La Dispersion. Une histoire des usages du mot diaspora, de Stéphane Dufoix

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Deux rencontres avec Stéphane Dufoix autour de son ouvrage :


– Le mercredi 7 mars à 19h à la librairie L’Arbre à Lettres, 62, rue du Fbg. Saint-Antoine, 75012, rencontre animée par Arnaud Saint-Martin,


– Le mercredi 14 mars à 20h à la librairie L’Atelier, 2 bis rue Jourdain, 75020, rencontre animée par Laurent Jeanpierre

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 Extrait : « À la fin des années 1980 et au tout début des années 1990, on peut repérer deux séries conceptuelles différentes liées à diaspora dans le paysage académique mondial. La première série s’appuie sur l’exemple archétypal de la diaspora juive dans ses versions tant politique – la recherche d’un État – que centro-périphérique – le lien entre cet État une fois constitué et l’ensemble de ceux qui vivent à l’étranger et qui reconnaissent partager avec lui un lien spécial, symbolique, affectif, ethnique, religieux, etc. La seconde – qui s’est volontairement et explicitement construite en opposition à la première –, bien qu’également fondée historiquement sur l’histoire du peuple juif, s’en sépare pour englober sous diaspora la possibilité d’une communauté culturelle a-centrée, traversée par des réélaborations constantes, parfois concurrentes, voire antagonistes.

À de rares exceptions près, jusqu’en 1993, les deux séries demeurent parfaitement parallèles, indépendantes l’une de l’autre. C’est à cette date qu’elles se rencontrent, alors que se manifeste, à l’échelle internatio­nale, un intérêt accru pour la question des diasporas, dans un contexte académique de prise de conscience des transformations croissantes du rapport à la distance en raison des progrès des nouvelles technologies de l’information et de la communication. La naissance de nouvelles revues, dans le champ de l’anthropologie, de la science politique, de la socio­logie, va de pair avec la recherche de nouveaux concepts susceptibles de décrire de manière adéquate les relations à l’espace des communautés dispersées dans un monde progressivement désigné comme « global » ou en voie de « globalisation ». C’est dans ce contexte que diaspora prend son essor conceptuel et que les diaspora studies sont construites comme un champ académique à part entière, traversé d’oppositions et de contradictions.

En peu d’années, diaspora s’impose, non seulement dans le vocabulaire académique, mais aussi dans les lexiques du journalisme, de l’action publique gouvernementale et des organisations internationales en charge des questions de développement, ainsi que progressivement dans la langue courante des migrants et de tous ceux qui sont amenés à s’interroger sur la communauté à laquelle ils appartiennent. Le terme dépasse même le champ pourtant large des thématiques liées aux migra­tions, aux liens entre groupes distants, aux identités dont la logique ne peut être enfermée dans le cadre national. Il s’invite au-delà de la dispersion géographique pour devenir un mot à la mode, un mot dont on vante même la beauté et qui, selon les opinions des uns ou des autres, est associé à des valeurs contradictoires – positives ou négatives –, à des historicités différentes – il est pré-moderne, moderne ou postmoderne – ainsi qu’à des prises de position antagonistes.

Pour les uns, il est dépassé, incapable de prendre en compte le monde contemporain. Pour d’autres, il est au contraire parfaitement adapté à la mondialisation et au mode de vie transnational ; il en est tout à la fois le symbole et le désignant, la « diaspora » devenant le mode de vie spécifique de l’humanité passée à la condition postmoderne, et le terme diaspora acquérant la capacité à embrasser l’époque globale.

Si ses usages ou ses significations font l’objet de critiques importantes depuis le milieu des années 1990 (trop large, trop réduit, trop connoté, trop courant, incompréhensible) dans le monde académique ou dans celui des organisations communautaires, diaspora ne cesse de prendre de l’importance, notamment parce qu’il est officiellement entré depuis la fin des années 1990 dans le lexique des organisations internationales participant à la prise en charge de l’aide aux pays non industrialisés (Banque mondiale, Fonds monétaire international, Organisation internationale des migrations, etc.) comme l’alternative la plus crédible à la « fuite des cerveaux ».

Fondée sur les travaux des chercheurs en sciences sociales spécialistes des « diasporas », véhiculée par d’autres chercheurs (économistes, sociologues, experts en nouvelles technologies) présentant la particularité de se trouver à l’intersection du monde de la recherche et de l’expertise internationale, cette terminologie, l’« option diaspora », s’intègre dans la lingua franca des politiques du développement et devient un élément incontournable du discours international relatif aux États et à ceux que l’on identifie comme leurs « expatriés », qu’ils soient nationaux ou seulement d’origine nationale.

Cette identification des « diasporas » liées aux États n’est pas seulement le résultat d’un regard d’experts ou de consultants. Elle s’inscrit également dans un processus de longue durée : la valeur accordée par l’État à ses ressortissants a progressivement changé. Longtemps considérés comme exclus de l’espace national par l’expatriation, les migrants voient progressivement, essentiellement depuis les années 1970, leur existence à l’étranger interprétée comme un atout à partir du moment où le lien avec le pays ne se rompt pas. La « diaspora » vaut alors ici comme lien et comme construction d’une communauté nationale par-delà la distance, rendue possible par la quasi-simultanéité des échanges à distance, par la potentielle « présence » des expatriés en dépit de leur éloignement géographique.

Le terme acquiert alors, au travers de cet usage croissant par les autorités étatiques, repris voire initié par les représentants des communautés nationales à l’étranger, une dimension politique fondamentale qui s’appuie sur les acquis antérieurs – conceptualisation académique, institutionnalisation politico-administrative dans les instances internationales, popularisation croissante – pour proposer de nouveaux rapports entre les États et leurs expatriés.

De fait, ces derniers ne le sont plus tout à fait puisqu’ils sont invités à rejoindre, par divers mécanismes institutionnels (vote à distance, double nationalité, représentation parlementaire), l’espace même de la nation, contribuant ainsi à transformer ce dernier en l’étendant au-delà des frontières de l’État (…). »

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La rédaction de Grotius International.

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