Le Nigeria miné par ses divisions internes

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L’enjeu économique des conflits communautaires

(Chaos International / Passage au crible, numéro 56) – En ce début d’année 2012, le Nigeria, allié des États-Unis et du Royaume-Uni, est miné par deux grandes crises: 1) celle de l’affrontement Nord-Sud caractérisé par une spirale de tensions ethnico-religieuses ; 2) celle de la grève générale liée à la hausse du prix de l’essence. Les menaces des deux grands syndicats d’arrêter la production de pétrole du premier producteur d’Afrique contribuent également à alourdir la situation. Certaine voix autorisées – telles le prix Nobel Soyinka – vont jusqu’à évoquer un risque de guerre civile. D’autres soulignent pour leur part un risque de sécession et mettent en avant la proximité du Nigeria avec le cas du Soudan divisé entre un Nord musulman –où règne la charia – et un Sud chrétien. Premier pays africain par sa population avec 150 millions d’habitants, cet État fédéral – où ne cessent d’alterner régimes civils et militaires –, connaît une violence endémique qui le fragilise.

 Rappel historique

Ancienne colonie britannique, le Nigeria est aujourd’hui un État fédéral composé de 36 États parcourus par des forces centripètes qui ont été contenues jusqu’ici par des pouvoirs militaires et civils forts ou par le fédéralisme. L’augmentation du nombre de ses États fédérés ou les règles relatives à la dévolution du pouvoir politique entre le Nord et le Sud ou bien encore le partage territorial de la rente, participent également de cette logique.

Les systèmes de sultanats et de chefferies du Nord Nigeria diffèrent fortement des organisations sociopolitiques plutôt segmentaires du Sud Nigeria. Ces différenciations ont été maintenues par l’administration coloniale britannique d’indirect rule. Depuis, le Nord, où 12 Etats ont instauré la charia, reste dans l’ensemble défavorisé par rapport au Sud.

Le pays a été déchiré par plusieurs conflits dont le plus violent demeure la guerre de sécession du Biafra (1967-1970) qui a opposé les Ibos (soutenus par la France, Israël et le Portugal) à la fédération (soutenue par le Royaume-Uni et l’URSS). Les causes de cette guerre tenaient à la fois à ces facteurs sociopolitiques et religieux et surtout aux enjeux pétroliers opposant les grandes puissances et les majors ; ces tensions ayant induit des rivalités internes au Nigeria. En 1970, les 3 R (reconstruction, réhabilitation, réconciliation) ont symbolisé la sortie du conflit. Mais le pays a connu alors de nombreuses tensions entre le Nord et le Sud et des conflits au sein du Delta du Niger.

 Cadrage théorique

Les crises du Nigeria révèlent deux principales lignes de force :

1. Le Nigeria se présente comme une société caractérisée par la rente pétrolière et son impact économique, social et politique. Richement doté en hydrocarbures, il offre en outre des conditions d’extractions aisées et des possibilités de transport grâce à l’accès à la mer. Ces atouts en font une des zones d’extraction les plus convoitées d’Afrique. Les tensions internes sont cependant avivées car ces richesses sont concentrées à 90 % dans le Delta du Niger.

2. Le Nigeria est historiquement marqué par des clivages Nord-Sud tant sur le plan social que religieux. Les affrontements entre les communautés chrétiennes et musulmanes illustrent ces clivages qui sont liés à des différences de droits et à des inégalités quant au partage de la rente pétrolière.

Analyse

Les conflits du Nigeria peuvent être décryptés au regard de deux critères principaux.

Le premier renvoie aux hydrocarbures. Ce secteur est en effet stratégique d’un point de vue macro économique avec une rente pétrolière qui représente entre 35 et 40% du PIB, 80% des recettes fiscales et 97 % des exportations du pays. En 2011, le niveau a atteint 2,5 millions barils jour à 75 dollars le baril, faisant du Nigeria le huitième exportateur mondial de pétrole. 6 multinationales contrôlent 95% de la production dont plus de 40% de la production est exportée vers les États-Unis soit 10% de leurs importations. En fait, le pétrole exacerbe nombre de tensions politiques car il est concentré au Sud-Est et conduit à de fortes différenciations entre les États. Dans le Delta du Niger (9 États fédérés regroupant 30 millions d’habitants), certains mouvements, comme le Mouvement pour l’Émancipation du Delta du Niger (MEND), et certaines factions dissidentes se sont considérablement développés. La filière des hydrocarbures et le prix de l’essence apparaissent tout autant au cœur des conflits sociaux dans la mesure où la rente pétrolière suscite une grande corruption et une forte évasion de capitaux. Or, la redistribution de la rente entre les États et les populations aurait dû passer notamment par une subvention permettant aux deux tiers des nigérians (disposant d’un revenu par jour inférieur à 2 dollars) d’accéder à un bien de première nécessité.

A ces enjeux pétroliers, se superpose un second facteur de crise : les clivages Nord-Sud. Dans la capitale de l’État des plateaux, à Jos, les conflits opposent ainsi les Fulani musulmans aux Berom chrétiens, deux populations qui disposent de droits différents. Quant aux mouvances islamiques du Nord, elles sont plurielles (soufisme des confréries traditionnelles, mouvements salafiste, maadhistes et chiites) avec 12 États (sur 36) qui ont instauré la charia. Les situations de grandes inégalités et exclusions des droits dans un pays où le partage de la rente pétrolière demeure inégal, constituent les principaux éléments expliquant la puissance des réseaux musulmans ; certains responsables politiques voulant instrumentaliser les oppositions religieuses et étendre la charia dans l’État du plateau. La question la plus importante, en raison des bouleversements intervenus en Libye, est à présent la prolifération de la nébuleuse AQMI. Le mouvement anti occidental Boko Haram, apparu après le 11 septembre 2001, localisé dans l’État de Borno développe désormais le djihadisme ; il s’est scindé en plusieurs branches dont l’une est proche des Chebabs de Somalie et d’Aqmi. Or par sa radicalisation et ses actions violentes, il favorise un clivage religieux engendrant un engrenage des violences, des représailles et de la répression.

Les puissances extérieures sont aussi des acteurs déterminants. Notamment les États-Unis auxquels le Nigeria fournit plus de 40% de leurs importations de pétrole brut. Quant à la Chine et à l’Inde, elles cherchent à faire prévaloir leurs intérêts dans la zone. S’agissant des puissances pétrolières arabes et de l’Iran, ils appuient les États musulmans du Nord ou les mouvements qui s’y déploient. Enfin, les puissances occidentales et émergentes s’efforcent de sécuriser la zone du Nord menacée par des réseaux radicaux et les zones de production et de transport pétrolier au Sud.

Aujourd’hui, la structure fédérale du Nigeria, le pouvoir des grands commerçants du Nord et la mémoire du Biafra rendent très peu probable un processus de séparation Nord-Sud, sur le modèle du Soudan. De même, une extension du conflit religieux n’est guère envisageable car le Nord serait perdant. En revanche, la question de la légitimité du pouvoir actuel est posée. Les violences conduiront-elles à de nouveaux compromis quant à : 1) la redistribution de la rente pétrolière, 2) l’éradication de la corruption et 3) des négociations avec les différents protagonistes, politiques, syndicaux, religieux ? A contrario, un retour de l’armée jacobine et majoritairement laïque est-il envisageable si la violence s’étendait ?
Références

Michael I. Draper, Shadows: Airlift and Airwar in Biafra and Nigeria, 1967-1970, Hikoki Publications, 2006.
Ejibunu Hassam Tai, “Nigeria’s Delta Crisis: Root causes and Peacelessness”, EPU, research paper, Issue 07/07;
Antoine Perouse de Monclos, “Le Nigeria entre deux eaux”, Ramses, 2011.

 

Philippe Hugon

Philippe Hugon

Philippe Hugon est directeur de recherche à l’IRIS, en charge de l’Afrique. Consultant pour de nombreux organismes internationaux et nationaux d’aide au développement (Banque mondiale, BIT, Commission européenne, OCDE, Ministère des Affaires étrangères, PNUD, UNESCO), il est Professeur émérite, agrégé en sciences économiques, classe exceptionnelle à l’Université Paris X Nanterre. Il préside le CERNEA (Centre d’Etudes et de Recherche pour une Nouvelle Economie Appliquée).Philippe Hugon enseigne au sein du Collège interarmées de défense et de l’Institut supérieur de relations internationales et stratégiques (ISRIS).