« Libre ou soumis, fort de ces principes ou drapé dans sa vertu, l’humanitaire est à la croisée des chemins entre vérité de l’action et artifice médiatique, entre exigence de justice et outil de pouvoir. » Rony Brauman
Au sein du dispositif humanitaire, le discours est une composante essentielle. D’ailleurs « la gestion du discours est une des tâches les plus importantes dans le fonctionnement du dispositif » (1). Philippe Juhem a donné une définition du discours humanitaire comme étant « l’ensemble des énoncés que les acteurs du secteur humanitaire mettent en œuvre pour décrire et justifier leur action ou appeler aux dons. En ce sens, la signification des images télévisées, la grammaire des photographies, des affiches ou des bulletins de l’association seront considérées comme appartenant au ‘discours’ des organisations humanitaires, au même titre que les entretiens accordés par leur porte-parole ou les livres qu’ils publient » (2).
Le discours humanitaire, véritable vitrine de sa pratique, est aujourd’hui devenu un enjeu stratégique au cœur du dispositif humanitaire. Il est le lien entre l’interaction des acteurs du dispositif entre eux, mais aussi entre ces derniers et la société civile. C’est pourquoi son caractère revêt une importance capitale. Si le dispositif humanitaire a considérablement évolué ces quarante dernières années, la gestion du discours s’est proportionnellement renforcée en s’institutionnalisant, notamment au travers des crises auxquelles il a dû répondre. Indissociable de sa pratique, le discours humanitaire est aujourd’hui confronté à de nouveaux défis, dont celui des réseaux sociaux. Dès lors, il apparaît important de se demander dans quelle(s) mesure(s) le discours humanitaire est impacté par l’utilisation de nouveaux outils de communication digitale.
Première révolution du discours humanitaire ou l’ère de « l’audiovisuel humanitaire »
Dans l’histoire de l’humanitaire, la naissance d’un discours particulier au paysage humanitaire se situe lors du « réduit biafrais » qui sera à l’origine de l’avènement des « French Doctors ». Dès le début de cette crise, la production iconographique a construit et façonné la pensée humanitaire (3).
Si le Biafra apparaît comme le moment fondateur d’un nouveau paysage humanitaire avec la naissance du « sans frontiérisme » (4), il en est de même d’un nouveau type de discours humanitaire. Ce moment fondateur débute dans les années 1960 en même temps que l’ère audiovisuelle. À travers l’outil télévisuel, le pouvoir de l’image a transformé le discours humanitaire permettant à nombre de dirigeants de renforcer le lien entre « savoir-faire » et « faire-savoir » (5).
On observe alors une rupture de la pratique humanitaire dans l’usage de la discrétion par la Croix Rouge avec désormais une publicité de l’action des ONG. La crise humanitaire du Biafra sera alors la première crise humanitaire télévisuelle (6). Depuis les années 1960, l’outil télévisuel a pris une place considérable dans le traitement de l’information et le rôle des premiers reportages télévisuels est fondamental ; l’horreur est dévoilée : enfants décharnés et affamés sont portés aux écrans du monde entier. Il s’agit de la première famine télévisée révélée aux yeux du monde (7).
Ainsi, l’outil télévisuel permet d’amplifier la rhétorique émotionnelle de l’image et la crise du Biafra offre un tournant à l’action humanitaire. La télévision est en effet le moyen d’information susceptible de toucher le plus de monde ; il est de ce fait celui qui a le plus d’influence sur le public.
Dans son ouvrage, La télévision et la guerre. Déformation ou construction de la réalité ? Le conflit en Bosnie (1990-1994) de 2001, Patrick Charaudeau note une triple spécificité de l’outil télévisuel. Tout d’abord, la visibilité puisque l’information présente alors un événement sous la combinaison du discours et de l’image. L’image confère une grande crédibilité à l’information télévisuelle dans la politique de visibilité. Ensuite, il s’agit du discours explicatif. Les discours et les images sont accompagnés par une explication argumentée ; le reportage télévisuel donne alors une cohérence entre l’explication verbale et visuelle. Enfin, la dernière spécificité est celle des débats organisés à la télévision (8).
Lors d’un débat sur une crise humanitaire, le rôle de témoin est laissé aux ONG. C’est principalement ce rôle de témoin qui est une nouveauté dans la représentation humanitaire. Le témoignage apporté à l’opinion publique par les humanitaires va rompre avec les règles de silence et de neutralité qui « pesaient lourdement sur le mouvement humanitaire » (9). On peut dès lors parler d’ère de l’audiovisuel humanitaire. L’outil audiovisuel, dans sa logique d’émotion, privilégie l’image dans son instantanéité. C’est ce qui rejoint les traits caractéristiques de l’humanitaire des années 1970 comme l’immédiateté de l’urgence (10).
Le drame du Biafra reste donc la première crise humanitaire télévisée de l’Histoire. Ainsi, l’évolution du discours humanitaire impulsée par l’outil audiovisuel permet une nouvelle représentation humanitaire qui de ce fait, révolutionne la pratique, vers un humanitaire moderne.
Incontestablement, la crise du Biafra et la nouvelle représentation humanitaire ont marqué de nouvelles méthodes de l’action humanitaire qui se caractérisent notamment par la naissance du sans-frontiérisme avec la création de l’ONG Médecins Sans Frontières (MSF) en 1971. On assiste à une double révolution du discours humanitaire : l’amplification de son témoignage par l’outil audiovisuel d’une part, et la stratégie victimaire d’autre part.
Dans ses procédures de production, le discours humanitaire s’appuie essentiellement sur des mécanismes émotionnels. En effet, la naissance du sans-frontiérisme dans le cadre de la crise du Biafra encourage la prise de parole et le témoignage des injustices. Mais la prise de parole uniquement politique ou trop politisée peut compliquer les conditions de sécurité du personnel sur place ou le maintien des programmes (11). Dans l’argumentation, l’émotion prend une place d’autant plus importante que l’émotion n’est pas nécessairement liée à des énoncés émotifs. En effet, il existe des thèmes porteurs d’émotion, il en est notamment de la mort et de la faim qui sont des thèmes intrinsèquement chers à la grammaire humanitaire (12). Le pathos est l’un des ressorts du langage humanitaire, dans le sens aristotélicien : il est avec le logos et l’ethos l’un des trois types d’arguments dans la Rhétorique d’Aristote « destinés à modifier l’attitude de l’auditoire ou encore à le persuader en faisant naître des émotions ou l’état d’esprit souhaité » (13). Au cœur des rhétoriques émotionnelles, la place de la victime est centrale.
Depuis la naissance de la stratégie victimaire dans les années 1980, le rôle de la victime dans le langage humanitaire ne cesse de croître. Les modes d’articulation et d’ordonnancement de la victime se trouvent bouleversés. Le langage humanitaire a évolué, il est passé « de la représentation de la victime humanitaire à la représentation humanitaire de la victime » (14). Il y a donc eu, en quelques décennies, une évolution de la perception de la victime dans le langage humanitaire de l’émotionnel au sensationnel. Comme nous venons de l’observer, la pratique médiatique audiovisuelle a considérablement bouleversé le discours humanitaire moderne.
La question qui doit maintenant nous préoccuper est de savoir si l’utilisation croissante de nouveaux canaux comme les réseaux sociaux peuvent à leur tour modifier le discours des Organisations Non Gouvernementales. Comme dans l’information audiovisuelle, on retrouve des logiques d’émotions et d’images instantanées rapidement partagées sur les réseaux sociaux, ce qui n’est pas sans rappeler l’immédiateté de l’intervention d’urgence humanitaire.
Les ONG et les réseaux sociaux vers une nouvelle révolution discursive ?
Quelque peu réticentes à utiliser ce mode de communication, les ONG se sont rapidement rendu compte de l’importance de leur présence sur ces nouveaux canaux de communication. Aujourd’hui, il n’existe plus d’ONG française qui ne possède pas de compte sur un ou plusieurs réseaux sociaux. Action contre la Faim, Médecins Sans Frontières, Médecins du Monde, Solidarité Internationale ont ainsi déployé leur communication sur Facebook, Twitter ou Instagram, investissant de ce fait le champ de communication informel avec de potentiels bénévoles ou donateurs.
Les ONG ont donc aujourd’hui compris l’importance de cette présence sur les réseaux sociaux pour générer du trafic et de la crédibilité et améliorer leur capital sympathie. Au départ très en retard, elles ont couru après une relation à l’autre qui a changé et ont mis du temps à comprendre la réalité d’un schéma qui n’est plus basé sur l’émetteur et le récepteur mais sur le co-productif.
Un des principaux objectifs reste tout de même de rester en contact et de fidéliser les potentiels bénévoles ou donateurs qui utilisent ces outils digitaux. Si au départ les réseaux sociaux étaient utilisés comme simple relais digital d’un discours classique, on observe peu à peu des stratégies de communication spécialement conçues pour les réseaux sociaux et complètement intégrées dans la stratégie globale de communication dont l’avantage est de pouvoir mesurer les taux d’engagement à travers les publications.
Ces dernières années, l’utilisation des réseaux sociaux par les ONG s’est profondément institutionnalisée et professionnalisée. Toutes les associations citées ont intégré dans leur département communication un Community Manager dont la mission est l’animation des plateformes réseaux sociaux.
Le 15 janvier 2015, l’institut de sondage Harris interactive et l’Observatoire de la communication solidaire de l’ONG Communication Sans Frontières (15) (CSF) ont réalisé une étude comportementale des ONG sur les réseaux sociaux et les attentes des socionautes vis-à-vis de ces dernières (16).
Cette première étude sur le sujet est disponible sur le site internet de CSF et enseigne plusieurs postulats sur la relation ONG/réseaux sociaux. Le premier concerne l’usage des réseaux sociaux par la population française puisque 3 Français sur 4 utilisent un ou plusieurs réseaux sociaux. Contrairement aux idées reçues, l’utilisation des réseaux sociaux par les Français ne se limite donc pas aux plus jeunes.
En effet, les « 50 ans et plus » sont près de 28 % à occuper les réseaux sociaux contre 22 % pour les 15-24 ans. La simple évocation de ces trois chiffres marque l’enjeu du discours humanitaire sur les réseaux sociaux, car parmi 79 % d’internautes qui possèdent un compte sur un réseau social, il y figure certainement des donateurs, des bénévoles, des adhérents, des cibles classiques de la communication humanitaire.
De plus, contrairement à d’autres organisations, les ONG se défendent plus que bien, car 65 % des internautes ont confiance dans les associations de solidarité internationale contre 24 % ont confiance dans les médias. On peut donc penser que le lien direct entre l’ONG et son public, sans interface médiatique, est un avantage pour l’acteur humanitaire.
L’étude montre également très clairement que les ONG bénéficient d’une forte visibilité sur les réseaux sociaux, car « 21 % des internautes français déclarent suivre les publications ou actualités d’au moins une ONG ou association humanitaire sur les réseaux sociaux » (17).
S’agissant du comportement et de l’utilisation que le socionaute fait de l’ONG sur un réseau social, la majorité (64 %) visualise une vidéo, et 51 % transfèrent la publication à d’autres contacts. Cela donne une idée nette du contenu le plus apprécié par les socionautes.
Sur la teneur de ce contenu, « 37 % des socionautes déclarent avoir déjà̀ renoncé à partager un contenu publié par une ONG parce qu’ils avaient peur de choquer leurs contacts » (18). La vidéo ou la photo partagée ne peut donc être la même que celles utilisées sur d’autres supports de communication externe.
Sur la stratégie globale de présence des ONG sur les réseaux sociaux, pédagogie, information et transparence sont les principales attentes des socionautes qui précisent d’ailleurs vouloir pouvoir suivre en temps réel les actions menées sur le terrain (39 %) et voir le détail d’utilisation des dons par l’ONG (68 %).
L’utilisation marketing à des fins de collecte de dons sur les réseaux sociaux semble, d’après cette étude, très limitée, car seulement « 11 % attendent de l’ONG de proposer de nouveaux formats de dons pour financer des actions (ventes aux enchères, mises en place de parrainages) » (19). La part des socionautes qui vise et suit le compte d’une ONG et qui effectue un don se limite à seulement 17 %.
La présence des ONG sur les réseaux sociaux ne peut donc être seulement un enjeu de collecte et d’appel aux dons, du moins à court terme, mais plus un outil de visibilité et de notoriété. L’étude conclut que « pour impliquer davantage les socionautes, une préférence se dégage en faveur d’un vote des internautes entre différents projets, 21 % souhaitent choisir le prochain projet entre différentes possibilités » (20).
Ainsi, nous sommes sûrement à l’aube d’une transformation du discours des Organisations Non Gouvernementales sur cette base précise des réseaux sociaux. Dans un mode de création et de gestion particulière caractéristique de ces nouveaux canaux de communication, l’image de la victime sera alors secondaire, et l’utilisation des dons par l’ONG primera sur la communication de la structure sur les réseaux sociaux. Face à l’avènement des réseaux sociaux et la mise en place d’un schéma de relation basé sur le co-productif plus que sur l’émetteur-récepteur classique, le discours humanitaire est une nouvelle fois appelé à changer et s’adapter.
Cela peut nous amener à une réflexion plus large sur l’utilisation de l’outil digital par les ONG. En se digitalisant, le spectre du « filtre digital » sur le discours humanitaire ne prend-il pas le risque de s’éloigner des donateurs, bénévoles ou adhérents en limitant sa capacité d’engagement ? Une mise en garde évoquée par Thierry Mauricet, directeur général de Première Urgence, « en se rendant plus visibles et en interagissant plus facilement avec notre audience, nous nous exposons en effet à d’éventuelles critiques et courons le risque d’écorner l’image de la structure » (21).
(1) Emil COCK, Le dispositif humanitaire, géopolitique de la générosité, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 22.
(2) Philippe JUHEM, La légitimation de la cause humanitaire : un discours sans adversaire, L’humanitaire en discours, Mots, numéro 65, mars 2001, p. 9.
(3) Bruno DAVID, « Vers un iconoclasme humanitaire ? », Revue Humanitaire, 25, juin 2010.
(4) Jean-Luc FERRE, L’action humanitaire, Toulouse, Milan, coll. Les essentiels Milan, 2007, p. 21.
(5) Philippe RYFMAN, Une histoire de l’humanitaire, Paris, La Découverte, coll. Repères, 2008, p. 57.
(6) Philippe RYFMAN, Une histoire de l’humanitaire, Paris, La Découverte, coll. Repères, 2008, p. 57.
(7) Jean-Luc FERRE, L’action humanitaire, Toulouse, Milan, coll. Les essentiels Milan, 2007, p. 20.
(8) Patrick CHARAUDEAU, La télévision et la guerre. Déformation ou construction de la réalité ? Le conflit en Bosnie (1990-1994), Bruxelles, Ina-De Boeck, 2001, p. 13-15.
(9) Rony BRAUMAN, Humanitaire, diplomatie et droits de l’homme, Paris, Editions du Cygne, 2009, p. 124.
(10) Philippe RYFMAN, Une histoire de l’humanitaire, Paris, La Découverte, 2008, p. 57.
(11) Pascal DAUVIN (dir.), La communication des ONG humanitaires, Paris, L’Harmattan, Col. Communication, Politique et Société, 2010, p. 20
(12) Claire SUKIENNIK, « Pratiques discursives et enjeux du pathos dans la présentation de l’Intifada al-Aqsa par la presse écrite en France » in Argumentation et Analyse du Discours, 2008, p. 4.
(13) Claire SUKIENNIK, « Pratiques discursives et enjeux du pathos dans la présentation de l’Intifada al-Aqsa par la presse écrite en France » in Argumentation et Analyse du Discours, 2008, p. 4
(14) Philippe MESNARD, La victime écran. La représentation humanitaire en question, Paris, Textuel, 2002, p. 36.
(15) Communication Sans Frontières
(16) Enquête réalisée en ligne du 9 au 11 décembre 2014 sur un échantillon de 1015 personnes représentatif des internautes français âgés de 15 ans et plus avec la méthode des quotas et redressement appliqués aux variables suivantes : sexe, âge, catégorie socioprofessionnelle et région de l’interviewé(e).
(17) Harris Interactive et Communication Sans Frontières, « Les Organisations Non-Gouvernementales et les réseaux sociaux », p. 13.
(18) Harris Interactive et Communication Sans Frontières, « Les Organisations Non-Gouvernementales et les réseaux sociaux », p. 15.
(19) Harris Interactive et Communication Sans Frontières, « Les Organisations Non-Gouvernementales et les réseaux sociaux », p. 22.
(20) Harris Interactive et Communication Sans Frontières, « Les Organisations Non-Gouvernementales et les réseaux sociaux », p. 23.
(21) Une interview de Communication Sans Frontières, Grotius International Géopolitique de l’humanitaire, mars 2014.
Dorian Dreuil
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