Les personnels impliqués dans l’information sanitaire, indispensables à la décision en santé publique

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Le centre de santé rural de Kazungula
Le centre de santé rural de Kazungula

Par Anne Cristofari, Caroline Hodges, Damien Porcher [1]

Les jambes couvertes de poussière rouge, les chemises imprégnées de sueur, croulants sous les piles de dossiers médicaux, et en face de nous : une construction délabrée faisant office de centre de soin local. Au fin fond de la brousse zambienne, nous pensons alors à nos deux collègues effectuant la même mission en Éthiopie… Un continent, deux pays, quatre étudiants. Samedi 31 Octobre 2009 : nous partions enfin pour l’Afrique. Direction l’Ethiopie et la Zambie. Deux destinations si différentes… Anna et Caroline embarquaient pour Lusaka, Rou-Wei et Damien s’arrêteraient à Addis-Abeba. Étudiants la veille à Sciences Po, nous troquions aujourd’hui nos jeans et baskets pour l’habit du consultant international.

Nous étions sur le point de débuter notre mission de terrain, commanditée par « Health Metrics Network » (HMN), partenariat global hébergé par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), dont le but est d’améliorer la qualité de l’information sanitaire aux niveaux national, régional et périphérique dans les pays partenaires. Depuis plus de trois mois, nous préparions ce déplacement.

Notre mission consisterait à récolter un maximum d’informations relatives à la qualité de l’information sanitaire dans ces deux pays, plus particulièrement à analyser la situation des ressources humaines impliquées dans les différents niveaux des systèmes d’information sanitaire (SIS). La toile de fond de notre étude est bien la crise des personnels de santé, qui fait couler beaucoup d’encre, la pénurie de professionnels de santé s’avérant un véritable obstacle à la réalisation des OMD de la santé si l’on en croit les discussions de Douala (2006), de Kampala (2008) et de Bangkok (2011) [2].

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La crise des ressources humaines de santé en Zambie

Un rapport récent de la Banque Mondiale(1) (janvier 2011) sur la situation des ressources humaines de santé en Zambie fait état d’un déficit inquiétant du nombre de personnels par rapport à d’autres pays Africains notamment. Ainsi, en regroupant les secteurs public et privé, le nombre de cadres de santé tombe à 1.05 pour 1000 personnes, c’est-à-dire moins que le Bénin (1.11), le Rwanda (1.22) ou le Ghana (1.93). Ce chiffre est encore plus inquiétant mis en lumière avec le « standard international » (Objectifs du Millénaire), qui est de 2.3 pour 1000 personnes.

(1) The human resources for health crisis in Zambia : an outcome of health worker entry exit, and performance within the national labor health market, Banque Mondiale, Janvier 2011.

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La décision en santé publique est le produit d’une concertation entre les différents acteurs sanitaires, ayant à leur disposition des informations de qualité : la maîtrise de l’information sanitaire constitue, par conséquent, un outil puissant dans l’orientation des politiques publiques de santé.

L’information sanitaire contribue, notamment au travers de l’alerte et de la surveillance épidémiologique par exemple, à identifier les premiers signes d’une épidémie et permet, par conséquent, de déclencher une réponse prompte et effective. Elle facilite, par ailleurs, le suivi de la fréquentation des services préventifs et curatifs de soins, en même temps que des motifs de consultations. Elle permet de prendre la mesure de la consommation de médicaments par les centres de soin : le réapprovisionnement peut être effectué à temps.

Enfin, et non des moindres, elle donne un aperçu de l’état sanitaire d’une population, permettant de suivre, entre autres, des indicateurs de progrès vers les objectifs de développement du millénaire. Mais qui collecte, analyse, et prend des décisions sur la base de cette information si importante ? Ce sont précisément sur ces questions que notre mission s’attache à faire la lumière.

Objectifs et enjeux

Munis de nos questionnaires et de toutes les informations que nous avions pu réunir sur ces pays et les réformes en cours, une fois sur place, nous avons immédiatement tout mis en œuvre pour organiser entretiens et visites afin d’atteindre notre objectif : avoir un aperçu de la situation concernant les personnes impliquées à tous les niveaux du SIS de ces deux pays. Un personnel médical surchargé, les coupes budgétaires, un équipement qui se fait rare… nous voulions savoir qui exactement était en charge de collecter l’information sanitaire, de l’analyser et sur sa base de prendre des décisions, le nombre de personnes impliquées, leurs rôles, motivations et formations, ainsi que le budget alloué à leurs tâches.

Deux courtes semaines de mission : il s’agissait d’être efficace. Tour à tour face à face avec un directeur de département au sein du Ministère de la Santé dans la capitale ou bien un employé de bureau dans un centre de santé rural, au total nous rencontrerions une soixantaine de personnes et visiterions une vingtaine d’institutions dans chaque pays. Nous souhaitions dresser un panorama assez large d’institutions, depuis le Ministère de la Santé jusqu’à des centres de soin de taille très réduite, en passant par différents niveaux de structures administratives et médicales. Nous ne savions pas à quoi nous attendre, ni même si nous serions attendus…

Zambie

Dotée d’une situation politique stable et riche d’une tradition séculaire de collecte de données rigoureuse et de grande coordination des bailleurs de fonds, la situation zambienne concernant le SIS nous est d’emblée présentée comme encourageante.

A Lusaka, au plus haut niveau de l’échelle, tant dans les différents départements du Ministère de la Santé qu’au sein de l’hôpital universitaire, le SIS en place est souvent informatisé. Toutes les informations collectées au niveau des centres de soin et hôpitaux de différents niveaux à travers le pays sont transmises aux bureaux administratifs de santé locaux ou régionaux correspondants, structures administratives qui font remonter l’information jusqu’au Ministère de la Santé.

A chaque niveau de l’échelle, depuis les centres de soin jusqu’au ministère, fonctionne en théorie le triptyque « agrégation des données, analyse de l’information, action ». Dans toutes les structures administratives, au moins un personnel a cette mission pour tâche unique ou principale. De tels personnels sont présents dans les structures de soin des plus hauts niveaux, où ils ont toutefois souvent fait part, au sein du Ministère notamment, de leur sentiment de voir leurs compétences, par exemple informatiques, sous-utilisées.

Ailleurs (dans les centres de santé de proximité) les personnels médicaux (essentiellement des infirmières) s’en chargent en plus de leur mission de base. Celles-ci sont alors nombreuses à ne pas se sentir suffisamment formées en la matière, et à souhaiter des consignes plus claires. Une autre difficulté se pose en matière de recrutement : on note un taux élevé de rotation du personnel, qui, à peine formé, a tendance à quitter les structures de soin ou administratives pour le secteur privé, plus attractif…

Après ces premiers jours de mission, il est temps de voir comment les choses s’organisent en-dehors de la capitale. Troisième journée de travail et lever très matinal pour un départ vers la région pilote du programme soutenu par HMN/OMS : Copperbelt, à six heures de voiture au nord de Lusaka. Nous y découvrons les résultats dont on nous parlait avec enthousiasme au Ministère, et que le directeur de l’hôpital central de Ndola, après un long interrogatoire sur nos intentions, est fier de nous faire découvrir. Ici on note en effet une véritable avance sur les autres régions, notamment en termes de présence, dans la majorité des structures, de personnels spécifiquement dédiés au SIS.

Le fameux triptyque « agrégation des données, analyse de l’information, action » fonctionne mieux qu’ailleurs. L’information collectée est analysée et transmise de manière assez efficace et rapide avec les moyens disponibles, et les liens entre structures de la région et la capitale sont développés et nombreux. Toutefois, l’absence d’un système informatique développé est par endroits source de perte de temps et d’inefficacité. Enfin, même au sein de l’hôpital phare de cette région pilote, nos interlocuteurs déplorent que les feedback transmis soient essentiellement négatifs : « les chiffres ne collent pas, vous avez commis telle erreur… » ou qu’ils soient trop souvent inexistants en l’absence d’erreurs…

L’essence manquant, le retour vers Lusaka sera laborieux… essentiel tout de même pour poursuivre notre mission ! Choisie cette fois-ci parce que plus éloignée de la capitale et comptant une population importante, nous nous dirigeons pour les jours suivants vers la province Southern. La saison des pluies est encore loin, et pourtant l’accès aux centres de soin sélectionnés n’est pas des plus aisés ! Ici moins d’ordinateurs – rarement l’électricité – mais toujours un grand soin accordé au recueil de l’information, même dans les centres de taille très modeste où la seule infirmière présente est alors en charge tant de la collecte que de la transmission de toutes les données. Transmission toutefois délicate et nécessairement plus aléatoire lorsque la saison des pluies rend les routes impraticables pour de longs mois… L’inexistence de lignes téléphoniques est alors ressentie comme un obstacle supplémentaire à l’accomplissement d’un travail de qualité.

Finalement, en Zambie, le système se révèle de qualité assez homogène à travers les trois régions visitées et les différentes structures. Le système en place est essentiellement un système papier, ce qui va de pair avec une probabilité accrue d’erreurs liées au copiage et recopiage des informations, mais il est globalement efficace. On trouve quelques ordinateurs au niveau des départements statistiques des plus grands hôpitaux, voire même dans des centres de soin de taille plus modeste, mais alors procurés par des bailleurs de fond spécialement dédiés à la cause du SIDA. Chaque institution a développé son système de dossiers patients, le plus souvent des feuilles blanches toutes simples, classées, et complétées lors des visites ultérieures. Le stockage s’effectue avec les moyens du bord… et nous conservons en mémoire ces images par endroit marquantes d’étagères qui croulent, de cartons qui s’empilent au sol, de feuilles qui débordent, voire volent et finalement se perdent… L’information de ces dossiers patients est recopiée sur un registre. Enfin des feuilles d’indicateurs, reprenant toutes les maladies principales, sont remplies, et transmises au bureau de santé du district sur une base mensuelle.

En résumé, nos entretiens nous ont permis de mettre en évidence les difficultés principales ressenties en Zambie:

– taux élevé de rotation du personnel et difficulté à recruter durablement,

– manque de formations,

– insuffisance des feedback fournis dont découle une démotivation,

– manque d’informatisation,

– sous-utilisation des ressources humaines « informatiques »,

– infrastructures sommaires conduisant à un certain isolement.

Ethiopie

L’Ethiopie en est à ses balbutiements en termes d’information sanitaire. Epaulé par HMN/OMS, le pays a établi une vision stratégique de son déploiement et de sa gestion d’un système d’information sanitaire national et décentralisé sur les différents niveaux de son système de santé (Ministère de la Santé, Hôpitaux nationaux, Bureaux régionaux de santé, Hôpitaux régionaux, Centre de santé), au sein duquel les ressources humaines tiennent une place majeure. Les régions et « woredas » se verraient allouer des ressources, humaines et financières, afin d’être en mesure d’ajuster et de renforcer les effectifs en cas de besoin. Malgré une véritable volonté de mettre en place ce plan stratégique, la décentralisation se heurte à un manque de moyens humains et financiers criant. N’oublions pas que le budget total de l’Ethiopie dépend à 80 % de l’aide extérieure !

La situation globale est très contrastée. Nous avons visité trois régions : Addis-Abeba, Dire Dawa et SNNPR. Force est de constater que celles-ci connaissent un développement inégal de leur système d’information sanitaire. D’un côté, le plan stratégique a été complètement déployé à Dire Dawa, région pilote, où tous les niveaux du système de santé semblent communiquer de manière relativement efficace. Le système papier (dossier patient p.ex.) est renforcé par le développement d’équipements informatisés, voire dans certains cas l’utilisation de progiciel de santé. D’un autre côté, le déploiement du plan stratégique s’effectue de manière inégale dans la région d’Addis-Abeba. Certes, cette région fait partie de la deuxième phase du plan, mais ceci n’explique pas tout.

Les mauvaises langues affirmeront que Addis a été punie, car les électeurs n’ont pas soutenu le candidat du parti au pouvoir lors des dernières élections municipales… Enfin, la région du SNNPR semble avoir trouvé, à sa façon, son équilibre en termes de SIS. Le plan stratégique n’a pas été encore déployé, mais la chaine informationnelle paraît bien en place entre les différents niveaux sanitaires. Toutefois conclure que tout va très bien serait certainement précipité…

Les personnels médicaux et non-médicaux sur place doivent souvent faire des miracles pour fournir à temps une information de qualité, sous la pression des bailleurs de fonds, dont les demandes ne sont souvent pas concertées. La faible informatisation ne facilite pas la tâche, mais les miracles sont possibles, en témoignent les murs de ce centre de santé d’Awassa tapissés de graphiques indiquant, à la demande de certains bailleurs, l’évolution de la prévalence de certaines pathologies.

Le manque de personnels qualifiés constitue un autre frein à la bonne marche du système : ce problème a été systématiquement soulevé lors de nos entretiens. Enfin, notons le problème récurrent du manque de motivation de certains personnels (médicaux et non-médicaux), qui, dans certains cas, « bâclent » leur travail lorsqu’il s’agit de transmettre l’information sanitaire. Le témoignage de ce fonctionnaire du bureau régional de santé d’Awassa sur certaines infirmières en dit long. Celles-ci persistent à indiquer que le patient est de sexe masculin quand bien même la maladie en question n’affecte que des organes génitaux féminins…

En résumé, l’Ethiopie est confrontée principalement aux difficultés suivantes dans la gestion de son système d’information sanitaire:

– formations insuffisantes,

– manque de personnel, et manque d’enthousiasme de personnels peu motivés
– budget très limité voire inexistant,

– manque de support informatique dans les structures médicales,

– déficit de sensibilisation à l’importance d’un bon système d’information sanitaire, notamment dans les petites structures.

Améliorations

Ainsi, côté zambien, les améliorations pourraient emprunter trois directions :

– le renforcement de l’attractivité des postes SIS et de la motivation des personnels, en assurant la promotion et la diffusion des opportunités d’emploi, en poursuivant les formations, notamment relatives à la mise en place du nouveau SIS en ce moment, en fournissant des feedbacks positifs sur l’utilisation qui a été faite des données recueillies et transmises, et en luttant contre l’isolement des centres de soin de proximité en fournissant des téléphones portables ou assurant que des véhicules des Bureaux administratifs de Santé leur rendent plus souvent visite,

– une meilleure exploitation des données par les institutions : au niveau local en donnant plus de moyens et des directives claires et en s’appuyant sur les communautés locales pour mettre en œuvre des actions, et au niveau du Ministère en exploitant davantage les capacités des personnels informatiques.

– du côté de l’équipement et de l’informatisation, le développement de dossiers patients standards éviteraient que les personnels n’aient à utiliser des feuilles blanches, source de pertes de temps, et enfin l’optimisation de l’utilisation des ordinateurs existants, trop souvent consacrés aux seuls patients porteurs du virus du sida, serait un début à une plus grande informatisation.

En Ethiopie, on pourrait s’attacher à :

– un travail sur la sensibilisation à l’importance d’un bon système d’information sanitaire, passant autant par une augmentation du nombre de personnels SIS à proprement parler, que par une amélioration des formations, en nombre et en qualité, et enfin par le déploiement de personnels pouvant servir de « points focaux SIS » dans chaque structure médicale (de taille importante !),

– une augmentation des incitations pour motiver les personnels à s’engager dans ces activités, et qui peuvent prendre différentes formes : allocation d’un budget clair dédié spécifiquement au système d’information sanitaire, fourniture d’un logement, amélioration des infrastructures et informatisation dans les endroits où la qualité des infrastructures le permet et où le système papier en place est déjà suffisamment solide, et enfin fournir aux personnels SIS davantage de feedback sur l’utilisation qui a été faite des données collectées, compilées et transmises et les réalisations concrètes auxquelles elles ont mené, afin qu’ils ne doutent plus de l’utilité de leur travail.

De ce voyage dans l’inconnu, nous retiendrons l’importance de cette problématique, avec laquelle nous sommes désormais un peu plus familiers. Les mots d’accueil enthousiastes du principal interlocuteur au Ministère zambien de la Santé, très impliqué dans le travail de HMN depuis plusieurs années, lorsqu’il se prononce sur les ressources humaines, thème de notre étude, résonnent à présent comme une évidence : « si c’est souvent la dernière chose dont les gens veulent parler, c’est là pourtant un aspect tout à fait nécessaire face à la demande croissante de résultats concrets en matière de santé des efforts consacrés à la poursuite des Objectifs de Développement du Millénaire ».

[1] Etude réalisée dans le cadre des « Missions Jeunes consultants » proposées aux étudiants des Masters 2 de l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po, suivies par Dominique Kerouedan.

[2] http://www.who.int/workforcealliance/en/

Les auteurs :

– Damien Porcher est un jeune consultant en développement international.Titulaire d’un master en affaires internationales (Sciences Po) et d’un diplôme d’ingénieur (ENSEEIHT), il s’intéresse aux questions relatives au financement du développement (microfinance, financements innnovants pour la santé…).

– Caroline Hodges est titulaire d’un double master en affaires internationales (Sciences Po / Institut des relations internationales de Moscou) et d’une licence en lettres et langues françaises et russes (University College London). Elle travaille actuellement en tant que responsable des subventions pour une ONG internationale en République Démocratique du Congo, et s’intéresse plus particulièrement à l’évaluation d’impact et des besoins pour le développement.

– Titulaire du diplôme de Sciences Po Strasbourg en économie et finances et du double Master franco-russe de Sciences Po Paris en affaires internationales, Anne Cristofari entame sa deuxième année de médecine à l’Université Pierre et Marie Curie.

 

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La rédaction de Grotius International.

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