Depuis plusieurs années, le Cameroun accueille des milliers de réfugiés dans les régions de l’Est, l’Adamaoua et l’Extrême Nord. Ce mouvement a connu un pic de croissance depuis janvier 2014 avec la crise sécuritaire en République centrafricaine et on dénombre aujourd’hui plus de 220 000 réfugiés, en majorité Centrafricains, au Cameroun.
À cet effet, un important dispositif humanitaire a été mis en place par l’État du Cameroun, le Haut Commissariat pour les Réfugiés (UNHCR) et tous les autres partenaires pour apporter une réponse aux besoins de ces populations. Plus de 300 villages accueillant des réfugiés peuvent de ce fait être recensés à ce jour dans la région de l’Est. Les résultats de ce déploiement sont visiblement satisfaisants comme le démontrent les chiffres des rapports inter-agences sur la situation des réfugiés centrafricains au Cameroun (1).
Cependant, une préoccupation nouvelle a émergé : celle de la coexistence pacifique entre populations hôtes et réfugiés. La présente réflexion est une analyse de ces préoccupations humanitaires nouvelles. Quelles en sont les causes ? Comment y remédier pour garantir la réussite de l’intervention humanitaire au Cameroun ?
Les origines des tensions entre les populations hôtes et les réfugiés
Pour répondre aux besoins et faciliter l’installation des réfugiés au sein des camps, lors d’une crise comme celle que connaît le Cameroun, le dispositif humanitaire privilégie des interventions dans 11 domaines d’activités : agriculture, hébergement d’urgence, eaux-assainissement-hygiène, nutrition, santé, éducation, coordination-gestion de camps, relèvement rapide, protection, télécommunication d’urgence, logistique. Ces différents secteurs d’activité sont supposés garantir le rétablissement de la dignité des personnes réfugiées. Dans le cas de la région de l’Est au Cameroun, l’afflux massif des personnes imprévues dans cette zone est une situation difficile à gérer aussi bien pour les populations hôtes que pour celles qui sont accueillies. Les organisations internationales, gouvernementales et non gouvernementales engagées sur le terrain travaillent efficacement, mais la coexistence entre les populations hôtes et réfugiées pose quelques problèmes.
Cette préoccupation nouvelle tire ses origines de la situation de pauvreté extrême dans les localités hôtes. Les domaines de la santé, de l’éducation et des infrastructures de base dans ces villages sont peu ou mal couverts par les pouvoirs publics, l’indice de développement humain y est généralement au plus bas. Avec l’arrivée massive des populations fuyant les affrontements en République centrafricaine, une forte pression est exercée sur l’environnement et les ressources disponibles au sein de ces communautés. Les exemples peuvent être pris dans plusieurs domaines.
- La destruction des plantations des populations hôtes par le bétail des réfugiés
Certains réfugiés se sont déplacés avec des centaines de bœufs et autres animaux. Ce bétail a besoin de pâturage pour se nourrir, et il arrive de ce fait que des plantations entières soient saccagées par les troupeaux appartenant aux réfugiés. Le manioc étant un aliment de base pour les populations hôtes, ce sont des pertes considérables pour des agriculteurs déjà très pauvres. La menace de crise alimentaire est évoquée, et des tensions en résultent entre les populations hôtes et les réfugiés sur ces questions, car si les réfugiés disposent d’une aide alimentaire, ce n’est pas le cas des populations locales qui vivent essentiellement du fruit de l’agriculture de subsistance et du petit élevage.
Il faut noter que l’arrivée massive de ce bétail exerce une pression considérable sur les zones de pâturage qui de toute évidence peuvent difficilement satisfaire aux besoins des deux communautés. Le conflit agriculteur/éleveur naît également du fait que les réfugiés n’ayant pas un endroit précis pour faire paître leurs troupeaux, ils les laissent en divagation et font brouter leurs bêtes dans les champs des autochtones. Cela crée régulièrement des tensions avec les populations hôtes qui pensent qu’elles ont fait beaucoup de concessions pour les réfugiés en leur offrant de l’espace pour s’installer.
- Les divergences liées à l’approvisionnement en eau
L’accès à l’eau potable est un problème sérieux dans la région de l’Est Cameroun, plusieurs organisations non gouvernementales et internationales se sont déployées pour installer des points d’eau potable, tels des forages dans les localités, mais ce problème demeure aigu. Conformément aux normes « Sphère », les camps de réfugiés sont dotés de points d’eau potable. Les populations locales, elles-mêmes nécessiteuses, viennent de ce fait s’approvisionner dans ces installations. Il arrive que les réfugiés ne soient pas disposés à partager ce qui se trouve dans les camps.
Des frustrations naissent parce que les autochtones, estimant qu’ils ont généreusement offert des terres pour abriter les réfugiés, trouvent normal de pouvoir jouir de l’eau potable distribuée dans les camps. Une telle situation ne saurait assainir la coexistence entre les deux communautés. D’après une évaluation (2) commanditée par le Fonds des Nations Unies pour la population (UNFPA), le HCR, ONUFEMMES, le Programme alimentaire mondial (PAM) et d’autres partenaires, des mécontentements de cet ordre ont été enregistrés entre les autochtones et les réfugiés de « Mbile » et « Lolo » (3), deux localités dans le département de la Kadéi qui accueillent chacune des milliers de réfugiés.
Par ailleurs, du fait de leur situation, les réfugiés bénéficient de l’aide et de l’encadrement de tous les acteurs humanitaires dans des domaines tels que les soins médicaux, l’accès à l’eau potable, la mise en place des structures éducatives qui sont des besoins réels au sein des communautés locales. Cette situation est un facteur de frustrations pour certains qui se sentent lésés et la conséquence logique ne peut être que des frictions et autres désaccords entre ces deux communautés.
- Les divergences d’ordre culturel
Dans les communautés qui accueillent les réfugiés à l’Est du Cameroun, les autochtones appartiennent majoritairement à l’ethnie « Gbaya », les populations réfugiées sont quant à elle des « Bororos » ou des « Peuhls ». Il existe de grandes différences sur le plan culturel entre ces deux communautés et c’est un facteur de frictions entre elles. Le rapport de l’UNFPA sus évoqué illustre un cas d’opposition au niveau des modes d’enterrement des morts. Les populations réfugiées ne creusent pas profondément pour enterrer leurs morts. Cette pratique inquiète les autochtones qui trouvent dangereux le fait de ne pas creuser suffisamment profond pour enterrer une personne, par l’éventualité que ce procédé suscite des maladies voire des épidémies au sein des populations autochtones.
Les divergences de pratiques ou autres évoquées ici démontrent que la cohabitation entre les populations hôtes et les réfugiés dans la région de l’Est du Cameroun n’est pas facile dans l’ensemble, et cette situation introduit une nouvelle donnée dans la préparation des interventions humanitaires et dans le déploiement des acteurs sur le terrain : le renforcement de la coexistence pacifique.
Comment renforcer la coexistence pacifique entre les populations hôtes et les réfugiés ?
Fondamentalement, une intervention humanitaire d’urgence nécessite une réaction rapide et coordonnée dans un certain nombre de domaines pour restaurer les populations affectées dans leur dignité. L’Inter-Agency Standing Committee a énuméré les 11 secteurs prioritaires cités précédemment, mais l’observation du terrain suscite une interrogation : quelle est la place des autochtones qui partagent leur quotidien avec les réfugiés ? Ils jouent un rôle crucial dans la réussite de l’intervention humanitaire parce qu’ils contribuent à l’épanouissement et l’intégration sociale des réfugiés au sein des communautés d’accueil.
Les organisations engagées sur le terrain sous la coordination du HCR apportent une réponse à cette question parce que des mesures sont prises en faveur des populations hôtes, notamment l’approvisionnement des villages en eau potable par l’ONG « Solidarité internationale ». En effet, cet acteur a organisé la distribution d’eau potable dans la localité de Gado-Badzere qui abrite le site de réfugiés le plus peuplé de la région de l’Est (18 472 réfugiés centrafricains).
D’autres acteurs humanitaires ont effectué des dons en infrastructures et en matériel de première nécessité dans la plupart des localités en raison de la présence des réfugiés. Des écoles, des points d’eau et des centres de santé ont été construits dans certaines localités et agrandis ou réaménagés dans d’autres. En ce qui concerne les dons en produits de première nécessité, à Mbilé, les élèves (hôtes et réfugiés) ont reçu un minimum de fournitures scolaires pour l’année en cours. À Gado-Badzere, une partie des denrées alimentaires, des vivres et des fournitures scolaires a été prélevée du don du chef de l’État camerounais et distribuée aux villageois.
Ce sont des mesures louables, mais beaucoup reste à faire pour l’optimisation de la couverture et de l’effort humanitaire dans cette région notamment :
- Renforcer la sensibilisation des populations réfugiées sur leurs droits et devoirs au sein des communautés hôtes
Le statut de réfugiés confère une protection au sein du pays d’accueil. L’accent est mis sur les droits de ceux-ci, mais en dehors des discours politiques, il faut des actions concrètes sur le terrain pour aborder la question des devoirs des réfugiés dans les communautés hôtes. Des problèmes, tels le non-respect des autorités traditionnelles locales ou l’insécurité, seraient réglés en amont par des actions de sensibilisation et de formation des réfugiés sur ces questions.
- Promouvoir une implication plus forte de la société civile camerounaise dans cette crise humanitaire
Les organisations de développement et d’assistance camerounaises sont très peu actives dans le déploiement sur le terrain en faveur des réfugiés ou des populations hôtes. Si l’éloignement et l’enclavement de ces zones peuvent justifier cette absence, il faut reconnaître qu’il y a un problème de perception de la réalité humanitaire, celle-ci étant malheureusement considérée par la majorité des acteurs locaux comme « l’affaire des organisations internationales ». Les quelques structures locales actives sur le terrain sont limitées par la question des moyens financiers et il serait stratégiquement opportun de la part des pouvoirs publics ou des autres bailleurs de fonds de faciliter l’implication des organisations locales pour renforcer l’effort humanitaire des partenaires internationaux.
Pour le HCR et ses partenaires, il est souhaitable que de nouveaux acteurs s’investissent sur la question du renforcement de la coexistence pacifique entre les communautés autochtones et réfugiées.
- Renforcer le dialogue interculturel entre les populations hôtes et réfugiées
La cohabitation entre les deux communautés connaîtrait une amélioration qualitative si des initiatives étaient prises dans le domaine spécifique du dialogue interculturel. Les cultures n’étant pas les mêmes, des tensions naissent sur la façon d’enterrer les personnes, l’habitude des réfugiés de déféquer dans la nature, le non-respect des autorités traditionnelles autochtones. Il est donc souhaitable de faire un travail de construction du dialogue interculturel pour combattre chez les autochtones l’idée selon laquelle ils « subissent » la présence des réfugiés. Le vivre ensemble souhaité par les pouvoirs publics et le HCR repose sur ce travail. Dans les exercices budgétaires, il serait intéressant de prévoir des cellules spécialisées qui travailleront avec les deux communautés pour garantir la coexistence pacifique.
- Renforcer les démarches suscitant la participation des leaders communautaires hôtes et réfugiés
L’accompagnement des initiatives participatives impliquant les populations hôtes et réfugiées peut contribuer à consolider le vivre ensemble. De manière pratique, il serait opportun de renforcer les capacités des comités mixtes de gestion des conflits mis en place dans la localité de Lolo qui accueille plus d’une dizaine de milliers de réfugiés. Des comités similaires pourraient être mis en place dans d’autres sites pour impliquer les leaders hôtes et les réfugiés dans la recherche des solutions aux différends qui les opposent. Ces comités pourraient être accompagnés et renforcés par des formations dans les domaines de la gestion pacifique des conflits, l’animation de groupes… Il serait intéressant d’avoir dans les sites des structures qui responsabilisent davantage les populations et facilitent le vivre ensemble.
Orientations bibliographiques
- Cameroun : réponse à l’impact de la crise en RCA, bureau du coordonnateur résident/Rapport de situation N03, juillet 2014.
- Manuel des situations d’urgence, Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, Genève, août 2001, deuxième édition.
- Cameroun : Rapport Inter-Agence sur la Situation des Réfugiés Nigérians, du 19 au 25 janvier 2015.
- Réponse Inter-Agence à la Situation des Réfugiés Centrafricains, UNHCR, du 09 au 15 juin 2014.
- Cameroun : Réponse Inter-Agence sur la Situation des Réfugiés Centrafricains, UNHCR, du 12 au 18 Janvier 2015.
- Évaluation sectorielle de la réponse humanitaire et des besoins complémentaires des populations réfugiées et hôtes des régions de l’Est et de l’Adamaoua au Cameroun, UNFPA, PLAN Cameroun, Yaoundé, novembre 2014.
(1) Rapport hebdomadaire publié par le HCR sur la situation, les évolutions et les Gaps de l’intervention humanitaire en faveur des réfugiés au Cameroun.
(2) Évaluation sectorielle de la réponse humanitaire et des besoins complémentaires des populations réfugiées et hôtes des régions de l’Est et de l’Adamaoua au Cameroun, UNFPA, PLAN Cameroun, IFORD, Yaoundé, novembre 2014.
(3) Le site de Mbile accueille 8700 réfugiés centrafricains. Le site de Lolo accueille 10 746 réfugiés centrafricains.
Achille Valery Mengo
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