La baguette magique a du plomb dans l’aile… Le microcrédit, outil star du développement de ces trente dernières années, montre ses limites, loin d’être aussi efficace que prédit pour vaincre la pauvreté. Pour autant, tous les acteurs du secteur s’accordent pour ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain.
Quelques repères…
-Près de 200 millions de personnes bénéficient de microcrédits, distribués par plus de 3000 institutions de microfinance (IMF) dans le monde.
-La croissance du secteur est importante, autour de 30 % par an, et on considère que le portefeuille mondial actif est déjà de 70 milliards de dollars (25 à 30 milliards pour l’épargne).
-Le taux d’intérêt moyen est de 35 %, ce qui est souvent plus que dans le secteur bancaire traditionnel mais que les IMF justifient par des frais de fonctionnement élevés au vu de la vulnérabilité de la clientèle.
-10 % du financement des IMF provient de l’aide internationale, le reste est assuré par le marché local et des investissements privés.
Il devait résoudre tous les problèmes : vaincre la pauvreté, permettre une plus grande émancipation des femmes, résorber le travail des enfants, et pourquoi pas, dénicher le prochain Bill Gates… « C’est une vision qui arrangeait tout le monde, constate Hélène Giacobino, directrice de de la branche française du laboratoire J-Pal ( Abdul LatifJameel poverty action lab, unité de recherche sur la pauvreté créé par Esther Duflo et Abhijit Barnajee aux Etats-Unis). Imaginez-vous un peu ce que les gens se disait alors : plus besoin de donner de l’argent aux pauvres, ils vont se débrouiller tous seuls! L’espoir était fabuleux. » Mais les différentes études, menées sur le terrain depuis une dizaine d’années, notamment par le J-Pal, montrent sans fard les défaillances du projet : Les entreprises, lancées grâce au microcrédit sont le plus souvent de taille microscopique, et permettent à peine à leurs propriétaires de subsister. Malgré quelques beaux succès, qui ont tricoté la mythologie du microcrédit dans les médias, les pauvres investissent le plus souvent dans des secteurs déjà saturés (le commerce et l’artisanat principalement), sans un capital ou un crédit suffisant pour faire décoller leur activité. Les femmes, visées à 80 % par les politiques de microcrédit, s’en servent surtout pour créer des activités d’appoint, qu’elles cumulent avec la gestion du foyer, mais ne gagnent pas pour autant en indépendance. Esther Duflo et Abhijit Barnajee, dans leur dernier ouvrage « Repenser la pauvreté », sorti en France en début d’année (après avoir fait un carton à l’étranger et notamment en Inde), rappellent enfin que tous les pauvres ne sont pas, loin de là, des entrepreneurs nés.
Le microcrédit pour tous remis en cause
Si dans les pays développés, 12 % de la population se lance dans l’entreprenariat, les chiffres s’élèvent à 70 % dans les pays pauvres. Non pas parce que l’innovation y est plus grande, mais bien parce que créer sa propre activité est souvent le seul moyen d’avoir un emploi. Or, « tout le monde n’a pas vocation à obtenir un crédit, et tout projet n’a pas nécessairement à être financé, rappelle Christophe Villa, directeur de la chaire microfinance au sein de l’école de management Audienca, à Nantes. Bien sûr, avec une politique plus restrictive d’attribution, il y aura de la casse, mais l’âge d’or de la croissance exponentielle des institutions de microcrédit va devoir cesser. » Mickaël Knaute, directeur d’ Oxus, la branche microcrédit de l’ONG Acted, est lui aussi bien conscient des limites de l’entreprenariat : « Il y a 20 % de nos clients pour qui le crédit peut tout changer, car ils sont créatifs, capables, autonomes. Certains ont aussi le truc ou l’idée, mais auront besoin d’éducation pour mener leur projet à bien. Les autres, environ 30 %, vont avoir beaucoup de mal à y arriver, aggravant même parfois leur situation en prenant un crédit. » Sans oublier que pour faire fructifier son entreprise, et donc sortir de la misère, il faut prendre des risques, une stratégie difficilement envisageable pour les plus vulnérables. « Les pauvres sont dans la bagarre en permanence pour l’accès à l’eau, au chauffage, pour se nourrir, une lutte de tous les jours difficilement imaginable pour les populations des pays riches, insiste Hélène Giacobino. Cette situation ne les incite pas à prendre des risques sur le plan professionnel. Or, c’est le risque qui créé l’innovation. »
Pauvres ou exclus bancaires?
Jean-Michel Servet va plus loin dans ses critiques, taclant au passage les équipes de chercheurs du J-Pal et la très médiatique Esther Duflo (1). « Je ne suis pas anti-microcrédit, les gens ont besoin de services financiers, dans un monde de plus en plus marchandisé. Mais ce que disent ces intellectuels, nous le savons depuis 10 ans!, affirme cet ancien professeur à l’Institut universitaire d’études du développement à Genève et fondateur du programme de recherche sur la microfinance à l’Institut français de Pondichéry. « L’erreur fondamentale, c’est de croire que le microcrédit s’adresse aux pauvres, martèle encore Jean-Michel Servet. Il s’adresse en réalité et en priorité aux exclus bancaires, parmi toute une panoplie d’outils financiers comme l’épargne ou la micro-assurance. Mais pour réellement lutter contre la pauvreté, ce qui marche, ce sont de vrais politiques de santé et d’éducation. » Et de plaider pour la fin de l’idéologie du « small is beautiful » : « Parce que le microcrédit a été porté par de vrais néolibéraux, comme Muhammad Yunus (2), personne n’a pas voulu concevoir que le système de la coopérative, par exemple, limitait la prise de risque. Au contraire, on a favorisé à outrance l’entreprenariat individuel. Le microcrédit s’est aussi développé dans un discours anti-étatique, anti-subventions publiques, anti-interventionnisme…» La lutte contre la pauvreté est effectivement « multidimensionnelle », selon Mickaël Knaute, le microcrédit à lui seul étant loin d’être suffisant : « Pour un développement économique sur le long terme, il faut aussi une vraie protection sociale, une redistribution des richesses, des infrastructures et un marché structuré. » Esther Duflo et Abhijit Barnajee, qui ont pourtant longtemps documenté l’inefficacité de l’Etat dans de nombreuses politiques de développement, rappellent à présent l’importance de solides politiques fiscales et des subventions publiques à la création d’entreprise. Car, davantage que la microentreprise, c’est bien l’emploi salarié qui reste le plus à même de favoriser la stabilité financière, et de permetre une réelle extraction de la pauvreté.
Revoir les critères pour éviter une nouvelle usure
La croissance très rapide de certaines IMF ainsi que l’intérêt croissant des investisseurs privés pour le secteur a achevé de brouiller les pistes. Car, ternissant l’aura de « cet outil de développement rentable », les voix s’élèvent, de plus en plus nombreuses, pour dénoncer les risques de surendettement, les taux d’intérêts pratiqués, la « nouvelle usure » que constituerait le microcrédit. Le scandale de l’Andhra Pradesh, en 2006 puis en 2010, a pointé les limites du « social business », qui, sans cadre, peut vite virer au cauchemar. Ainsi, dans ce qui est devenue la capitale du microcrédit en Inde, des IMF semblent avoir dérivé lentement dans une logique purement commerciale, qui n’a plus grand chose à voir avec les idéaux de lutte contre la pauvreté. La justice indienne est d’ailleurs en train d’examiner les liens potentiels entre les suicides massifs de paysans depuis le début des années 2000 et certains organismes de microcrédit. Face au scandale, le gouvernement de l’Andhra Pradesh a pris en 2010 une série de mesures contraignantes, incitant même les clients à ne plus rembourser les emprunts contractés. Emmanuelle Javoy, directrice de Planet ratings, une agence de notation spécialisée en microfinance, tempère : « En Inde, deux mécanismes se sont superposés : en plus des IMF, les banques traditionnelles sont poussées par l’Etat à dédier une partie de leurs activités aux plus pauvres, via des groupes autogérés, ce qui a généré de très gros volumes de crédits. Ces banques sont aussi en partie responsables de la crise. Ce qui est sûr, c’est que cela a permis de révéler les problèmes dont souffre le secteur tout entier. » Pourtant, les crises successives (en Inde, au Nicaragua, au Maroc ou encore en Bosnie) ont obligé les IMF à revenir sur leur fonctionnement initial et en particulier sur le concept du prêt garanti par un groupe solidaire, souvent trop contraignant pour les populations les plus vulnérables. Ils tendent également à espacer les remboursements de la semaine au mois, ce qui peut libérer la pression sur les emprunteurs. L’entrée de quelques IMF en bourse, qui fait débat dans le secteur, a sûrement joué son rôle dans la mise sur pied de l’« Appel de Paris pour une microfinance responsable », lancé par la plateforme Convergences 2015. Un moyen de rappeler aux financiers que rentable ou pas, le microcrédit est avant tout un outil de développement.
(1) La jeune française, professeur d’économie au MIT, cofondatrice du laboratoire Abdul LatifJameel poverty action lab (J-Pal), a connu son heure de gloire dans l’Hexagone en devenant titulaire, en 2009, de la chaire Savoirs contre pauvreté, au Collège de France.
(2) Muhammad Yunus, prix nobel de la paix en 2006, est considéré comme le « père du microcrédit », qu’il a lancé au Bangladesh il y a 30 ans via la Grameen bank. Cet économiste et entrepreneur, adulé par une partie du monde humanitaire et économique, surnommé « le banquier des pauvres », est aussi critiqué pour ses appétits politiques et ses connexions avec de grands groupes tels que Danone ou Veolia.
Mathilde Goanec
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