont bon marché, faciles à transporter, à cacher et leur usage est incontrôlé. Leur dissémination alimente de nombreux conflits régionaux, favorise le crime organisé ainsi que le terrorisme.

C’est dans le contexte de la guerre froide que l’on trouve l’origine de la prolifération actuelle des ALPC : durant cette période, les deux blocs se sont approvisionnés massivement en armes, ce qui a eu pour conséquence d’augmenter leur production et leur commerce.

A partir du début des années 90, la priorité des deux blocs était de se débarrasser de ces stocks d’armes devenus inutiles, en les vendant. C’est à ce moment que le marché de l’armement s’est mondialisé. Dans 46 des 49 conflits les plus importants des années 90, les ALPC étaient ainsi le principal moyen de combattre. De plus, la multiplication des conflits intra étatiques a alimenté la demande d’armes, comme le conflit au Rwanda en 1994 ou celui en République Démocratique du Congo, qui a fait 4 millions de morts entre 1998 et 2003 sans aucune arme de destruction massive.

En 2013, la valeur globale des transferts des ALPC s’est élevée à 5,8 milliards (dernière donnée disponible). Avec l’apparition de nouveaux conflits dans le monde et la logique de mondialisation, ce marché est l’un des plus rentables grâce à la stabilité de l’offre et de la demande, et l’on constate que les pays producteurs et exportateurs sont les plus puissants économiquement.

En effet, le commerce des ALPC est entre les mains d’une vingtaine d’Etats, principalement occidentaux, qui réalisent plus de 80% des exportations mondiales. On retrouve les États-Unis en tête (30% des transferts d’armes classiques), suivis par la Russie, la Chine et la France.

L’utilisation des ALPC à des fins militaires se fait, quant à elle, dans les pays en voie de développement où ont lieu la majorité des conflits en cours. Ces conflits sont, pour la plupart, intra étatiques et intra étatiques internationaux, comme en Afrique avec le Mali ou encore au Moyen Orient avec la Syrie, où différents acteurs régionaux et internationaux agissent sur les conflits au sein du pays.

Dans ce type de conflits, le monopole de la violence ne revient plus à l’Etat, puisque des groupes rebelles ont pris les armes contre lui, entrainant ainsi une dérégulation encore plus importante du marché de l’armement. La capacité de production d’ALPC de ces pays reste limitée car elle repose sur l’importation de technologies, de machineries et de composants de base, ce qui maintient une dépendance envers les pays du Nord.

Le poids déterminant des acteurs non étatiques

Bien que les États jouent un rôle important dans le marché des armes, il existe des acteurs légaux mais non étatiques qui agissent toujours plus indépendamment des autorités politiques et militaires.

Avec la privatisation et la mondialisation, le commerce des armes est entré dans le système de libre marché et les marchands privés en prennent de plus en plus le contrôle. D’après le GRIP – Groupe de Recherche et d’Information sur la Paix et la sécurité –  plus de 1 000 entreprises, dans près de 100 pays, produisent des armes légères et de petits calibres et leurs munitions.

Ainsi, les entreprises de production et de commerce d’armes se restructurent dans un contexte de mondialisation et modifient le système mondial d’armement. Elles brouillent les frontières étatiques, contournent le droit international, créant ainsi les conditions favorables au trafic. Nous pouvons prendre comme exemple une livraison qui eut lieu en 2004 à l’aéroport de Goma pour un conflit au Congo. L’avion utilisé pour livrer les armes a été loué par une compagnie du Kirghizstan venant juste d’être créée, autrement dit une société écran.

La compagnie qui a affrété l’avion était bulgare et, quelques semaines auparavant, le même avion avait été utilisé pour livrer des armes au Népal pour le compte des américains. L’intermédiaire qui a négocié les armes était une entreprise israélienne (Traçage réalisé par Control Arms). Nous voyons ainsi que la délocalisation des activités de production et la sous-traitance de la main d’œuvre, qui fait notamment appel à des courtiers, sont aujourd’hui monnaie courante dans le commerce des armes.

Les lobbies, enfin, ont également une influence considérable sur cette économie. Ils tentent en permanence d’influencer à leur avantage les décisions étatiques dans le but de maximiser leur profit. En effet, la réglementation des transferts d’armements relève avant tout de la compétence des États.

Cependant, certains lobbies ont une forte emprise sur les décisions politiques. La NRA (National Rifle Association), considérée comme le lobby le plus puissant du monde, contribue par exemple au financement des campagnes électorales américaines et applique même un système de notation publique aux candidats, en fonction de leur position sur le commerce des armes.

Le démocrate Al Gore a ainsi, en partie, perdu la présidentielle de 2000 pour avoir tenté d’imposer une loi anti armes lorsqu’il était vice-président de Bill Clinton l’année précédente. La NRA a financé une campagne de dénigrement de 20 millions de dollars contre lui et a réussi à le faire perdre, jusque dans son état de prédilection.

Entre légalité et flou juridique

On ne peut pas contester le droit des pays et des acteurs non étatiques à produire et à vendre ces armes, mais il est nécessaire de mieux contrôler les transferts internationaux afin que les ALPC ne soient pas utilisées de façon abusive et n’entrent pas dans les circuits illicites, où elles pourraient contribuer à accroître l’instabilité et la pauvreté.

C’est en 1995 que les premiers efforts sont menés concernant le contrôle des armes légères, à l’initiative de Boutros Boutros-Ghali, alors Secrétaire Général des Nations Unies. Pour atteindre ces objectifs, les pays ont pris plusieurs engagements, dont le Protocole relatif aux armes à feu, le Programme d’action relatif aux armes légères (qui comprend un instrument de marquage et de traçage) et le registre des armes classiques des Nations Unies, qui a pour rôle d’apporter une plus grande transparence quant aux transferts d’armes.

La question des ALPC est aussi abordée dans le cadre d’autres discussions concernant les enfants soldats ou la protection des civils dans les conflits armés. Malgré tout, le contrôle de ces armes est particulièrement compliqué car c’est la seule catégorie pour laquelle l’Etat ne dispose pas du monopole de son utilisation : 59% des ALPC sont en effet aux mains des civils. Il faut ajouter que, dans certaines régions, la production artisanale effectuée dans des ateliers privés, échappe largement aux systèmes de contrôle.

De plus, certains transferts peuvent être autorisés, bien qu’illégaux : il existe pour chaque transfert un certificat d’utilisateur final censé assurer que l’usage se fera dans le respect du droit, mais ce certificat peut facilement être falsifié, et il l’est souvent, grâce à la corruption.

Les terrains privilégiés des agences de courtage sont ainsi les pays où les lois et les règlements sont mal définis ou peu appliqués, ce qu’on appelle le marché gris (lacune concernant les règles import/export, corruption bureaucratique.) 50% des pots de vin du commerce mondial sont d’ailleurs payés pour des contrats de l’industrie de la défense, selon Amnesty International.

De cette manière, les autorités politiques peuvent réellement perdre le contrôle du commerce des armes, les trafiquants prenant leurs places, pénétrant même parfois les appareils étatiques via la corruption.

Ce commerce arrive également à briser les embargos, notamment grâce à la mise en réseau des courtiers, transporteurs et importateurs : leur coopération mutuelle permet de circuler entre les frontières pour contourner les juridictions au sein de certains Etats, comme nous l’avons montré plus haut avec l’exemple de la livraison d’armes à Goma.

Le trafiquant joue, lui aussi, un rôle important dans la vente des armes puisqu’il agit en dehors de toute législation. Tous ces acteurs ne font qu’exploiter le manque de volonté de la communauté internationale et son incapacité à réguler de manière effective le système bancaire extraterritorial et le commerce des armes lui-même, 90% des armes illicites provenant d’ailleurs du commerce légal.

La mobilisation de la société civile

Ainsi, comment contrôler de façon démocratique le commerce des armes alors que l’Etat n’est plus le seul à le gérer ? Les ONG jouent un rôle indispensable dans ce domaine ; ce sont les seuls acteurs qui récoltent de l’information, produisent des analyses, des rapports et mènent des campagnes de sensibilisation en militant contre l’opacité de ce commerce et contre les lobbies du secteur.

L’action la plus connue est celle menée conjointement par Oxfam, Amnesty International et le RAIAL – Réseau d’Action International des ONG sur les Armes Légères – qui, soutenus par 18 lauréats du prix Nobel de la paix, ont lancé, dans plus de 70 pays, la campagne “Control Arms”.

En 2006, cette dernière a débouché sur le vote d’une résolution par l’ONU pour faire accepter un Traité comme norme internationale, le TCA (Traité sur le Commerce des Armes). Il est le premier à fixer des normes mondiales pour réglementer le commerce international des armes classiques et de leurs munitions, la règle fondamentale étant que les ALPC ne doivent pas être fournies à des Etats qui minent la paix et la sécurité et qui commettent des violations du Droit International Humanitaire.

Le TCA est ainsi entré en vigueur fin 2014 mais n’a été ratifié que par 92 Etats. Les plus gros fabricants comme les Etats-Unis, la Chine et la Russie, ou les plus gros importateurs comme l’Inde, l’Egypte et l’Arabie Saoudite se sont tous opposés au Traité. La volonté de ces Etats de rester hors de ce dernier est compréhensible : le ratifier revient à être plus contrôlés, ce qui requiert plus de transparence, pouvant révéler des questions éthiques relatives à la sécurité internationale .

A ce sujet,  la France est loin d’être exemplaire puisqu’elle continue de vendre des armes à un de ses plus importants clients, l’Arabie Saoudite, soupçonné de revendre les armes à l’organisation Etat Islamique.

Quelle est alors la pertinence de ce traité ? Sa norme fondamentale est, en effet, la sécurité internationale, qui devrait, en premier chef, être respectée et garantie par tous les Etats signataires de la Charte des Nations Unies.

L’enjeu ici, comme dans la majorité des traités internationaux, réside plus dans l’application des principes fondamentaux que dans leur élaboration. Mais on constate que lorsque les intérêts géopolitiques ou économiques d’un Etat sont en contradiction directe avec les principes fondamentaux d’un traité, ils l’emportent sur les principes de sécurité internationale.

Une entrave au développement

Les pays les plus touchés par les conflits sont les pays en développement. Or, les situations d’instabilité et de violence armée constituent un obstacle direct à la croissance économique des pays concernés : c’est en effet la principale raison qui empêche les investissements de portefeuille et les investissements directs à l’étranger selon la Banque Mondiale. D’après une étude d’Oxfam International, du RAIAL et de Saferworld – ONG pour la prévention de conflit et programmes de peacebuilding – le coût sur le développement en Afrique a été d’environ 300 milliards de dollars en 15 ans.

Les guerres empêchent de nombreuses organisations à jouer un rôle dans le développement de ces pays. Un pays ne peut se développer économiquement si la sécurité n’est pas garantie et inversement il ne peut recouvrer la sécurité sans se développer. Comment sortir de ce cercle vicieux ?

Les conflits dus à la prolifération des ALPC ont non seulement des conséquences économiques catastrophiques mais  violent les droits fondamentaux garantis par le droit international : l’accès à l’éducation, l’accès aux soins. Ils entraînent des épidémies, provoquent des famines et des déplacements de population.

Les individus qui fuient la violence empruntent des trajectoires migratoires souvent périlleuses, que ce soit à l’intérieur de leur propre pays, vers un pays voisin ou encore vers les pays développés. Notons d’ailleurs que les États qui sont les principaux producteurs et vendeurs d’armes alimentent des conflits qui provoquent les migrations dont ils veulent se protéger.

L’incohérence du garant de la sécurité internationale

A travers la migration des populations vulnérables, l’insécurité nationale prend une dimension internationale, ce qui donne une raison supplémentaire à l’Organisation des Nations Unies de jouer son rôle de garant de la sécurité mondiale.

En effet, ses deux premiers objectifs de lorsqu’elle a été créée en 1945 étaient justement de favoriser le développement des pays émergents et de maintenir la paix et la sécurité dans le monde.

Dans ce but, en plus des traités et d’éléments de contrôle évoqués plus haut, elle a mis en place des programmes d’actions concrets, comme les opérations de maintien de la paix ou les plans de reconstruction post conflit.

Le processus DDR – Désarmement, Démobilisation et Réinsertion – est un élément essentiel dans ce domaine, ayant comme but principal de restaurer la stabilité et la sécurité au sein d’une société post-conflit afin d’établir les bases de la reconstruction et du développement.

Ce processus va de la récolte des armes des combattants à la réintégration de ces derniers au sein de la société, grâce à des formations professionnelles censées prévenir la marginalisation. Bien que ces actions soient parfois efficaces, l’ONU n’en reste pas moins le lieu de pouvoir qui exprime le mieux la mondialisation, les intérêts des Etats primant sur les objectifs communs.

L’un des exemples les plus récents est celui de la Conférence sur le désarmement qui eut lieu en juillet dernier. Cet évènement est le seul forum multinational mondial où se négocient le contrôle des armes et le désarmement ; or, les Etats ont été incapables de s’entendre et aucun point inscrit à l’ordre du jour n’a été abordé.

La très lente avancée dans le domaine du désarmement international n’a rien d’étonnant puisque les plus gros producteurs et exportateurs d’armes sont les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU.  Comment, en outre, concilier le commerce des armes avec l’éthique ? L’ONU semble bien loin d’atteindre les objectifs qu’il s’est fixé : respect des Droits de l’Homme et sécurité internationale.

Nous avons en effet pu voir que le commerce des armes, dans son ensemble, représente un marché extrêmement lucratif, qui ne serait pas possible sans l’existence de flous juridiques. Ce commerce utilise parfaitement les caractéristiques de la mondialisation en se jouant des frontières.

Les pays riches sont les principaux producteurs et vendeurs d’armes et les pays en développement les principaux acheteurs. Malgré l’effacement de certaines frontières, il existe donc, comme l’affirme Marc Abélès, anthropologue de la mondialisation, une “géographie de la richesse”, qui s’applique aussi au commerce des armes. L’instabilité de certains Etats provoque méfiance et insécurité, ce qui mène souvent à des violences civiles et militaires encourageant la demande en ALPC.

L’offre, qui vient principalement de sources extérieures, augmente la violence déjà présente et entrave considérablement le développement. On peut ainsi affirmer que tant que les intérêts économiques de la vente d’armes primeront, la sécurité internationale ne pourra pas exister.

Co-rédigé par Clémentine Gaboraud et Yohanna Crisci

 

 

 

 

 

 

 

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