La récente parution d’un ouvrage du Comité international de la Croix-Rouge intitulé De Budapest à Saigon, Histoire du Comité international de la Croix-Rouge, 1956-1965 (Genève, CICR, 2010), rédigé par Françoise Perret et François Bugnion à l’aide des archives du CICR, nous donne l’occasion de présenter l’action de l’Institution pendant la guerre d’Algérie. Celle-ci débute par une insurrection dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954, soit peu de temps après la capitulation de Diên Biên Phu, le 7 mai qui avait sonné le glas de l’occupation française en Indochine.
A cette date, la France se trouve quelque peu isolée sur le nouvel échiquier politique mondial. Les Etats-Unis d’Amérique ont en effet déjà eu l’occasion d’affirmer leur opposition de principe au colonialisme. Quant à l’Organisation des Nations Unies, elle ne cache pas non plus ses sentiments anticolonialistes.
Quoi qu’il en soit, En 1954, pour Paris, l’Algérie est une province française et donc les attentats de cette nuit de Toussaint ne peuvent représenter autre chose que des tentatives d’insurrections destinées à cesser. Cependant, le Maroc et la Tunisie ne sont qu’à deux ans de l’indépendance.
L’habileté des démarches genevoises
face au gouvernement français
Paris se trouve dans une situation inédite tant l’Algérie est proche dans le cœur des Français de Métropole et naturellement de ceux installés dans cette province située juste de l’autre côté de la Méditerranée. Or, le jour de l’insurrection, des nationalistes annoncent la future création d’un Front de Libération Nationale (FLN) et appellent tous les Algériens à la lutte contre le colonisateur. L’appel ne sera finalement entendu qu’après que la France ait montré son incapacité à répondre efficacement aux premières attaques.
Le 16 novembre 1954, la situation est évoquée par un membre du CICR au président de la Croix-Rouge française, Georges Brouardel. Il souligne l’influence positive que pourrait avoir une intervention du Comité international.
Puis, le 25 novembre, le Comité décide de prendre contact officiellement avec le gouvernement pour connaître sa position. William Michel, chef de la délégation du CICR à Paris, est mandaté pour cette mission car étant un proche parent par alliance de Pierre Mendès France, il paraît le mieux placé pour cela.
Aussi, les deux hommes s’entretiennent-ils officiellement de la question le 31 janvier 1955 à Matignon. Puis les offres de service du CICR sont confirmées par écrit le 1er février suivant. Dans ce courrier, le CICR suggère à Paris de lui adresser la liste des personnes arrêtées de manière à en informer leurs familles.
Il demande aussi le droit de visiter les lieux de détention, de faciliter ou d’organiser un échange de courriers entre les détenus et leurs proches grâce aux messages Croix-Rouge, et d’étudier le principe d’une éventuelle distribution de secours matériels et intellectuels à ces personnes ainsi qu’à leurs familles. Le CICR rappelle le caractère strictement humanitaire de son action et prévoit de la remplir sans «aucune publicité».
Devant des interventions aussi pressantes et alors que la situation ne cesse de se dégrader sur le terrain, Paris accepte le principe de la visite des personnes retenues en Algérie et au Maroc et de l’entretien sans témoins entre les détenus et les délégués du CICR. La France fixe à un mois le séjour des délégués en Algérie et au Maroc.
Cependant, le ton du courrier laisse deviner que le CICR dérange le gouvernement français qui cherche à limiter les possibilités d’action du Comité international. D’ailleurs, le principe de l’envoi des listes des personnes détenues et de celle de leurs familles, lui est refusé.
De même, Paris rejette l’idée que le CICR facilite un échange de correspondances entre les détenus et leurs familles, mais accepte le principe de l’envoi de secours par la Croix-Rouge en passant par l’intermédiaire de l’administration française. Paris mentionne aussi son accord de principe pour l’envoi d’aides aux familles des détenus par l’entremise de la Croix-Rouge suivant des modalités à discuter.
Enfin, le gouvernement écrit avoir pris bonne note du fait que le CICR ne ferait aucune publicité de son intervention et insiste sur l’idée que selon lui, c’est à cette condition seulement qu’elle pourrait revêtir «l’effet bienfaisant» attendu par le Comité.
Il semble que, pour ne pas heurter les sensibilités du gouvernement français et ne pas se voir opposer un refus catégorique de ses offres de services, le CICR se place, encore à cette époque, dans l’hypothèse d’une situation de troubles et de tensions internes, et propose donc ses services en vertu de ses Statuts.
Les auteurs genevois et français de ces correspondances sont restés d’ailleurs volontairement muets sur le sujet. Et, en insistant sur le caractère finalement confidentiel de ses futures actions, le CICR évite que la question ne se pose. Mais en agissant ainsi, le CICR, en excellent diplomate, se prépare à accomplir sa mission humanitaire en Algérie tout au long de cette nouvelle guerre de décolonisation.
A l’époque, le gouvernement français nie l’existence d’un conflit non international pris en compte par l’article 3 commun aux quatre Conventions du 12 août 1949. Celui-ci dispose que les personnes ayant déposé les armes doivent être «en toutes circonstances, traitées avec humanité».
Il mentionne l’interdiction de porter atteinte à la vie ou à la dignité des personnes, de les prendre en otages, et de les condamner avant le déroulement d’un procès équitable. Il prévoit que les blessés, malades, ou naufragés seront soignés et que le CICR pourra faire des offres de service. Il incite en outre les parties belligérantes à appliquer d’autres dispositions des Conventions grâce à la conclusion d’accords spéciaux. Enfin, l’article 3 précise que son application ne modifie en rien le statut des parties au conflit.
Mais en ce début d’année 1955, Paris n’est pas prêt à accepter l’application de cet article 3. Au contraire, Paris rappelle haut et fort son attachement à l’Algérie. Il n’empêche que le CICR a obtenu l’autorisation d’accomplir une première mission en Algérie et qu’il sait qu’il y retournera. En effet, entre le 14 mars et le 18 avril 1955, deux délégués du CICR ont visité des prisons en Algérie.
Néanmoins, la mission s’est avérée très vite assez délicate car la plupart des personnes concernées par les inspections étant encore des prévenues, elles dépendaient de juges d’instruction, souvent peu enclins à donner rapidement satisfaction aux délégués de l’Institution. En outre, un peu avant, entre le 23 février et le 30 mars, ils avaient visité les lieux de détentions marocains dans lesquels étaient retenus des Algériens.
En avril 1956, le gouvernement français autorise le CICR à procéder à de nouvelles visites de détenus alors que l’article 3 ne le prévoit pas. Celles-ci se déroulent entre mai et juin, puis entre octobre et novembre 1956. Paris se montrait donc assez coopératif avec Genève qui, depuis la deuxième moitié de l’année 1955, cherchait à étendre significativement son action. Le CICR entendait en effet désormais remplir pleinement son rôle d’intermédiaire neutre dans ce conflit.
D’ailleurs, il visite cent quinze lieux de détention au printemps 1957 et à l’hiver suivant. Puis, en mars, la France annonce la création de camps d’internés militaires. Ainsi, Paris répondait positivement à l’attente du CICR qui demandait depuis plusieurs mois qu’il fût établi une différence de traitement entre les membres de l’Armée de libération nationale — qui s’étaient dotés d’un état-major unique en août 1956— et les personnes recourant à des attentats parmi la population civile. Paris acceptait encore une fois de dépasser le cadre de l’article 3 en respectant l’esprit du droit international humanitaire, principalement fondé sur la distinction entre combattants et non combattants.
Les tentatives d’utilisation politique
de l’Institution genevoise par le FLN
En 1956, Genève arrive enfin à entrer en relation avec des nationalistes algériens. Son premier souci est de s’assurer qu’ils connaissent les grandes règles du droit humanitaire et s’engagent à les appliquer. C’est en effet fondamental car s’ils en respectent les grands principes, Genève pourra s’en prévaloir auprès du gouvernement français pour, s’il le faut, négocier, par exemple, des échanges ou des libérations.
Au début de 1956, Genève entre en relation avec des nationalistes algériens installés au Caire et avec un représentant du FLN à Paris. Et le 23 février, l’Institution reçoit par écrit l’assurance des nationalistes qu’ils respecteront les dispositions de la troisième Convention de 1949 portant sur les prisonniers de guerre. Ils ajoutent cependant un bémol à cette affirmation en l’assortissant d’une condition de réciprocité de la part du gouvernement français.
Or, Paris ne reconnaît pas le principe de l’applicabilité des Conventions de 1949 dans le conflit. Il faut en effet attendre le 23 juin suivant pour que Guy Mollet accepte le principe de l’application de l’article 3 alors que les nationalistes demandent la reconnaissance de l’applicabilité des quatre Conventions, et surtout de la troisième sur les prisonniers de guerre qui interdit les interrogatoires des prisonniers de guerre. Ainsi, alors que Paris est obligé d’admettre l’existence d’un conflit armé non international en Algérie, les nationalistes veulent que la France reconnaisse implicitement qu’elle est confrontée à un conflit de nature internationale.
Dans cette partie de bras de fer, au printemps 1956, les nationalistes refusent d’accorder un droit de visite au CICR pour les Français qu’ils détiennent et en faveur desquels ils refusent en outre la communication des listes. Puis à l‘automne, des membres du FLN laissent espérer l’obtention d’une prochaine autorisation, mais cela reste un leurre.
Néanmoins, quelques jours après, un délégué du CICR visite Ben Bella dans sa prison de Métropole où il a été conduit après l’interception de l’avion ramenant du Maroc à Tunis cinq chefs historiques du FLN. Genève va utiliser ces visites afin de poursuivre ses négociations avec les nationalistes, lesquels laissent encore espérer un prochain droit de visite des Français placés sous leur joug.
En mars 1957, voulant à la fois secourir les détenus et croire aux bons sentiments de ses interlocuteurs, le CICR livre des médicaments au FLN à partir du Maroc. Il en profite pour rappeler sa requête, mais n’obtient que des réponses dilatoires.
Entre temps, en octobre 1956, le FLN exprime sa volonté de créer une société du Croissant-Rouge algérien. Et dès le 10 janvier suivant, le FLN annonce cette création par voie de presse avant d’en demander la reconnaissance officielle au CICR.
Ainsi, comme pour l’application du droit de Genève, le FLN tente d’obtenir une reconnaissance implicite de l’indépendance de l’Algérie par le biais de la Charte de la Croix-Rouge, laquelle ne reconnaît l’existence d’une Société nationale que dans un Etat indépendant.
Se référant donc à ce texte, le CICR refuse la requête du FLN tout en assurant, comme il l’a toujours fait, qu’il travaillerait avec la nouvelle société. Genève s’en tient donc à une reconnaissance de fait.
Cependant, les nationalistes tenteront à nouveau d’obtenir ce qu’ils veulent en demandant une accréditation pour un des représentants de la Société. Cela sera bien évidemment refusé, tout comme sa participation à la XIXe Conférence internationale de la Croix-Rouge de New Delhi. Le Croissant-Rouge algérien sera finalement reconnu le 4 juillet 1963.
Les opérations de secours
du CICR aux civils algériens
Ces actions de secours débutent au printemps 1957 alors que le Maroc et la Tunisie sont indépendants depuis mars 1956, et qu’ils reçoivent de très nombreux réfugiés algériens fuyant les combats. A l’automne, la Conférence réunie à New Delhi adopte une résolution rappelant la nécessité de secourir tous ces hommes, femmes et enfants. Et, pendant l’hiver 1957-1958, le CICR assure la distribution des secours en Tunisie, en provenance du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés et de la Ligue internationale de la Croix-Rouge.
Au printemps, celle-ci reprend l’action avec le Croissant-Rouge tunisien. En 1958, le CICR puis la Ligue et le Croissant-Rouge marocain font de même au Maroc. Toujours depuis 1957, le CICR porte secours aux populations déplacées au sein du territoire algérien avec l’aide de la Croix-Rouge française.
L’obtention par le CICR de libération
de Français de l’ALN et du FLN
En 1958, le CICR ayant obtenu la possibilité de visiter des Français aux mains de l’ALN, il rencontre quatre militaires après avoir traversé presque clandestinement la frontière entre la Tunisie et l’Algérie afin d’éviter des complications diplomatiques qui auraient pu empêcher la visite.
La France et les nationalistes algériens prétendaient en effet contrôler cette frontière. Ainsi, en 1958, les «French doctors» des années 80 avaient-ils eu des prédécesseurs venus du CICR ! Les quatre hommes bénéficieront d’une libération à l’automne suivant. Puis, c’est au tour de huit autres militaires de retrouver la liberté à Rabat auprès du Croissant-Rouge marocain.
L’ALN accepte dans le même temps que le CICR serve d’intermédiaire pour l’organisation de la correspondance entre les prisonniers français et leurs familles. Le FLN adresse aussi des listes de prisonniers et en libère certains. Quarante cinq Français ont été libérés entre 1958 et 1959 par l’ALN.
Un CICR utilisé par la presse française
A l’automne 1959, les délégués du CICR inspectent de nouveau des lieux de détention en Algérie et rédigent leur rapport comme le prévoit le CICR depuis 1914. Mais le 5 janvier 1960, le journal Le Monde publie le fameux rapport, alors que de tels documents, s’ils sont toujours adressés aux belligérants concernés, doivent rester confidentiels. Le même jour, le numéro du journal Libération est saisi en raison des commentaires qu’il fait figurer à la suite de la reproduction du document qu’il avait lui aussi reçu.
Ce rapport du CICR va être utilisé dans le débat sur la torture en Algérie qui secoue alors la société française. En effet, bien que le document n’apporte pas de révélations sur le sujet, il n’en est pas moins très dérangeant pour Paris.
L’Institution est très gênée par cette publication car elle peut ruiner sa réputation de neutralité. Aussi, le 8 janvier 1960, le CICR publie-t-il un communiqué portant sur les procédures de visites des lieux de détention et celles ayant trait aux rapports qui les suivent. Il insiste en outre sur son rôle, son mode d’action fondé essentiellement sur la confidentialité, qui exclut donc des protestations publiques, notamment en cas de violations des Conventions de Genève. Il justifie sa position en rappelant que chacun de ses actes est décidé en fonction de l’intérêt des victimes dont il a la charge, soit toutes les victimes des conflits armés.
A côté de cela, Paris a dû tenir compte des réactions de l’opinion publique en réétudiant son système de détention et ses méthodes d’interrogatoire. Paris attendra un an avant de permettre de nouvelles inspections.
Celles-ci auront lieu en janvier 1961. Les dernières se dérouleront quant à elles en mai 1962 alors que les accords d’Evian ont été signés 18 mars. Le cessez-le-feu conclu, le CICR se met à la recherche des centaines de Français, militaires et civils, portés disparus. Il obtient la libération de certains harkis et pieds noirs maintenant poursuivis par la vengeance sanguinaire des vainqueurs.
Pour ces différentes missions, le CICR conclut des accords avec les gouvernements français et algérien. Il obtient la libération de plusieurs harkis et sert d’intermédiaire entre Paris et Alger pour la conclusion d’un accord prévoyant leur accueil en France. Il retrouve plusieurs disparus encore vivants. Comme cela avait été initialement prévu, la mission du CICR s’arrête en septembre 1963. Des délégués sont cependant restés sur place pour tenter de retrouver et de visiter d’autres personnes. Mais Alger s’est muré dans le silence.
Véronique Harouel-Bureloup
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