Meles Zenawi et «l’autre»…

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C’est Meles Zenawi qui est mort le premier, pas l’autre. L’autre, bien sûr, c’est Issaias Afeworki, l’austère dictateur hépatique qui règne sur l’Érythrée. Je sais que ces phrases peuvent choquer, mais je ne suis pas le seul à les avoir formulées en apprenant la mort du Premier ministre éthiopien. Il y a même eu, dans mon entourage, l’expression d’une déception : celui des deux commissaires politiques devenus chefs d’État à être parti avant l’autre n’était pas le bon.

Après plusieurs graves alertes, Issaias Afeworki fait pourtant régulièrement soigner son foie malade, dont on dit qu’il doit être bientôt transplanté. C’est sa disparition qu’on attendait. Mais c’est son frère ennemi, qui fut son allié de circonstance dans les années 80, qui a succombé à la maladie, dans un hôpital européen. Lui à qui, pour toute frivolité, on ne prêtait qu’un goût pour les conversations nocturnes avec quelques fidèles, autour de savoureuses branches de khat. Lui qui affichait une santé insolente et une ardeur au travail impressionnante, sur ce continent de potentats ventrus.

La comédie que jouaient les deux hommes était venimeuse et ambiguë. On a beaucoup dit que les deux hommes étaient cousins : la mère du Premier ministre éthiopien était érythréenne et le père du despote érythréen était un fonctionnaire tigréen du négus. L’Éthiopien faisait preuve de dureté et de sécheresse, adoptant une attitude hautaine et policière avec l’insolente « province du Nord ». Mais il a ordonné à ses tanks de stopper leur avancée, alors qu’ils étaient pourtant prêts à fondre sur Asmara, à la fin de la guerre de 1998-2000. L’Érythréen était revenchard, pervers et bagarreur, envoyant des commandos lancer des grenades dans les cafés et les autobus d’Addis-Abeba et des villes frontalières. Mais il n’a jamais affronté Meles en public, préférant se cacher derrière ses ambassadeurs robotiques, ses humeurs maussades et ses poses de matamore.

 Issaias est « l’autre »

Issaias ne s’est pas montré depuis un moment, pas même pour se réjouir de la mort de son adversaire. La République d’Érythrée n’a rien dit, ni par communiqué de presse ni sur les antennes de sa télévision. Le président a sans doute interdit à son ministre de l’Information Ali Abdou, grand chambellan de sa propagande, d’évoquer «l’autre», Meles Zenawi, paix à son âme. Issaias sait que, pour tous, « l’autre », c’était lui-même. Et que, désormais, il est inévitablement le prochain. Alors la région ne sera vraiment plus la même. En attendant, avec la disparition de Meles Zenawi, le grand drame fratricide dont il est une figure évolue peu à peu. L’un des héros a disparu. L’autre reste circonspect, effrayé peut-être par sa propre image en négatif.

En politique, on aurait tort de croire que tout se résume à des calculs et à des raisonnements. Je prends le pari que, là-bas, entre la montagne d’Enttoto et le haut plateau de l’Hamasien, quelque chose de plus obscur est à l’œuvre, dans le silence des consciences. L’histoire de la Corne de l’Afrique est en train de doucement basculer dans une autre époque, mais à pas feutrés. Comme d’habitude avec les peuples habashas, Érythréens et Éthiopiens révolutionnent en silence, passent d’un arpent à l’autre en trottinant dans leurs sandales, changent de buisson, croisent les lignes invisibles de la loi et de la nécessité, font basculer le monde pendant notre sommeil.

Après le temps des Fronts de libération, l’indépendance ratée et les massacres des tranchées de Badmé et Zalambessa, l’Acte IV peut maintenant commencer.

 

 

Léonard Vincent

Léonard Vincent

Léonard Vincent est journaliste, ancien responsable du bureau Afrique de RSF.
Il est l’auteur du récit « Les Erythréens » paru en janvier 2012 aux éditions Rivages.

Léonard Vincent

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