Là où les organisations humanitaires internationales interviennent, les populations locales sont vues comme des bénéficiaires d’une aide qui leur est apportée. Mais par l’emploi de personnes qualifiées issues de ces populations, ces dernières sont également actrices de l’aide : ces employés sont le moteur des actions, ils sont force de proposition, ils connaissent les besoins et les pratiques, ils ont leur propre réseau de connaissances… ils sont toujours les premiers à réagir en cas de crise, tels les volontaires de la Croix Rouge et du Croissant Rouge qui n’hésitent pas à porter les premiers secours en toutes circonstances.
L’ensemble du personnel humanitaire bénéficie d’une protection en Droit Humanitaire International (Conventions de Genève et Protocoles additionnels) qui a pris une valeur coutumière : tous les États, même ceux ne les ayant pas ratifiés ou les groupes armés non étatiques (non signataires), doivent alors respecter ce principe (1).
Or, la Aid Worker Security Database (AWSD) a enregistré entre 2003 et 2013 une augmentation de 335 % du nombre d’incidents impliquant des humanitaires (kidnappés, tués ou blessés) : 474 travailleurs humanitaires ont été victimes d’un incident en 2013, et 417 étaient des employés nationaux, soit 87,97 %. Les employés locaux sont de loin les premières victimes de l’engagement humanitaire. Ils sont également proportionnellement plus nombreux à être engagés sur le terrain que les expatriés : en 2013, ACF International comptait 5800 employés, dont 5414 sur le terrain parmi lesquels 5036 employés nationaux et 378 expatriés (2).
Pourtant l’impact de ces incidents sur l’opinion internationale n’est pas le même que la victime soit originaire du pays d’intervention ou qu’elle soit venue de l’étranger : par exemple, si l’attaque du 28 avril 2014 sur un hôpital de Médecins Sans Frontières à Boguila en RCA, dans laquelle 16 civils, dont 3 employés locaux de MSF, ont été tués, a provoqué la condamnation unanime de la communauté humanitaire, elle n’a pas influé sur les politiques internationales d’intervention en RCA et n’a eu qu’un écho limité dans la presse internationale. On peut imaginer la couverture médiatique qu’elle aurait reçue s’il s’était agi d’employés internationaux, a fortiori occidentaux.
De même, des incidents sécuritaires auront un impact différent sur les décisions de rester travailler dans une zone ou non par les organisations humanitaires elles-mêmes s’ils visent des employés internationaux ou locaux. Par exemple, dans l’article « Les humanitaires face à l’État islamique » décrivant l’intervention de MSF en Syrie et publié dans Médiapart le 1er février 2015, Jean-Hervé Bradol explique qu’à un premier incident sécuritaire visant un employé national détenu plusieurs semaines par EIIL, suit un second incident plus grave : « Le 2 septembre 2013, Muhammad Abyad, chirurgien syrien travaillant dans l’hôpital de Bab Al-Salama (district d’Azaz) de MSF, était enlevé dans la maison de Sejo où une partie du personnel syrien était hébergée. Le lendemain matin, une photo de son corps était publiée sur la page Facebook du Comité local de coordination de Tal Rifat. Le cadavre portait des traces de tortures et celles de neuf impacts de balles. »
Alors que certains employés internationaux de l’organisation comme 9 des 14 employés de Qabasin étaient déjà partis fin août et que d’autres incidents visant des employés syriens ont suivi, les négociations ont pourtant continué avec EIIL jusqu’à mai 2014 afin de trouver un moyen d’intervenir dans les zones sous leur contrôle. Le but était bien sûr de pouvoir apporter des soins à des populations qui en avaient cruellement besoin, mais cela met en jeu la responsabilité légale et relève de l’éthique des organisations humanitaires internationales vis-à-vis de ses employés nationaux.
Un minimum de sécurité pour les équipes, les programmes et les biens des organisations humanitaires internationales est toujours un prérequis à une décision d’intervention. Il s’agit d’établir le seuil au-delà duquel la situation sécuritaire n’est pas acceptable et ce seuil varie en fonction des besoins des populations pour lesquelles une intervention humanitaire est envisagée.
Le paradoxe que l’on retrouve souvent est que les besoins les plus importants se situent là où les accès et les conditions sécuritaires sont les plus difficiles. Il est dès lors primordial de mettre en place toutes les mesures nécessaires pour réduire les risques en prêtant une attention particulière à la vulnérabilité des employés nationaux. Ils sont en effet des acteurs de la sécurité ayant une approche complémentaire de celle des expatriés, ils sont parfois protégés par leur statut de nationaux mais sont le plus souvent plus vulnérables. Leur exposition au danger doit donc être mesurée et gérée différemment de celle des expatriés.
Si le personnel expatrié apporte de l’objectivité à une analyse sécuritaire (qu’ils doivent garder dans la durée), les employés nationaux représentent l’organisation au quotidien lors de la mise en œuvre des programmes, ils sont impliqués dans l’analyse des contextes et les moyens à mettre en œuvre pour assurer la sécurité des employés, des programmes et des biens de l’organisation.
La gestion de la sécurité est un équilibre entre des stratégies d’acceptation, de protection et de dissuasion (3), le premier pilier étant celui mis en avant par les humanitaires, complété, selon les risques identifiés, par le second alors qu’on utilise le troisième en dernier recours uniquement.
L’analyse des risques sur les zones d’intervention est toujours faite avec un panel de représentants d’employés nationaux pour qu’elle prenne en compte leur expérience, leur intuition et leur ressenti, et pour que la stratégie de gestion de la sécurité mêlant les trois piliers intègre leur perception de la situation et soit en mesure de répondre à leurs préoccupations. De par leur intégration dans les communautés, ils ont parfois connaissances de rumeurs ou d’informations sur des évènements pouvant avoir un impact sécuritaire sur les équipes et programmes de l’organisation : en les faisant remonter au gestionnaire de la sécurité, ils permettent d’éviter des incidents.
Les employés nationaux sont les acteurs essentiels du premier pilier puisqu’ils mettent en œuvre des programmes qui doivent être de qualité, gage premier de l’acceptation d’une organisation dans une zone. Ils connaissent en effet les besoins des populations et doivent donc participer pleinement à la conception des programmes, ils interagissent avec les autorités locales officielles et traditionnelles, dont ils connaissent la structure et les pratiques, et ils sont en contact direct avec les populations.
Si les programmes répondent aux besoins, s’ils sont mis en œuvre de manière transparente et sans fraude, et s’ils sont compris par tous, le niveau d’acceptation de l’organisation devrait alors être élevé. En cas d’incompréhension, un employé local accepté par tous est plus à même de jouer le rôle de médiateur. En Haïti par exemple, ACF emploie pour ses programmes situés dans l’Artibonite un officier de liaison qui joue ce rôle à temps plein. Dans certaines situations, les organisations humanitaires sont perçues comme partiales du fait d’une catégorisation comme étant occidentale ou chrétienne par exemple, et l’acceptation est alors plus difficile à obtenir et maintenir.
Quant au second pilier (la protection), les employés nationaux sont soumis pendant les heures de travail aux mêmes règles que les expatriés. Ils apportent leur connaissance du terrain, des accès, des itinéraires alternatifs… Ils peuvent observer un comportement anormal et le signaler ou réagir de manière appropriée pour éviter un incident.
Dans certaines situations, il n’est pas possible de maintenir de personnel expatrié qui serait visé par une menace particulière (tels le kidnapping ou le meurtre pour des raisons économiques ou politiques) si bien que les employés locaux restent seuls à gérer des programmes avec un pilotage et un soutien à distance (en remote control).
Les programmes menés par des nationaux peuvent se passer sans difficulté puisqu’ils interviennent au sein de leur communauté et bénéficient de ce fait d’une protection particulière, mais cela les amène parfois, du fait de leur engagement humanitaire, à être exposés à plus de dangers comme en 2006 à Muttur au Sri Lanka lorsqu’à l’occasion d’une avancée militaire sur une zone rebelle, 17 employés nationaux d’ACF ont été exécutés dans les locaux de l’organisation.
Si être un employé national permet d’avoir une meilleure connaissance du contexte et parfois d’être protégé, il s’agit d’autres fois d’une vulnérabilité supplémentaire que les organisations humanitaires doivent prendre en compte dans leur gestion de la sécurité.
Ainsi, être national, cela veut dire appartenir à une ethnie, un groupe politique, une caste, un clan… et donc ne pas être neutre face à une situation, spécifiquement lorsqu’il s’agit d’une situation de conflit. Ce n’est pas anodin si le Comité international de la Croix Rouge (CICR) emploie des délégués étrangers et sélectionne leur nationalité avec soin, selon le contexte et les activités à réaliser.
Ce choix ne se fait pas uniquement sur la base de compétences : un expatrié n’est pas forcément plus compétent qu’un employé national pour réaliser une tâche, mais il s’agit de faire appel à l’employé qui pourra rester neutre face à ce qu’il observera, qui sera perçu comme neutre et impartial par ses interlocuteurs et pourra donc avoir un dialogue constructif avec eux, et qui ne sera pas en danger pour avoir vu ce qu’il aura vu.
Un expatrié peut en effet être remplacé pour être protégé (rentrer chez lui ou être envoyé sur une autre mission), alors qu’un employé local ne peut pas être déraciné de sa communauté et de sa famille. Il est tout particulièrement difficile pour des employés nationaux de traverser des lignes de front et de se rendre chez des « ennemis » sans être au retour dans leur communauté perçus comme des traîtres, voire des espions, le risque étant a minima que ces employés soient surveillés et leurs familles discriminées, et au pire qu’ils soient arrêtés et jugés. Il est donc de la responsabilité de l’organisation de mesurer les risques d’exposition de ses employés nationaux et d’avoir le recul nécessaire pour poser des limites à leur engagement humanitaire.
Les employés nationaux sont plus vulnérables parce qu’ils vivent dans la communauté aidée. Ils peuvent de ce fait subir des pressions extérieures en dehors de leurs heures de travail. L’objectif de ces pressions peut être l’obtention de faveurs de la part de l’employé qui est perçu comme étant dans une position privilégiée. Cette pression peut se traduire sous des formes variées allant du vol dans la caisse à une sélection biaisée de bénéficiaires et donc une perte d’acceptation pour l’ensemble de l’organisation dans une zone. Mais elle peut aussi être à l’origine d’actes de criminalité sur l’employé, sa famille et ses biens : agression, vol, kidnapping contre rançon.
Ainsi, Michaël Neuman explique dans son article « Managing the risks to medical personnel working in MSF projects in Yemen » (Humanitarian Exchange Magazine, numéro 61, Mai 2014) : “Our investigation singled out the dispute over jobs among the area’s families and tribes and friction between different categories of staff (…) as other key elements in creating tensions potentially leading to incidents. Hospital staff have more than doubled since MSF’s arrival in 2010 and MSF’s incentive payments have resulted in a significant increase in the average wage. In a region with few employment opportunities, disputes over access to jobs at hospitals contribute substantially to tensions.”
Les employés nationaux sont également souvent victimes des situations qu’ils essaient d’atténuer par leur travail. Ainsi, au Libéria et en Sierra Leone, les employés nationaux mettent en place des sessions de sensibilisation au risque Ebola mais ont leur vie de famille et sociale perturbée dans leur quotidien par ce même risque. En RCA, ils apportent de l’aide psychosociale à des familles ayant dû fuir des combats, ayant vu leurs habitations détruites et des membres de leur famille tués, alors qu’eux-mêmes peuvent avoir été témoins ou victimes de ces mêmes situations. Les organisations humanitaires doivent alors comprendre les vulnérabilités spécifiques de ces employés et mettre en place pour eux aussi des programmes de soutien psychosocial adaptés.
La gestion de la sécurité pour l’ensemble des employés d’organisations internationales est une priorité. Les expatriés, puisqu’ils se rendent dans un pays qu’ils ne connaissent pas forcément et du fait de leur plus grande visibilité, sont souvent considérés comme plus vulnérables et bénéficient alors d’une considération particulière. Ils sont de plus sous la responsabilité de leur organisation 24 heures/24, 7 jours/7, et à ce titre, doivent suivre des règles de sécurité spécifiques. Or les employés nationaux qui sont le moteur des actions sur le terrain doivent aussi recevoir une considération particulière pour être des atouts dans la gestion sécuritaires par les organisations humanitaires sans pour autant être mis en danger.
(1) Article 71§2 du Protocol I du 8 juin 1977 additionnel aux Conventions de Genève imposant le respect et la protection du personnel de secours (responsabilité des États conformément à l’art. 1 commun) ; Article 3 commun au CG stipulant que toutes les parties, y compris les groupes armés non étatiques, doivent traiter les civils humainement et cela inclut le personnel humanitaire ; Règle 31 de la revue du Droit Coutumier du CICR « Humanitarian relief personnel must be respected and protected » et les règles 55 et 56 qui la complètent.
(2) ACF International Annual progress report 2013
(3) Acceptation : Expliquer qui nous sommes, ce que nous faisons et comment nous le faisons, afin de réduire la menace.
Protection : Mettre en place des règles et des mesures pour réduire la vulnérabilité.
Dissuasion : Dissuader une menace par une contre-menace.