Les assassinats de journalistes à Bukavu…

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Aux limites de la MONUC ?

La Mission des Nations unies en République démocratique du Congo (MONUC) est l’opération civilo-militaire la plus importante dans l’histoire de l’ONU. Elle a aussi cette particularité d’avoir fait naître une des plus « belles » success-stories récentes de la presse africaine : Radio Okapi. Mais la rédaction de Bukavu de cette « radio de la paix » a perdu, en deux ans, deux de ses journalistes, assassinés dans des circonstances obscures. Est-ce une fatalité ou un échec des Nations unies ?

Quelques jours avant Noël, fin 2008, sous une pluie froide, nous avons découvert la grande station balnéaire détraquée de Bukavu avec un sentiment mêlant la stupéfaction et la colère. Nous avions reçu pour mandat d’enquêter sur les assassinats répétés de journalistes qui ensanglantent depuis quelques années la capitale du Sud-Kivu, à l’extrémité orientale de la République démocratique du Congo (RDC).

Le dernier cadavre porté en terre était celui de Didace Namujimbo, le jeune frère de notre correspondant et ami, Déo Namujimbo. Ce jeune reporter travaillant pour le bureau local de Radio Okapi avait été abattu un mois plus tôt d’une balle tirée sous l’oreille par l’un de ses innombrables fusils-mitrailleurs AK-47 qui sommeillent dans les cases et les casernes de la région. Son corps sans vie, la tête baignant dans une mare de sang, avait été découvert le lendemain de l’assassinat, à l’aube, en bordure d’un escalier creusé à même la terre grasse, au beau milieu d’un quartier résidentiel.

Plusieurs habitants du pâté de maisons avaient bien entendu une dispute et un coup de feu, la veille, aux alentours de 22 heures. Mais personne n’avait osé sortir. La nuit est dangereuse. Des militaires en déshérence, des anciens guérilleros désœuvrés et de petits bandits ultraviolents hantent les ruelles sans éclairage de la ville. Quelques jours avant notre arrivée, on avait retrouvé le corps d’un habitant non loin du centre-ville, exécuté pour les 425 dollars qu’il portait sur lui. La même semaine, un soldat de la Force navale et un habitant d’un quartier du bord du lac avaient également été abattus et volés. Là aussi, les corps avaient été laissés à la merci des chiens errants jusqu’à l’aube.

Pourtant, Bukavu est l’une des bourgades majeures où est déployée la plus grande mission civilo-militaire de l’ONU. Dans ce paysage de Suisse après l’apocalypse, sous le regard des collines du Rwanda voisin, les véhicules tout-terrains et les VAB blancs frappés du sigle UN franchissent les check-points tenus par des bidasses sous-payés ou par la soldatesque de la poignée de mouvements rebelles faisant le coup de feu dans la région, au gré des agendas politiques de leurs chefs.

Depuis le 30 novembre 1999, les Nations unies maintiennent en effet sur le territoire de la RDC une force multinationale de 18 691 hommes et femmes, dont 16 921 soldats, 692 observateurs militaires, 1078 policiers, 973 fonctionnaires civils internationaux, 2483 membres du personnel civil local et 619 volontaires. La Mission de l’Organisation des Nations unies en République démocratique du Congo (MONUC) avait pour mandat initial de veiller au respect du cessez-le-feu signé à Lusaka.

Les événements évoluant, la MONUC a par la suite été chargée de faciliter la transition démocratique après la chute du dictateur milliardaire Mobutu Sese Seko et la guerre régionale qui s’en est suivi. Il s’agit rien de moins que de stabiliser, avec des troupes, des services civils et une station de radio, une fédération de provinces immenses et gorgées d’une fabuleuse réserve de ressources naturelles, grande comme l’Europe occidentale et en plein cœur de l’Afrique centrale.

Or, en quelques années, les Kivus, à l’extrême est du pays, à la croisée des chemins de tous les prédateurs de la région, sont devenus des « petits Deadwoods » africains, un territoire de western où les assassinats, les razzias et les opérations punitives ont tué des milliers de civils en dix ans.

Notre arrivée à Bukavu coïncidait avec la fin des combats qui avaient opposé, entre août et novembre 2008, l’armée congolaise et le mouvement du général renégat Laurent Nkunda, qui avait tenté un coup de force contre Goma avec l’appui de ses mentors rwandais. Dans ce contexte, l’assassinat de Didace Namujimbo n’était, en apparence, qu’une péripétie.

Nous étions pourtant en droit de penser que cet assassinat, survenu un an et demi après celui de son confrère et ami Serge Maheshe dans la même ville et des circonstances similaires, avait une valeur particulière. Employé de Radio Okapi, ce jeune reporter était l’un des rouages de cette puissante machine à informer qu’est ce média original, né d’un partenariat entre la Fondation Hirondelle et l’ONU. Cette station obéissant à des règles strictes de neutralité et de promotion de la paix est devenue, en quelques années, un modèle pour les opérations onusiennes en zone de post-conflit.

Par deux fois, en juin 2007 avec Serge Maheshe et en novembre 2008 avec Didace Namujimbo, il nous semblait donc que c’était le cœur du dispositif civil de la MONUC qui avait été cruellement frappé. A défaut de pouvoir monter une milice suffisamment entraînée pour affronter avec succès les casques bleus, ne s’en prenait-on pas aux «soft targets» de l’ONU que sont les journalistes locaux employés par Okapi ?

Après une semaine d’enquête, nous nous sommes en réalité rendus compte que, si le dispositif civilo-militaire de l’ONU était bien visé, ce n’était pas nécessairement pour des raisons de basse politique. Les problèmes posés par la présence et les règles onusiennes ont, c’est vrai, été fatales à Serge et Didace. Mais leurs lâches assassinats et la douleur de leurs familles devraient servir, au moins, à ce que la communauté internationale se penche avec réalisme sur ses modes d’action dans des bourbiers aussi venimeux que le Grand Est de la RDC.

Sans doute est-il difficile d’admettre qu’un jeune et brillant journaliste puisse être abattu aussi froidement, à Bukavu, pour des raisons autres que politiques. Les assassinats et règlements de comptes sont légion dans les deux provinces de l’est. Il n’est pas extravagant, a priori, de soupçonner l’une des multiples forces politiques à l’œuvre dans ce paradis de la corruption, de la magouille et de la rapine, où les sinistres Forces démocratiques de libération du Rwanda (FLDR) administraient encore récemment plusieurs localités, où les unités hétéroclites de l’armée congolaise se payent quotidiennement sur la bête et où le personnel politique n’a, le plus souvent, troqué que récemment le treillis pour le costume cravate. Mais, après une semaine d’enquête, sur le chemin du retour vers Goma, je dois avouer aujourd’hui que nous étions davantage tiraillés par les questions que par les réponses.

« Dans une ville détraquée et truffée d’armes à feu, où le délitement de l’Etat et la lutte pour la survie sont l’ordinaire des citoyens, les journalistes de la rédaction de Bukavu de Radio Okapi ne sont pas des citoyens comme les autres », avons-nous écrit quelques semaines plus tard, une fois rentrés à Paris, dans un rapport intitulé « Bukavu, la cité des meurtres ». « Touchant un salaire régulier et conséquent, dans une ville où la vaste majorité vit avec une poignée de dollars par mois, circulant à bord de véhicules tout-terrain marqués du sigle des Nations unies, ils suscitent des jalousies, des rancœurs et des haines.

Serge Maheshe et Didace Namujimbo étaient des figures connues, des journalistes de qualité, en pleine réussite sociale et professionnelle. (…) Ils étaient en position de se faire des ennemis, politiques ou non, dans une région où les incartades, qu’il s’agisse d’une enquête sensible ou d’une réussite perçue comme « insolente », peuvent être sanctionnées, pour quelques dizaines de dollars, par un assassinat. »

C’était une manière diplomatique de dire que nous pensions que, peut-être, le dispositif onusien créait, malgré lui et malgré ses bonnes intentions, des ennemis à abattre au sein d’une société polluée par la pauvreté, la violence et l’immobilisme. Mon ami Déo Namujimbo me pardonnera de dire que son frère Didace était un journaliste prudent et appliqué, mais aussi un jeune et beau playboy heureux d’être sorti, grâce à son emploi, des sables mouvants de la misère et qui entendait en profiter. Qui pourrait le blâmer ? Or, cette situation était, dans la ville où il était né, terriblement dangereuse.

Je n’ignore pas que la stratégie de l’ONU au Congo a été mûrement réfléchie, que le meilleur moyen de prévenir la corruption est de verser un salaire décent, que des procédures de sécurité adaptées ont été mises en place pour protéger le personnel d’Okapi, que rien, dans le cadre de travail et de vie des journalistes employés à la rédaction de Bukavu, ne souffre de contestation sur les principes.

Mais peut-être le Congo a-t-il aspiré, malaxé et recraché ces principes et leurs règles pour en faire des instruments funestes. Peut-être le mandat de la MONUC expose-t-il certains de ses employés civils congolais à un danger qui n’a pas été préalablement calculé, parce qu’il était aussi imprévisible que les orages qui ont claqué tout l’hiver dans le ciel rwandais, de l’autre côté du lac : la volonté de quelques brutes de maintenir dans la misère les fils de la misère.

Bukavu est une cité où le dérèglement de tous les services de l’Etat, les routes en perpétuel chantier, les coupures d’eau et d’électricité récurrentes, les mille et un petits rackets, la surveillance d’agents des services de renseignements vétilleux et impitoyables, le chômage de masse s’ajoutent à un grand maillage de rumeurs et de racontars entretenu par la population, qui est condamnée à s’ennuyer et à se faire violenter par ceux qui portent des armes. Dans ces conditions, le grand bidonville de la colline de Kadutu est un vivier de tueurs à gages, pour qui une centaine de dollars est une manne et la vie d’un homme peu précieuse.

Dans la soirée du 23 août 2009, Bruno Koko Chirambiza, un jeune présentateur de la station privée Radio Star, y a d’ailleurs été tué de deux coups de poignard au thorax, après avoir été accosté par un groupe de huit hommes alors qu’il revenait d’un mariage. Il n’a pas été volé. On l’a tué pour des raisons professionnelles ou personnelles, ou alors gratuitement. Dans tous les cas, le scénario est terrifiant.

Les immenses lacunes de d’Etat ne sont pas palliées par la présence rassurante des 4×4 de l’ONU et de ses soldats casqués qui surveillent la ville. La misère rampe jusque dans les recoins des bâtiments administratifs, des casernes, des pensions bon marché, des bars et des épiceries de la ville.

Elle a finalement gangrené aussi beaucoup d’esprits. Seules les églises évangéliques offrent un avenir aux Bukaviens, en hurlant à chaque coin de rue, sur chaque avenue, que le Christ rachètera tout après la mort et qu’il est temps de venir à lui. Bukavu ne pardonne rien à ses fils, ni leur liberté ni leur réussite. Dans ce climat, les journalistes d’Okapi sont autant admirés que détestés, autant convoités que méprisés. Ce cocktail est explosif et tout le monde fait ce qu’il peut.

Dans les morros brésiliens, le quartier général des gangs est baptisé « a boca », la bouche. Quelle que soit le fond de l’histoire, la monstrueuse favela de Bukavu a englouti Bruno Koko Chirambiza, comme avant lui Didace Namujimbo, Serge Maheshe et Pascal Kabungulu Kibembi, un militant des droits de l’homme dont les enquêtes dérangeaient de nombreux barons de la région.

C’est du moins ce que nous nous disions, Ambroise Pierre, qui m’a succédé à la tête du bureau Afrique de Reporters sans frontières, et moi, en quittant la région. Nous n’étions sûrs de rien, sinon de la terrible complexité du problème. Du reste, nous ne sommes pas revenus avec des reproches ou des recommandations urgentes, mais avec le sentiment qu’il y avait quelque chose de bancal dans toute cette machinerie. Comment construire un dispositif civilo-militaire efficace et vertueux dans ce maelstrom ?

Ayant quitté Reporters sans frontières quelques semaines plus tard, je peux aujourd’hui livrer une réflexion plus personnelle. Je le dis avec un peu d’ironie, que l’on ne m’en veuille pas : j’ai le sentiment que les Nations unies manquent parfois d’un peu de cynisme dans leur approche des terrains de conflit. Pour ne pas créer de « low hanging fruits » susceptibles de se prendre une balle dans la tête, l’action civilo-militaire doit être prise au sérieux, notamment dans ses conséquences les plus sordides ou les plus inattendues.

Je sais combien les assassinats de Serge Maheshe et Didace Namunjimbo ont traumatisé leurs amis, leurs confrères et leurs chefs. Et je continue de penser que le premier a très probablement été tué par des soldats qui voulaient éteindre pour toujours cette soif de justice et de réparation qui animait le journaliste, lequel ne manquait jamais une occasion de dénoncer les petites crapules qui paradent en ville avec leurs Kalachnikovs.

Mais sa mort, comme celle de son confrère Didace Namujimbo, est aussi un terrible échec pour l’ONU, qui a sans doute, sans malice, négligé soit de surprotéger ses journalistes jusqu’à l’excès, soit de les mettre en garde contre les « créatures » qu’ils deviennent une fois intégrés dans le système civilo-militaire de la MONUC. Malheureusement, il ne suffit pas d’être fidèle à des principes pour être irréprochables.

Léonard Vincent

Léonard Vincent

Léonard Vincent est journaliste, ancien responsable du bureau Afrique de RSF.
Il est l’auteur du récit « Les Erythréens » paru en janvier 2012 aux éditions Rivages.

Léonard Vincent

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