La crise humanitaire à Cuba

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Quel traitement médiatique de l’engagement de l’Europe ?

Par Delphine Loupsans… Peu d’études académiques font état de l’engagement européen dans un dossier perçu de l’autre côté de l’Atlantique comme une affaire « strictement étasunienne ». Compte-tenu de ce vide académique, il est donc quasiment impossible de traiter l’intervention civile de l’Union européenne (UE) sur Cuba sans s’appuyer sur une analyse soutenue des ressources médiatiques.

Pourtant, on peut difficilement ignorer la variation dans le temps de la couverture médiatique de l’aide européenne à Cuba. En effet, la crise humanitaire qui sévit à Cuba depuis le début des années 1990, et s’explique par le maintien de l’embargo américain, alors même que l’île perd le soutien de l’ex-bloc soviétique, jouit d’une très faible couverture médiatique en Europe. A l’exception de quelques articles de presse qui mettent brièvement en avant la « faillite économique du pays », aucun, à notre connaissance, n’utilise le qualificatif de «crise humanitaire».

Les termes utilisés varient, mais restent contenus dans cette logique : «économie exsangue» (Figaro du 4 mai 1994) ; le «grand naufrage» (Le Point, 14 mai 1994) ; « la survie, mode d’emploi » (Figaro, 6 juillet 1995) ; «débâcle économique» (Le Quotidien de Paris, 4 mai 1994) ; pour ne citer que certaines expressions reprises dans les gros titres en France. Quant aux contenus, ils ne sont guère plus explicites sur la qualification des événements.

Parallèlement à cela, on remarque que l’engagement humanitaire de l’UE, qui débute dès 1993 pour contrer les effets de l’embargo, ne bénéficie pas d’un traitement plus favorable. Non pas que l’aide européenne ne soit pas importante, mais parce que, en règle générale, les politiques conduites par les institutions européennes dans le domaine de la politique étrangère, ne bénéficient pas de la visibilité médiatique que l’on oserait espérer.

D’abord, il existe un décalage entre l’agenda européen et les agendas nationaux, car l’inexistence de médias européens exige l’utilisation des canaux nationaux. Chaque pays organise sa propre promotion, ce qui signifie que les correspondants européens restent tributaires des agendas médiatiques nationaux. Ensuite, pour les médias audio-visuels, l’Europe n’offre aucune image intéressante et, de plus, pour la presse écrite les problèmes sont souvent trop abstraits et complexes. De ce fait, lorsque les médias parlent d’Europe, pour que l’information soit visible, ils doivent nécessairement faire le lien avec l’aspect national de la question traitée.

Il faut donc attendre les premières réactions américaines, et plus précisément le vote de la loi «Helms-Burton» par l’administration Clinton, pour que l’opinion publique européenne —et par delà occidentale— prenne conscience du parti pris de l’UE contre l’embargo américain. C’est pourquoi, le vote de la loi «Helms-Burton» peut être tenu comme le commutateur déclenchant d’un intérêt plus grand de la presse écrite pour l’engagement européen et, au-delà, pour la crise humanitaire cubaine.

De même, l’aide européenne a largement été ignorée par les autorités et les médias cubains. Pendant plusieurs années, l’aide humanitaire n’est visible qu’à travers les ONG et les relais locaux qui, au contact de la population, personnifient la présence européenne. Or, ce qu’il est intéressant de noter c’est que Fidel Castro rompt avec ce «maintien dans l’ombre» lorsqu’un événement, en venant servir sa cause révolutionnaire, lui donne l’occasion d’utiliser l’aide européenne pour relancer sa propagande de «victimisation». Ce changement d’attitude se produit au moment où les Etats-Unis et l’Union européenne trouvent un terrain d’entente à propos des articles les plus controversés de la loi «Helms-Burton».

La loi «Helms-Burton»

ECHO, l’Office humanitaire de la Commission européenne, caractérise, dès 1993, la crise cubaine de « crise humanitaire d’urgence » et précise à ce titre « qu’en Amérique latine, le bénéficiaire principal de l’aide humanitaire est Cuba »  . Cette seule qualification suffit à rendre compte de la gravité de la situation et de l’ampleur des besoins ressentis par la population cubaine.

En effet, alors que Cuba, depuis la chute du régime de Batista, est le seul pays d’Amérique latine à avoir échappé au fléau de la malnutrition, la population souffre, depuis le début des années 90, d’une quotité de besoins. Pour survivre, elle est parfois tenue de renoncer à un travail certes honorifique mais qui rapporte peu, au profit de la contrebande, de la prostitution et de la vente de narcotiques. L’Office constate que l’évolution des besoins va de paire avec la dégradation de la situation économique du pays. La perte du soutien Soviétique, et le durcissement de l’embargo, conduisent le Lider Maximo à décréter ce qu’il nomme la « période spéciale ». Cela équivaut, pour la première fois, à la reconnaissance par les autorités politiques de la faillite économique du pays.

Pour pallier aux besoins vitaux de la population, ECHO fournit une aide, dont on ne peut relever ni croissance, ni importance significative, mais dont on observe la constance. En 1994, l’Office adopte le premier « Global Humanitarian Aid Plan » qui cible la population la plus vulnérable et les besoins les plus importants. Il met l’accent sur l’alimentation, les médicaments et l’eau.  Ce ne sont pas moins de 7, 8 millions d’euros en 1993 ; 13,8 en 1994 ; 15 en 1995 ; et 8,6 en 1996 ; que l’UE octroie d’aide humanitaire à Cuba. Comparées aux sommes affectées à d’autres régions du monde, celles allouées à Cuba n’ont rien d’extraordinaires. Elles sont mêmes modestes par rapport à celles octroyées, approximativement au même moment, en Europe de l’Est ou bien encore en Afrique subsaharienne. Cependant, sa constance, et plus encore son institutionnalisation, la pérennise autant qu’elle la politise, ce qui n’est pas sans déplaire à la Maison Blanche.

Les mécanismes de l’aide

L’Union européenne n’est pas le seul acteur humanitaire et étatique présent sur l’île. Sans nous attarder sur l’aide des Nations unies, le Canada et le Mexique fournissent aussi une aide humanitaire. Mais ces aides se distinguent, sur un point, de l’aide européenne. Ces deux pays ne délivrent pas une assistance de gouvernement à gouvernement. Par exemple, l’essentiel de l’aide canadienne repose sur les investissements financiers des entreprises privées, ou bien la création de sociétés destinées à améliorer la vie des Cubains (transferts de fonds de Cubains vivant aux Etats-Unis pour contourner les restrictions américaines, par exemple…).

Ce n’est donc pas l’Etat canadien qui débloque spécifiquement des fonds à cette fin. En revanche, l’aide européenne est institutionnalisée, et si l’on ne peut pas parler d’aide de gouvernement à gouvernement, c’est uniquement parce qu’il n’existe pas encore de gouvernement européen. La Commission, par l’intermédiaire d’ECHO, délivre une aide directe à Cuba, selon les principes qui régissent la provenance et la ventilation des sommes qu’elle octroie. Comme elle le fait sur ses autres terrains d’intervention, elle ventile les sommes entre les ONG européennes sur le terrain, les ONG locales, mais aussi les services décentralisés du gouvernement cubain.

L’utilisation des fonds est contrôlée par la délégation de la Commission européenne stationnée à Cuba , qui sert à la fois de relais d’information et d’évaluation. Ceci étant, la présence de cette délégation témoigne de la constance de son aide, mais surtout de son institutionnalisation, puisqu’il faut bien voir que cette délégation se compose de fonctionnaires européens. Autrement dit, en assurant la visibilité de l’aide humanitaire communautaire, les fonctionnaires européens détachés sur l’île formalisent incontestablement la présence politique de l’Union à Cuba.

Par conséquent, pour répondre à ce que Washington conçoit comme une infidélité de ses alliés, un parti pris contre l’embargo, le président Clinton vote, le 12 mars 1996, la loi «Helms-Burton», alors même que le président Américain avait déclaré qu’il s’opposerait à une loi jugée, par son administration, dangereuse pour les relations américano-européennes.

L’objectif de cette loi, qui va à l’encontre de la loi cubaine,  est de renforcer l’embargo américain contre l’île. Elle permet, à Washington, de sanctionner les entreprises étrangères, y compris européennes, faisant des affaires à Cuba. En d’autres mots, elle renforce la politique d’isolement de l’île et vise à y empêcher tout investissement européen. On y voit quelques similitudes avec les sanctions prises dans les années 60 contre les Européens où, alors que venait d’être nationalisée « Nicro-Nickel », le président Lyndon Johnson avait menacé les métallurgistes français de mettre un embargo sur leurs exportations aux Etats-Unis, s’ils achetaient leur minerai à Cuba. Toutefois, si cette loi a des visées économiques évidentes, elle n’est pas dénuée de tout impact  sur la politique humanitaire de l’Union.

Mauvais calcul

A y regarder de plus près, on se rend compte qu’elle lui est même directement liée, puisque, à défaut d’une intervention humanitaire sur l’île, les Etats-Unis n’auraient probablement eu aucun intérêt à sanctionner leurs alliés. De ce fait, l’atteinte portée contre les intérêts économiques européens est, avant tout, une sanction portée contre la politique humanitaire conduite par l’Union. Les Américains pensent qu’en touchant la politique économique européenne, ils toucheront celle qui leur déplait. Ce calcul peut se comprendre puisque les actions communautaires s’imbriquent les unes aux autres. Mais, en l’espèce, ce fut un mauvais calcul pour deux raisons.

D’abord, atteindre les entreprises européennes est une sanction symbolique. Non pas parce qu’aucune entreprise européenne n’a investi sur l’île, mais parce que la faiblesse des investissements ne suffit pas à la rendre effrayante. C’est d’ailleurs la présence d’ECHO, et les réflexions développées dans une perspective post-urgence, qui donnent lieu à ces investissements. Hormis, l’Espagne, l’Italie et la France, aucun autre pays européen n’est directement présent sur l’île, sauf par l’intermédiaire de la Communauté, à travers son engagement humanitaire.Ce ne sont donc que ces entreprises-là qui sont directement concernées par les dispositions de la loi.

Ensuite, l’image de soi comme « puissance tranquille » a nécessairement conditionné, du côté des décideurs européens, un intérêt particulier pour les normes humanitaires. C’est ce qui explique leur ferme volonté de résister aux pressions américaines, en agissant de façon assez unie, et en formulant une réponse collective contre cette loi. Phénomène qui, en l’occurrence, illustre parfaitement l’européanisation du problème. Le Conseil de l’Union, avec son « Blocking Statute » , s’est entendu sur une série de mesures de rétorsion contre les Etats-Unis, dans le cas où ces derniers maintiendraient l’application de la loi. L’Union saisit l’OMC pour arbitrer le conflit transatlantique en vertu du préjudice encouru par les entreprises communautaires.

C’est ce que met en évidence la déclaration faite par Jacques Delors, président de la Commission européenne : «La législation Helms-Burton a provoqué une condamnation mondiale, parce qu’elle cherche à imposer la politique américaine envers Cuba aux partenaires des Etats-Unis, et les menace de représailles s’ils ne s’y conforment pas. Les Etats membres de l’Union européenne et la Commission se sont opposés à cette législation avec constance et véhémence pour cette raison, considérant qu’elle constitue une sérieuse infraction aux obligations internationales américaines.»

Or cette capacité, à maintenir des positions fermes et une ligne de conduite propre, génère un intérêt plus grand des médias européens pour l’engagement européen à Cuba. En effet, en portant atteinte aux intérêts nationaux des pays européens, et en ne respectant pas leur souveraineté, le vote de cette loi leur donne l’occasion de créer un lien entre l’agenda européen et l’agenda national. Le face-à-face américano-européen entre désormais dans  « la machine » à actualité quotidienne. Dés lors, la crise humanitaire, bien que n’étant toujours pas au cœur des préoccupations rédactionnelles, bénéficie d’une meilleure couverture médiatique, à travers le traitement du remous transatlantique.

Embargo

Ce phénomène est perceptible à la simple lecture des titres consacrés au traitement du problème dans plusieurs quotidiens européens, voire même occidentaux. Par exemple, Le Monde du 17 juillet 1996 publie «L’Europe se mobilise contre la politique d’embargo des Etats-Unis», et celui du 26 août 1996 «Washington commence à sanctionner ses alliés pour faire plier Cuba». Quant au New-York Times, du 15 novembre 1998, il propose «Un coup d’œil frais sur Cuba», en faisant allusion à une lettre envoyée à Clinton par plusieurs personnalités politiques américaines, dont Kissinger et quinze Républicains qui, contrairement à la décision du Congrès, et donc de plusieurs Républicains, demandent une levée de l’embargo. Cette position a largement été reprise par les médias américains mais aussi européens qui ont, en revanche, très peu médiatisé la position du Congrès.

De même, au moment où les Américains et les Européens parviennent à un accord concernant les points les plus litigieux de la loi, Le Monde annonce que « Bill Clinton gèle pour six mois les mesures d’embargo contre Cuba les plus controversées » (Le Monde, 18 juillet 1996).

Cependant, ce compromis est loin de sceller le sort des relations transatlantiques vis-à-vis du dossier cubain. Lorsque l’administration Bush arrive au pouvoir, on observe, très vite, une attitude moins conciliante et plus résignée à faire passer les alliés sous les fourches caudines des Etats-Unis, et ceci alors même que l’embargo se renforce, comme le précise, par exemple,Le Monde dans son article « La Maison Blanche décide de durcir les mesures d’embargo qui frappent Cuba »(Le Monde, 27 juin 2004. Pour cela, Washington mène une politique du porte-à-porte qui consiste à négocier avec chaque pays, plutôt qu’avec l’Union européenne.

Cette pratique du « diviser pour mieux régner » est destinée à diviser les Européens sur la question cubaine. Il convient alors de noter que les pressions républicaines bénéficient d’un écho positif dans certains pays européens, devenus de plus en plus atlantistes. L’un d’entre eux, c’est l’Espagne, et c’est aussi le pays qui conditionne, dans une large mesure, les réactions européennes vis-à-vis du continent hispanophone.

L’Espagne avait, déjà, plutôt bien accueilli les mesures prises par le Congrès, lors du vote de la loi «Helms-Burton», mais la radicalisation de la politique espagnole, sous l’influence de M. J. Aznar, permet à plusieurs quotidiens de revenir sur le sujet et qui donne lieu à des annonces du type «Le gouvernement de José Maria Aznar durcit le ton à l’égard de Fidel Castro» (Le Monde, 17 novembre 1996) ; « L’Espagne de retour à Cuba » (Le Figaro, 22/04/1998). Mais l’arrivée de J. L. Zapatero à la tête du gouvernement modifie la position espagnole. La pression américaine sur l’Espagne, alliée essentielle et recherchée sur ce dossier, franchit alors une étape supplémentaire lorsque l’ambassadeur américain à Madrid lance un appel public aux autorités espagnoles, leur demandant de plagier la politique hostile des Etats-Unis.

Il publie un article d’opinion dans le journal «El Mundo», du 24 avril 2007, où il justifie le maintien des pressions économiques et financières sur Cuba. A cette occasion, La Republica titre en première page «Nueva ofensiva de Estados Unidos contra Cuba en Europa, un claro y burdo pataleo de Washington» (La Republica, 25 avril 2007). De même, Condoleezza Rice va jusqu’à accabler le gouvernement de José-Luis Zapatero, la veille de sa visite officielle à Madrid, ce qui donne l’occasion au quotidien El Pais de s’insurger contre cette critique en publiant : «Rice critica el Gobierno espagnol por sus relaciones con Cuba y Monclea reconoce diferencias de enfoque con EE UU» (El Pais, 30 mai 2007).

On voit donc que le vote de cette loi réduit le décalage existant entre les agendas médiatiques nationaux et l’agenda européen, et déclenche un intérêt plus vif des médias européens pour l’action européenne. Par ailleurs, le même évènement provoque, par ses effets collatéraux, un changement d’attitude des médias cubains par rapport à l’aide européenne.

Le point d’entente euro-américain :
l’occasion pour Fidel d’alimenter sa propagande révolutionnaire…

Comme tout Etat souverain, Fidel Castro aurait pu refuser l’aide européenne. Mais son institutionnalisation et son parti pris contre l’embargo américain lui sont apparus comme une opportunité à exploiter.

Les espérances initiales ont été, d’après nos observations, d’espérer jouer la carte de l’Union européenne contre les Etats-Unis. Fidel Castro y voit le moyen de légitimer et de continuer sa politique anti-américaine avant d’en saisir l’intérêt pour sa population. Ceci explique que nous n’avons relevé dans ses discours aucune référence qui atteste du soutien européen à la population cubaine. L’obsession du Lider Maximo pour sa lutte contre les Etats-Unis est telle, que la survie de la population demeure secondaire par rapport aux intérêts stratégiques qu’il espère retirer de l’engagement européen .

En effet, nous remarquons sur l’ensemble des discours étudiés et systématiquement retranscrits dans Gramma, journal officiel du Parti, l’absence de référence faite aux bienfaits humanitaires de l’intervention européenne alors que toute une série de critiques portent sur les manquements de l’Union envers le régime.

Jusqu’en 1996, moment où les Etats-Unis adoptent la loi «Helms-Burton», le régime n’oppose quasiment pas de critique à l’Union européenne, si ce n’est qu’il juge les votes européens contre l’embargo insuffisants . Alors même que cette loi renforce l’embargo américain, F. Castro ne s’est pas fustigé. Ses apparitions ont été rares et ses critiques peu nombreuses. Il laisse l’Union régler le problème, en pensant que cet élément favorisera une réaction hostile de Bruxelles vis-à-vis de Washington, et qu’il pourra en tirer un quelconque bénéfice politique. Si, dans l’esprit américain, l’atteinte des intérêts européens doit provoquer le désengagement européen de l’île, pour Castro cela conduira à plus de fermeté vis-à-vis des Etats-Unis. Mais la réaction européenne n’ira dans aucun sens souhaité. L’Union poursuit son intervention humanitaire, la rendant hermétique à tout facteur externe qui ne soit pas humanitaire, et qui puisse la compromettre.

Toutefois, au lieu d’aller jusqu’au bout de sa plainte, l’Union trouve un terrain d’attente avec son allié qui ne tient pas compte de l’avis cubain. Dés lors, sa réaction détermine l’essentiel de l’environnement politique dans lequel elle tente d’agir et scelle le sort de ses actions post-urgence. En effet, outre le gel opéré par le président Clinton avec le «Memorandum of understanding», Bruxelles dessaisit l’OMC de l’affaire, en contre-partie de l’exception d’application de l’article le plus controversé de la loi, aux entreprises européennes. F. Castro se rend alors compte que l’Union ne s’investira pas davantage qu’elle ne le fait contre les Etats-Unis. Point de vue qu’il conforte, quelques mois plus tard, lorsque le Conseil de l’Union adopte une position commune qui conditionne les aides européennes vis-à-vis de Cuba, à l’exception de l’aide humanitaire . Convaincu que l’Union ne lui sera d’aucune utilité directe dans son combat, et qu’elle ne lui permettra pas de jouer la carte de l’UE contre les Etats-Unis, il adopte un réflexe défensif qui consiste à en faire la cible d’une propagande, à un moment où le régime a de plus en plus de mal à contenir les crispations intestines. La famine a relégué au second plan la révolution cubaine, ce qui est forcement dommageable au régime qui, pour se maintenir, à besoin d’un soutien populaire fort.

Les attaques proférées contre l’Union européennes, en plus d’alimenter la propagande de victimisation du régime, vont permettre aux autorités de rassembler la population autour du régime, alors même que F. Castro a de plus en plus de mal à attribuer son échec économique à l’embargo et à la perte du soutien de l’URSS.

Pour cela, il construit un discours qui crée une proximité entre Europe et Etats-Unis, afin de heurter la fierté de l’Union qui souhaite être reconnue comme acteur politique autonome et qui se montre, pourtant, plus sensible aux souffrances de la population que son allié américain. Il la présente comme faible et incapable de s’émanciper de la politique américaine. C’est ce que l’on observe à travers les déclarations du style : «l’Union européenne a montré une persistante et humiliante subordination aux Etats-Unis»; «l’Union s’est soumise ; « elle a prêté son territoire pour collaborer avec les vols secrets de la CIA » ; « avec sa réconciliation avec les maîtres du monde, elle offense Cuba et ne mérite donc pas la moindre considération ou respect de notre peuple » ; l’Union européenne est «inapte à un échange constructif, à cause de ses engagements avec l’OTAN et les Etats-Unis». Il va même plus loin en ne faisant aucune référence à l’aide institutionnelle de l’Union, se comportant comme si l’aide apportée à la population n’était qu’un détail, n’impliquant pas la peine qu’on lui porte un quelconque intérêt.

Cette absence de reconnaissance du soutien porté à la population, équivaut à l’absence de reconnaissance de l’acteur européen lui-même. On relève, au lieu de cela, toute une série d’allocutions qui dévalorisent l’Union et qui la rendent, en partie, responsable de la famine du fait de ses liens avec les Etats-Unis, et de son obstination à ne pas modifier sa politique vis-à-vis du régime. Le ministre des Relations extérieures affirme que «cela la rend complice, même si elle dit le contraire, du blocus criminel et inhumain que ce pays (en parlant des Etats-Unis) applique contre le peuple cubain». En juillet 2003 il parle à propos de l’UE «d’un groupe d’anciennes puissances coloniales, responsables du trafic d’esclave, du pillage et de l’extermination de populations entières».  Le gouvernement ira jusqu’à dire que ce qui motive l’intervention européenne c’est uniquement la quête d’avantages économiques, comme le met en évidence le quotidien El Pais dans son article «Castro frente à la UE» (El pais, 30 juillet 2003).

Comportement théâtral

Enfin, outre le fait de nier l’existence politique de l’Union et sa qualité d’acteur autonome, il apostasie son impact normatif et conditionne l’accès de sa population à une exigence de non-hostilité au régime. La meilleure preuve en est, sans doute, la décision « coup d’éclat » prise en 2003 par les autorités cubaines, de renoncer à l’aide humanitaire de la Commission européenne:  «Le gouvernement de Cuba, par un sentiment élémentaire de dignité, renonce à toute aide ou reliquat d’aide humanitaire que pourraient offrir la Commission européenne et les gouvernements de l’Union européenne (…) Notre pays n’acceptera des aides de ce type, pour modestes qu’elles soient, que d’autorités autonomes régionales ou locales, d’Organisations non-gouvernementales et de mouvements de solidarité qui n’imposent pas à Cuba des conditions politiques.» Il cherche ainsi à décrédibiliser l’Union aux yeux de la population, en procédant délibérément à une confusion erronée entre la politique humanitaire et la politique des droits de l’Homme de l’Union, alors que la conditionnalité n’a jamais porté sur l’aide humanitaire. En effet, cette décision fait suite aux sanctions prises par l’Union après l’arrestation et l’exécution de plusieurs individus appartenant à la dissidence. Le régime marque, de ce fait, sa détermination à définir ses normes comportementales et dont on note la fermeté lorsqu’il annonce que «Cuba ne reconnaît aucune autorité morale pour la juger ni la conseiller  » et que cette décision « doit avoir été décidée dans un état d’ébriété et, si ce n’est dans l’alcool, dans un état d’ébriété d’eurocentrisme».

Ce comportement théâtral se réitère lors d’un autre coup d’éclat médiatique, quand quelques mois plus tard, José Ribeiro et Fidel Castro précisent, au Conseil de l’Union européenne, qu’ils ne procéderont à aucune libération des prisonniers politiques si des dissidents sont inscrits sur la liste des invités de l’ambassade d’Espagne à La Havane, à l’occasion de la célébration de la fête nationale. L’UE répète qu’elle ne modifiera pas sa ligne de conduite vis-à-vis de sa politique des droits de l’Homme et prouve qu’elle ne mélange pas ses politiques. Malgré tout, le Conseil apprend que les prisonniers ont été libérés.

« La crise… Quelle Crise ? » A l’instar de Y. Buchet de Neuilly, qui s’interrogeait ainsi à propos de la crise du Darfour, face à des autorités politiques qui ne savaient pas trop s’il fallait qualifier les faits de « génocide » ou pas, les médias européens ne se sont pas risqués à une qualification des événements conforme à celle de l’Union européenne, qui n’hésite pas à parler dés 1993 de « crise humanitaire ».

De même, « que savions-nous de l’engagement européen avant que les intérêts nationaux des Etats-membres ne soient atteints par l’intervention collective ? ». Pas grand-chose. Quoiqu’il en soit, les archives de la presse écrite européenne restent une source de travail essentielle pour aborder les conséquences de l’engagement européen sur les relations transatlantiques. Quant à celles de Gramma, elles restent le trésor qui renferme les secrets d’une « cure de jouvence » révolutionnaire.

Delphine Loupsans est chercheure en Sciences Politiques et Relations Internationales

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