La CPI, une Cour du Nord pour juger le Sud ?

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L’émission du mandat d’arrêt visant le président soudanais El Bechir a, comme on pouvait s’y attendre, ravivé la polémique stipendiant une justice pénale internationale instrument des pays riches et s’acharnant sur les pays pauvres, donnant une nouvelle fortune au vieil adage de La Fontaine : « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ».

Il y a un constat incontournable : la Cour pénale internationale (CPI) n’est saisie aujourd’hui que de dossiers qui concernent l’Afrique (Darfour bien sûr, mais aussi République démocratique du Congo, République Centrafricaine et Ouganda). Et si le bureau du Procureur proteste qu’il enquête aussi sur d’autres régions du monde (notamment Afghanistan et Colombie), il ne travaille pas encore sur les allégations de crimes de guerre commis par les Américains en Irak ou les Russes en Tchétchénie, ni ne risque de pouvoir le faire tant que ces deux « puissants » n’auront pas ratifié le Statut de Rome (1) et auront leur droit de veto au Conseil de Sécurité de l’ONU (2).

Mais c’est une erreur d’y voir l’empreinte d’un pêché originel néo-colonial, comme l’ont prétendu de récentes prises de position de l’Union africaine ou de la Ligue arabe, qui doivent manifestement plus aux circonstances qu’à une analyse réfléchie. Comment, en effet, oublier cette évidence qu’en jugeant les responsables de crimes de masse commis en Afrique, la CPI ne sert pas particulièrement les intérêts des pays du Nord, mais bien ceux des Africains, en oeuvrant pour le rétablissement de la justice et de la paix dans des régions dévastées par une violence extrême ? Que les victimes auxquelles il s’agit, au sens strict, de « rendre justice », sont les populations africaines ? Comment, encore, passer sous silence qu’à part le cas du Soudan, ce sont les gouvernements africains eux-mêmes qui ont saisi le bureau du Procureur en lui demandant de venir chez eux enquêter sur des crimes de masse que leur justice interne ne parvenait pas à juguler ?

Il ne s’agit pas ici de tomber dans l’angélisme. Que face à la justice internationale il y ait deux poids, deux mesures, les victimes de Tchétchénie ou du Tibet, qui mériteraient plus d’urgente attention qu’elles n’en obtiennent, sont là pour en témoigner. Les relations internationales n’ont pas été transformées d’un coup de baguette judiciaire magique, elles restent soumises aux rapports de force de la géopolitique. Les juges sont de nouveaux acteurs dans l’ordre international mais ils n’ont pas remplacé les diplomates et les généraux. Mais est-ce leur faute ? Ce n’est pas à la Cour pénale internationale qu’il faut reprocher d’avoir un champ d’action encore limité. Au lieu de la menacer et de saper son autorité, les Etats du Sud feraient mieux au contraire de travailler à élargir ce champ, rendant de plus en plus illégitime l’impunité dont bénéficient certains puissants.

Car les chefs d’Etat du Sud ne s’en rendent peut-être pas encore compte, mais la Cour pénale internationale est une arme formidable que leur donne le droit international contre d’éventuelles velléités bellicistes des Etats du Nord ou d’ailleurs. Si l’Irak avait ratifié le Statut de Rome, les armées américaines ou anglaises se seraient peut-être comportées différemment. Si le Liban en avait fait autant, le conflit de l’été 2006 aurait peut-être connu un autre épilogue. Qu’Israël refuse de rendre des comptes à la justice internationale : il lui faudrait alors rester à l’intérieur de ses frontières si tous ses voisins arabes reconnaissaient la CPI, à l’image de la Jordanie ou, plus récemment, de l’Autorité palestinienne (3).

L’exemple géorgien inspirera peut-être d’autres Etats aux voisins parfois « envahissants » : la Fédération de Russie a beau ne pas reconnaître la CPI, Tbilissi ayant ratifié le Statut de Rome et saisi le procureur de crimes imputés à l’armée russe lors du conflit de l’été 2008, Moscou pourrait théoriquement se trouver au banc des accusés à La Haye. L’empressement de la Russie à préparer elle-même des plaintes contre l’armée géorgienne pour les transmettre au Procureur, dont elle ne reconnaît pourtant pas l’autorité, relève plus de la realpolitik que de l’hommage platonique : les temps ont changé et en 2009, même s’il refuse de ratifier le Statut de Rome, un pays qui revendique un minimum de crédit sur la scène internationale ne peut tourner complètement le dos à la justice pénale internationale. Si le rythme des ratifications ralentit, nous en sommes à 108 ratifications en onze ans (sur 192 Etats membres de l’ONU), un résultat sur lequel les plus optimistes n’auraient pas parié il y a encore peu. Bien sûr trop de « grands » manquent encore à l’appel, et non des moindres : Etats-Unis, Russie, Chine, Inde… L’objectif, pour les milliers d’organisations membres, dans le monde entier, de la Coalition pour la CPI, reste d’atteindre un jour la ratification universelle.

Pourtant même si cet objectif est atteint, il est probable que cela ne résoudra pas le problème d’image de la CPI, l’image d’une Cour qui ne s’occupe que des pays du Sud. Non pas qu’on doive craindre qu’elle se laisse instrumentaliser par les puissants : le problème a une racine beaucoup plus complexe. Il est lié à ce que le Statut de Rome appelle « principe de complémentarité », qui permet d’échapper aux foudres de la Cour non par ruse, mais par vertu. Selon ce principe, la CPI n’intervient dans un pays que si la justice locale ne le fait pas – soit qu’elle ne le puisse pas, par exemple faute de moyens, soit qu’elle ne le veuille pas.

Autrement dit, s’il veut réellement échapper à la CPI, il suffit à n’importe quel Etat (et l’on pourrait faire cette remarque au Soudan aujourd’hui) de se doter d’un système judiciaire sérieux, indépendant, effectif. Bien sûr il revient en dernier lieu à la CPI de vérifier que cette justice nationale n’est pas qu’un masque creux, impuissant ou complaisant, auquel cas elle peut reprendre la main sur une situation ou une affaire. Si les Etats-Unis avaient ratifié le Statut de la CPI, on peut imaginer que la situation de Guantanamo n’aurait pas été jugée à La Haye mais que les obstacles opposés ces dernières années aux tribunaux américains auraient été levés. C’est moins spectaculaire qu’un procès international, mais, pour l’objectif de justice, de lutte contre l’impunité, de réparation due aux victimes, tout aussi efficace. C’est à ce véritable « cercle vertueux » qu’incite le Statut de Rome en ne donnant à la CPI qu’une vocation d’intervention subsidiaire, en cas de défaillance des justices locales.

Et l’on peut dire sans trop forcer le trait que les systèmes judiciaires sont globalement plus efficaces dans le Nord, et souvent impuissants quand on se rapproche des principales zones de conflit. Voilà pourquoi ce problème d’image d’une Cour s’occupant du Sud plus que du Nord restera sans doute encore longtemps l’effet pervers d’un mécanisme vertueux. A la fois vraie et fausse, cette image ne doit pas masquer l’essentiel : le Statut de Rome a créé un système global reposant sur deux piliers que sont la justice internationale d’un côté, les justices nationales de l’autre, destiné à faire cesser l’impunité en matière de crimes internationaux. Seul cet objectif importe.

Qu’elle soit nationale ou internationale, la justice n’a jamais été un acteur comme les autres. Dénuée d’objectifs propres, en dehors de l’application du droit, elle n’est qu’un instrument entre les mains de ceux qui la saisissent. Ceux qui lui reprochent d’être instrumentalisée par le Nord contre le Sud ont la réponse entre leurs mains : qu’ils prennent leur place, toute leur place, dans le fonctionnement de cette nouvelle institution. Qu’ils offrent ce nouveau recours aux victimes de leurs régions. Sans angélisme mais avec opiniâtreté, ils verront la justice se mettre lentement en marche, à son rythme qui est celui du long terme. Nul ne sait quel visage auront les relations internationales dans 20 ou 30 ans mais le coup de crayon qu’y auront apporté les juges ne pourra pas être pire que celui que diplomates et généraux ont dessiné depuis quelques siècles.

(1) Statut de la Cour pénale internationale, adopté à Rome le 17 juillet 1998.
(2) Seul le Conseil de sécurité de l’ONU peut déférer à la CPI les crimes commis sur le territoire d’un Etat qui n’a pas ratifié le Statut de Rome.
(3) L’Autorité palestinienne a déclaré accepter la compétence de la Cour pour enquêter sur les crimes commis sur son territoire. Le Procureur puis dans un deuxième temps la Cour auront à dire si cette déclaration est juridiquement valable alors que l’Autorité palestinienne n’est pas reconnue comme un Etat mais qu’elle en exerce beaucoup de prérogatives.

Simon Foreman

Simon Foreman

Simon Foreman est avocat et président de la Coalition française pour la CPI.

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