Israël et la reconfiguration des alliances : destruction, reconstruction

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Face à un environnement régional hostile, Israël a noué un certain nombre d’alliances stratégiques avec des pays puissants musulmans non-arabes comme l’Iran dans les années 1970, comme la Turquie, l’Azerbaïdjan ou d’alliances « démographiques » avec l’Ethiopie (immigration des juifs éthiopiens par exemple dès les années 1980).

A rebours, il est intéressant de réaliser que l’Iran et la Turquie ont donc été parmi les premiers pays de la région à reconnaître Israël, à effectuer des échanges d’ambassades et à nouer des accords de coopération militaire. Aujourd’hui, ébranlement régional et islamisme montant obligent, Tel Aviv redéfinit ses amitiés électives et construit de nouvelles alliances, notamment avec Athènes pour pallier la dégradation de sa relation avec la Turquie, et Bakou pour pallier à celle avec l’Egypte.

  La Turquie, l’ancien allié historique

En 1949, la Turquie reconnaissait donc Israël. De là naquit un partenariat privilégié sur la base d’accords stratégiques et militaires. Avec des ennemis communs (Syrie et Iran en tête), un tropisme européen, des forces militaires dominant le Moyen-Orient, une laïcité historique, Israël et la Turquie disposaient de véritables intérêts communs dans la région. Mais l’arrivée de l’AKP[1] au pouvoir en 2002, le parti islamiste modéré, va progressivement transformer la donne, au fur et à mesure que la Turquie va développer une forme de néo-ottomanisme avec volonté de leadership et de médiateur régional.

Mais la seconde Intifada à la même période brisée par Israël, l’affaire de la flottille Navi Marmara affrétée par une ONG turque et arraisonnée par l’armée israélienne en eaux internationales le 30 mai 2010 dans sa route pour briser le blocus de Gaza, va avoir raison de cette bonne entente. Ankara exige des excuses, refusées par le gouvernement israélien, malgré la condamnation internationale et des Nations Unies. Y a-t-il un risque de dégradation à long terme de ces bonnes relations entre ces deux pays ? Pour Yigal Palmor, porte-parole du Ministère des affaires étrangères israélien aucun n’en a l’intérêt : « La Turquie est loin d’être perdue pour Israël, pas plus qu’Israël n’est perdu pour la Turquie. Les Turcs savent reconnaitre un allie fiable et crédible lorsqu’ils en reconnaissent un, Et aujourd’hui, plus que jamais, c’est – objectivement –  Israël ».

La Turquie aujourd’hui, se trouve à devoir gérer la crise syrienne, les réfugiés arrivant en nombre sur son sol, et la déstabilisation de sa frontière commune orientale et redoute un effondrement du régime de Bachar Al Assad. La crise syrienne pourrait-elle rapprocher de nouveau les deux pays ? Les deux y auraient en effet un intérêt majeur afin de sécuriser la zone depuis la Turquie, le Liban, jusqu’au nord d’Israël. Il semble déjà que les deux jouent la carte Kurde contre Ankara sur le territoire turc. En effet, Israël s’est rapproché de nouveau des Kurdes indépendantistes, ennemis de l’Iran et de l’Irak également, depuis plusieurs mois aussi vite que son éloignement avec la Turquie fut rapide depuis 2010. Aujourd’hui, les alliances sont reconstituées autrement et on sait que des instructeurs israéliens opèrent depuis le Kurdistan irakien contre l’Iran. C’est ainsi un atout supplémentaire fort pour Israël en cas de guerre contre Téhéran[2]. Le problème est que de son côté, Bachar Al Assad a soutenu les rebelles kurdes contre Ankara afin d’éviter qu’ils basculent dans l’opposition et qu’ils prennent des positions à la frontière entre Syrie et Turquie.

  La nouvelle carte grecque

Mais le changement d’alliances qui s’est opéré entre Israël et la Turquie a eu un autre dommage collatéral pour Ankara : le rapprochement inédit de Tel Aviv et d’Athènes, depuis deux ans. Les intérêts sont multiples pour Tel Aviv : Grèce membre de l’Union européenne, possibilité d’un nouvel espace aérien exploitable de substitution en remplacement de la Turquie pour permettre à Israël d’entraîner ses pilotes, déstabilisation d’Ankara contre la Grèce dans le dossier chypriote.

Même si le nouvel allié grec pèse bien moins que le Turc, en terme de démographie et de puissance, il permet aussi d’envisager Athènes comme un nouveau médiateur des tensions au Moyen-Orient, intégré à l’Europe, bordé par la Méditerranée, encore relativement mieux vu par Bruxelles que la Turquie a qui elle a quasi fermé les portes européennes.

  La stabilité offerte par Moubarak à Israël révolue ?

La chute du raïs, et la victoire des Frères musulmans avec à sa tête le président Mohamed Morsi, ont très rapidement inquiété la communauté internationale et Israël. Y avait-il des risques de rupture unilatérale du traité de paix israélo-égyptien ? Cela semble exclu.

Que ferait de toute façon l’Egypte sans les 2 milliards de dollars que lui octroient annuellement les USA en échange de la paix ? En réalité, la situation est à l’heure actuelle sous contrôle sur la frontière même si quelques incidents peuvent inquiéter et rapidement dégénérer. Le problème majeur concerne la péninsule du Sinaï, enjeu majeur du traité de paix israélo-égyptien depuis 1978 [3]. D’autres signes d’inquiétude : l’attaque de l’ambassade d’Israël le 10 septembre 2011 et l’inaction de la police égyptienne qui a semé l’inquiétude chez les Israéliens puis l’accueil d’une représentation du Hamas  au Caire en juillet 2012.

S’il y avait rupture du Traité de paix, Israël pourrait vouloir surtout reprendre le Sinaï pour des raisons de sécurité. Or, les tensions s’y multiplient depuis plusieurs mois. L’attentat en août 2011 contre un bus israélien de la compagnie Egged assurant la liaison du nord du pays vers Eilat frappé par une roquette en provenance de la frontière égyptienne tout comme la volonté du Caire d’alléger le blocus à Gaza pourrait contrarier Israël.

Preuve en est, avec la première étape : Le Caire a rouvert le passage de Refah, poste-frontière gazaoui côté égyptien le 23 août dernier[4]. En réalité, l’embrasement du Sinaï peut se déclencher à tout moment, comme cela aurait pu être le cas suite à l’attaque  des 17 garde-frontières égyptiens – a priori par des Islamistes – le 15 août dernier et qui a mis en perspective l’islamisation croissante de la péninsule désertique. En attendant, les mouvements de l’armée en direction du Sinaï inquiètent Israël qui cherche pourtant à renforcer son contrôle de la zone jugée comme non sécurisée par Tel Aviv.

La question va plus loin pour Israël et pose surtout l’hypothèse d’une réintervention possible à terme dans le Sinaï. Cet espace géostratégique majeur était l’argument de poids dans la signature du traité de paix avec l’Egypte, qui pourrait payer le prix fort d’une réoccupation du désert. Israël craint la militarisation du Sinaï, avec ce que beaucoup d’analyses israéliens redoutent : le retranchement de bédouins armés hostiles au gouvernement égyptien islamiste, des éléments djihadistes qui ont combattu en Libye, au Mali et en Somalie et dotés des restes des arsenaux de Kadhafi.

Enfin, les multiples « attentats » dans le désert contre les conduites d’approvisionnement en gaz vers Israël ont poussé Tel Aviv à se tourner davantage vers son allié historique dans le Caucase, l’Azerbaïdjan, pour sécuriser son indépendance énergétique.

  L’Azerbaïdjan, futur pivot régional et allié de poids
pour Tel Aviv au Caucase

Depuis 1992 et l’indépendance du pays, Azerbaïdjan et Israël ont développé une coopération régionale très discrète mais réelle. L’inquiétude d’Israël quant à l’acheminement du gaz naturel en provenance d’Egypte l’a poussé à accroître ses relations de partenariat énergétique avec Bakou, richement doté en la matière. La signature du pipeline Bakou-Tbilissi-Ceyhan (en Turquie) intéresse au plus haut point Israël, l’un des principaux exportateurs de gaz et pétrole d’Azerbaïdjan.

En attendant, Israël discute la possibilité actuelle d’augmenter ses importations de gaz naturel de la mer Caspienne. Benjamin Netanyahu s’est rendu sur place en 1997 lors de son premier mandat de premier ministre, et l’actuel président Shimon Pérès en 2009 pour renforcer la coopération économique et militaire. Israël équipe ainsi Baku en matière de systèmes anti-missiles et de drones, pour qui l’Iran constitue autant une menace que pour Tel Aviv. Le contrat d’1,6 milliard de dollars fut signé récemment en février 2012, probablement en prévention du conflit à venir.

Plus important peut être encore, les rumeurs comme quoi l’Azerbaïdjan aurait autorisé Israël à disposer de bases navales afin d’attaquer l’Iran. Révélée par Wikileaks, la nouvelle a été reprise dans la presse rapidement [5], d’autant qu’Israël dispose alors d’un point de ravitaillement stratégique unique directement aux prises avec l’Iran, dont l’Azerbaïdjan a une frontière commune au sud.

Les inquiétudes américaines semblent se confirmer, d’autant qu’ils craignent avec ce nouvel élément, qu’une guerre avec l’Iran n’implique plus seulement le Golfe persique mais également désormais le Caucase. Lors d’une visite à Téhéran en mars 2012, le ministre azerbaïdjanais de la Défense démentait formellement : «La république d’Azerbaïdjan, comme toujours par le passé, n’autorisera jamais aucun pays à utiliser son territoire, ou ses aérodromes, contre la République islamique d’Iran, comme nous considérons comme un pays ami, un pays frère.»[6]

Or, en étudiant la question de plus près, on découvre qu’un autre problème résiderait pour conforter la réalité de l’appui azerbaïdjanais ou non à Israël : pour arriver en Azerbaïdjan et pour revenir en Israël, les avions israéliens n’ont d’autre choix que de traverser l’espace aérien de la Turquie et de la Russie. Or cela est exclu puisque ces deux pays sont résolument opposés à l’intervention contre l’Iran. Ils ne donneraient par conséquent pas leur autorisation à ce genre de passage. A supposer déjà que la guerre survienne un jour.

 

[1] Parti pour la Justice et le Développement.

[2] http://www.slate.fr/story/59677/syrie-joue-carte-kurde-israel

[3]L’article 3 du traité précise que chacun des signataires doit « s’assurer que des actes ou menaces de guerre, hostilité, violence ne doivent pas provenir de ou vers  son territoire, par aucune de ses forces ou sujet sous son contrôle ou par aucune force stationnée sur son territoire ».

[4] http://www.haaretz.com/news/middle-east/egypt-reopens-rafah-crossing-with-gaza-sources-say-1.460671

[5] http://www.slate.fr/story/52415/israel-iran-azerbaidjan-guerre

[6]Ibid.

Sébastien Boussois

Sébastien Boussois

Sébastien BOUSSOIS est docteur en sciences politiques, spécialiste de la question israélo-palestinienne et enseignant en relations internationales. Collaborateur scientifique du REPI (Université Libre de Bruxelles) et du Centre Jacques Berque (Rabat), il est par ailleurs fondateur et président du Cercle des chercheurs sur le Moyen-Orient (CCMO) et senior advisor à l’Institut Medea (Bruxelles).